Chapitre 19: Le village d'encre

Accoudée à la rambarde du pont, Hywel vit la terre à l'horizon. Le port de Laslev apparut au loin. Un léger sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Elle allait retrouver la terre, et surtout, elle retrouverait bientôt sa sœur. L'absence d'Asterin lui pesait plus que jamais.

Raïna s'approcha et s'accouda à ses côtés, ses cheveux roux balayés par le vent. La pirate portait encore le bracelet bleu à son poignet. Le signe du deuil. Selio était décédé six jours plus tôt, emporté par le mal d'encre. Après plusieurs semaines de coma, plongé dans un monde de cauchemars qui avait agité son corps jusqu'à la fin, il n'avait pas survécu. Les soins des guérisseurs avaient été vains.

Raïna avait laissé sa peine s'épanouir durant trois jours, puis elle avait tout fait pour reprendre une vie normale. Hywel n'avait pas réussi à sortir le moindre mot pour la réconforter. Les mots étaient inutiles face à une peine aussi vive. Même si la jeune femme ne l'avait pas vécu, elle imaginait aisément ce qu'elle ressentirait si Asterin venait à mourir. Une âme s'en allait, et une partie de celle de ses proches s'envolait avec elle. Rien ne pouvait combler ce vide laissé par un être cher, seul le temps permettait de vivre avec.

Raïna caressa le bracelet bleu du bout des doigts, un sourire aux lèvres et les larmes aux yeux. Hywel jeta un coup d'œil à la pirate. Dès qu'elle serait arrivée à Laslev, elle quitterait son amie. Sans doute ne se reverraient elles jamais. Hywel sentit son cœur se serrer à cette idée. Raïna était sa première amie, l'une des seules personnes qui n'avait jamais eu un seul regard de mépris envers elle. Elle aurait voulu passer davantage de temps à ses côtés. Ce voyage jusqu'à l'île Astrale était une parenthèse de sa vie, et il était temps désormais qu'elle se referme. D'ici quelques jours, elle retrouverait Asterin et elle tenterait de reprendre une vie normale, loin de la tour de Méridia.

Hywel fronça les sourcils lorsque le navire s'approcha de la terre. Elle avait l'impression que le port était différent, que ses couleurs avaient été effacées. Les pirates jetèrent l'ancre à cet instant et le bateau ralentit sa course. Raïna poussa alors un juron. Hywel se tourna vers elle et la vit se pencher davantage contre la barrière, les yeux plissés.

— Rassure-moi, je rêve ? demanda-t-elle.

Hywel observa le port à son tour et un poids tomba sur sa poitrine. La distance qui les séparait de Laslev était désormais minime, et elle put parfaitement voir le voile noir qui était tombé sur la ville. La jeune femme eut un hoquet de stupeur. Aucune couleur ne ressortait. Aucun être humain ne se trouvait sur le port. Laslev avait été déserté.

La navire accosta et tous les pirates vinrent observer la ville. Quelques jurons éclatèrent, puis le silence de la consternation s'abattit. Jamais personne n'avait vu un tel spectacle. Une pluie d'encre paraissait avoir plongé la ville dans le noir.

Hywel resta plusieurs minutes sans bouger, entourée par les pirates qui étaient dans le même état de stupeur qu'elle. Au bout d'un long moment, elle se fit violence pour détourner son regard de cette vision cauchemardesque. Elle se retourna et bouscula quelques hommes pour sortir de la foule. Raïna la suivit.

— Ce n'est pas la peine qu'on livre quoi que ce soit au port, annonça-t-elle. On ne va prendre aucun risque. Tu devrais en faire autant.

Hywel réfléchit un instant. Elle n'avait pas d'autres choix que de descendre du bateau, les pirates ne feraient pas un arrêt supplémentaire juste pour la déposer à un autre port. Laslev était l'un des seuls à ne leur faire courir aucun risque.

— Je vais descendre, déclara la jeune femme.

Raïna poussa un claquement de langue exaspérée.

— Regarde comment a fini mon frère, pesta-t-elle. Tu as vraiment envie de prendre un tel risque ?

Un tic nerveux fit tressaillir la joue d'Hywel. Elle n'avait pas voulu inquiéter son amie, et encore moins la blesser.

— Je ferai attention, promit-elle. Je ne m'approcherai pas des malades, et je ne toucherai à aucune plante contaminée.

La pirate secoua la tête en soupirant.

— Je n'ai jamais connu quelqu'un d'aussi têtu que toi, de toute façon. Quoi que je dise, tu n'en feras qu'à ta tête.

Hywel sourit. Une cloche retentit alors, signe que le bateau repartirait bientôt. Raïna grimaça et roula les yeux au ciel.

— J'aurais voulu que tu restes avec nous, dit-elle. J'espère que l'on se reverra un jour, je le souhaite en tout cas.

— Je l'espère aussi. Merci pour tout.

Raïna se jeta à son cou et la serra dans ses bras, puis elle recula d'un pas avec un sourire peiné. Hywel ne put s'empêcher de sourire malgré son horreur des accolades.

— Allez, va ! ordonna Raïna. Ta sœur t'attend.

Hywel avança sur le pont jusqu'à la passerelle. Elle se retourna et adressa un dernier signe de la main à son amie. Devant la cabine du capitaine, la jeune femme vit Main d'argent l'observer. Elle lui fit un bref signe de tête, auquel il répondit par le même geste. Jamais elle n'oublierait la façon dont il l'avait sauvé lors du duel. Hywel aurait voulu le remercier pour ce qu'il avait fait pour elle, mais elle n'aimait pas les adieux. Elle se retourna et avança d'un pas vers la passerelle.

Hywel ne se retourna pas lorsqu'elle arriva sur la terre ferme. Elle avança vers le cœur de Laslev sans un regard vers le navire pirate. Une fois à l'ombre des ruelles, la jeune femme s'autorisa à libérer ses émotions. La gorge serrée, les yeux fermés, elle inspira longuement pour empêcher la moindre larme de couler. Quitter Raïna était plus dur qu'elle ne l'aurait pensé.

Au bout d'un long moment, elle prit une dernière inspiration et ouvrit les yeux. Les rues noires lui firent face. Hywel s'approcha et observa la roche des habitations. Les murs paraissaient avoir été recouverts d'encre, la surface luisait légèrement au soleil. La jeune femme aurait voulu toucher cette substance étrange, mais elle ne voulut prendre aucun risque. Moins elle s'approchait de ce mal, mieux elle se porterait.

Hywel avança dans la ville à la recherche d'un habitant. Elle ne pouvait pas croire qu'aucun être humain n'était resté dans la ville, ou pire, qu'aucun n'avait survécu au mal d'encre. Pourtant, les rues étaient désertes. La jeune femme ne vit pas un seul animal. Elle s'approcha des fenêtres et observa l'intérieur des maisons. Les habitants paraissaient avoir fui en urgence, laissant leurs affaires. Même la nature avait cessé de vivre. Les plantes étaient putréfiées, comme brûlées et recouvertes de cendres.

Alors qu'elle continuait de déambuler à travers les ruelles, Hywel vit un corps. Elle s'arrêta net et retint sa respiration. Un jeune homme, qui devait avoir son âge, était à terre. Il avait les yeux fermés et ses veines noires tranchaient avec sa peau blanchâtre. Hywel s'approcha pour prendre son pouls. Même si elle était consciente du risque, elle ne pouvait pas laisser un homme mourir sans rien faire. Lorsque ses doigts entrèrent en contact avec la peau du malade, elle recula avec un sursaut et faillit trébucher. Les yeux écarquillés, elle ne put s'empêcher de pousser un cri et de porter ses mains à sa bouche. La peau de l'homme était glaciale. Il était mort depuis plusieurs heures déjà. L'estomac d'Hywel se retourna, et elle dut détourner le regard pour reprendre ses esprits.

La jeune femme marcha plusieurs minutes sans se retourner, avançant d'un pas mécanique. Elle ne voulait pas penser à l'homme, à sa peau livide, ses veines noirâtres et ses lèvres violettes. Elle serra les poings et tenta de faire le vide dans son esprit.

Une dizaine de minutes plus tard, Hywel arriva à l'ancien sanctuaire, délaissé par les prêtresses des années auparavant. Pour la première fois depuis son arrivée, elle entendit du bruit. Un bruit de ferraille qui tombe au sol. La jeune femme sursauta, puis elle avança dans cette direction. Le dôme de verre était le seul bâtiment qui n'était pas recouvert de cette substance noirâtre.

Hywel observa le sanctuaire, à l'ombre des habitations. La majorité des Lasleviens s'étaient regroupés dans ce lieu. La jeune femme pensa à l'homme, mort dans la rue sans personne à ses côtés. Serait-il encore vivant s'il avait rejoint le sanctuaire à temps ? Avait-il une famille ici ? Hywel secoua la tête. Cet homme n'était personne pour elle, elle ne devait pas laisser une quelconque émotion négative l'atteindre.

La jeune femme avança encore un peu plus vers le sanctuaire, observant les rescapés à travers le dôme de verre. Des centaines de personnes étaient entassées dans le lieu. Les conditions d'hygiènes paraissaient déplorables, et tous les habitants étaient faibles et amaigris.

Hywel en avait assez vu. Elle tourna les talons, refusant de voir ce spectacle plus longtemps. Mais à peine eut-elle le temps de faire deux pas qu'elle s'arrêta à nouveau. Une ombre venait de passer devant elle, si furtivement qu'elle pensa avoir rêvé. Hywel retint sa respiration plusieurs secondes, le corps tendu. Elle balaya son regard sur la ruelle sans rien repérer d'anormal.

Soudain, elle vit apparaître à quelques mètres d'elle un amas de liquide noirâtre. Son sang se glaça d'effroi. La chose paraissait avoir été moulée dans un corps humain. Le cœur d'Hywel s'affola et elle recula, tandis que la créature fonçait sur elle. Elle prit la fuite, prenant en même temps la dague à sa cuisse. Les pas de sa poursuivante derrière elle se rapprochaient. A peine quelques secondes plus tard, Hywel dû se retourner pour affronter l'ombre humaine. Elle était trop vulnérable de dos. Elle se retourna alors et fit face à la créature, son arme brandie devant elle.

Hywel balaya sa dague de gauche à droite, tailladant le corps de l'être. La lame le traversa sans rencontrer de résistance et aucune plaie n'apparut. Seules quelques gouttes noirâtres tombèrent au sol. La panique s'empara d'Hywel et les battements de son corps résonnèrent dans ses tympans.

La créature ouvrit sa bouche en grand, comme si elle poussait un cri terrible. Ses yeux blancs s'agrandirent en même temps. Elle élança ensuite son bras en arrière, se préparant à riposter. Hywel se jeta à terre juste avant de recevoir le coup. Elle évita de justesse la main qui s'était abattue vers elle, mais elle était désormais vulnérable. La créature fonça droit sur elle, courant tel un primate. Hywel fut tétanisée. Elle ferma les yeux lorsque l'être d'encre ne fut plus qu'à un mètre d'elle, persuadée que sa fin était imminente.

Soudain, Hywel entendit le bruit d'un tir arbalète, puis une flèche siffla près de son oreille. Une fois ses yeux rouverts, elle constata que la créature avait disparu. Pas une seule goutte d'encre n'apparaissait devant elle.

A une dizaine de mètres, une vieille femme à la tenue bariolée observait Hywel. Debout, ses jambes ancrées au sol, elle tenait dans ses mains une arbalète. Hywel se releva, son cœur tambourinant encore dans sa poitrine. Sa confrontation avec la chose n'avait duré que quelques minutes, mais elle avait l'impression d'avoir vu sa vie défiler devant ses yeux. Elle n'avait pas eu le temps de réaliser ce qui venait de se produire.

Hywel se dirigea vers la vieille femme, toujours en train de l'observer. Ses cheveux poivre et sel étaient recouverts d'un foulard coloré aux motifs abstraits. Lorsqu'Hywel se retrouva en face d'elle, elle remarqua qu'elle était encore plus âgée qu'elle ne l'aurait pensé. De profondes rides marquaient sa peau terne. Pourtant, malgré son âge avancé, elle lui avait sauvé la vie.

— Merci, déclara Hywel en posant une main sur son cœur.

La femme haussa les épaules avec un air indifférent.

— C'est rien. Elle t'a touché ?

— Qui ?

— L'Ombre d'encre, qui d'autre ?

— Non, elle n'en a pas eu le temps. Vous êtes arrivée à temps.

La femme acquiesça, puis elle l'incita à la suivre d'un signe de tête.

— Viens, les rues ne sont plus sûres ici.

Hywel lui emboîta le pas. Elle n'avait aucune envie de revivre l'effroi qui l'avait saisi en face de la créature. En repensant à son corps si étrange et à ses yeux blancs, un frisson la parcourut. Jamais elle n'avait ressenti une telle terreur.

La vieille femme s'arrêta devant un petit appartement, puis elle sortit une clé de sa poche. Après avoir déverrouillé la porte, elle entra, suivie par Hywel.

— Pourquoi continuez-vous de vivre ici ? Pourquoi n'allez-vous pas au sanctuaire ?

— Je suis bien ici, il faut juste savoir se défendre. Hors de question que j'aille m'enfermer là-bas.

Elle posa les clés sur une petite commode à l'entrée, puis elle s'assit à la table de la cuisine. Hywel resta debout, les bras croisés.

— Comment tu t'appelles, petite ?

— Hywel. Et vous ?

— Amina. Tu veux boire quelque chose ?

Hywel secoua la tête de gauche à droite, mais la vieille femme lui servit tout de même un verre d'eau, qu'elle lui tendit ensuite. Elle accepta avant de s'asseoir à son tour.

— Qu'est-ce que c'était que cette chose ? la questionna Hywel.

Amina eut un rire sans joie, et ses doigts se resserrèrent autour de son verre.

— Cette chose, petite, c'est une Ombre d'encre. Dans les croyances, l'ombre est la partie de l'âme reliée au corps. Avec l'épidémie du mal d'encre, elle se détache et prend vie indépendamment de la personne, devenant une sorte de double maléfique. Si elle t'avait touché, tu aurais sans doute été contaminée.

Hywel fut estomaquée. Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'une telle créature puisse exister.

— Et comment avez-vous pu la faire disparaître ?

— Je badigeonne mes flèches de poudre de fleurs du désert. C'est le seul élément qui les fait se volatiliser.

Hywel fronça les sourcils. La fleur du désert était le pilier de l'économie Véridienne, cette plante valait une fortune. Elle voyait mal comment une vieille femme du peuple avait pu obtenir un luxe pareil. Amina sourit devant son air interrogateur.

— Tu ne dois pas ignorer que Laslev est la ville de tous les trafics. Il se trouve qu'un ami à moi échangeait une poudre classique contre une véritable poudre de fleur du désert. Avant de déserter la ville, il m'a légué une partie de sa richesse. Je ne pensais pas en avoir autant l'utilité. J'ai découvert son pouvoir par hasard, lorsqu'une Ombre d'encre a fait demi-tour sur mon passage.

Hywel hocha la tête, l'air pensif. Les révélations d'Amina l'avaient ébranlée. Si des créatures maléfiques se promenaient dans les villes, la vie des habitants avait dû profondément changer.

— Est-ce que les Ombres d'encre sont nombreuses?

— Non, rassure-toi. Tous les contaminés ne développent pas cette forme, bien heureusement.

Hywel repensa à Selio. Le pirate était décédé plusieurs semaines après être tombé dans le coma, mais aucune ombre ne s'était détachée de son corps. Hywel ne voulut pas imaginer la panique qui les aurait saisi sur le navire si cela avait été le cas. Si la poudre du désert était le seul remède contre ces créatures, personne n'aurait pu y échapper.

— La nuit ne va pas tarder à tomber, observa Amina. Veux-tu rester dormir ici?

Hywel réfléchit quelques instants, mais l'appel de sa sœur était trop fort. Plus vite elle quitterait Laslev, plus vite elle serait près d'Asterin.

— Merci pour la proposition, mais je dois repartir.

Hywel but une dernière gorgée du verre d'eau, puis elle se leva.

— Et puis, surtout, encore merci pour votre aide. Vous m'avez probablement sauvé la vie.

— C'est rien, répondit Amina avec un énième haussement d'épaule.

La vieille femme l'invita ensuite à partir d'un mouvement désinvolte main. Hywel la salua, puis elle tourna les talons et se dirigea vers la porte. 

Une fois dans la sombre ruelle, elle balaya du regard les alentours à la recherche d'une créature. Elle ne trouva rien. Rassurée, mais toujours sur ses gardes, elle commença à avancer. Elle marcha de longues minutes jusqu'à atteindre la sortie de la ville. Désormais, la jeune femme devait retrouver sa sœur. Asterin lui avait communiqué le lieu où elle vivait grâce à la boîte à musique. Hywel se rendrait dans une grande ville, afin de trouver un fiacre qui pourrait la mener à la frontière entre Lazran et Méridia. Elle commença donc à avancer vers la ville, traversant la forêt de pins.

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