Chapitre 14: Une hache qui s'abat

Karsyn fut tiré du sommeil par le grincement d'une serrure. Il se leva d'un bond et accourut au judas de la porte, fixant l'appartement en face du sien sur le palier. Une jeune femme à la chevelure bleutée en sortit, assise dans son fauteuil roulant. Asterin, la sœur de la garde du corps.

Le jeune homme empoigna une veste sur le porte-manteau, puis il ouvrit la porte de l'appartement et en sortit précipitamment. Il se retrouva dehors en quelques secondes, réveillé par la brise matinale. Il tourna la tête à gauche, puis à droite, avant de trouver Asterin. La jeune femme portait une écharpe enroulée à son cou. Elle n'était pas habituée aux températures des hivers de Lazran, même si elles n'étaient pas aussi glaciales que celles de Boréal. La chaleur du désert devait lui manquer.

Karsyn suivit Asterin, marchant sur les traces qu'elle laissait sur la fine pellicule de neige. Il remonta le col de sa veste vers son visage. Cela faisait une semaine qu'il traquait les moindres faits et gestes de la jeune Méridienne. Après plusieurs semaines à la chercher dans la plupart des villages, aidé par ses nombreux contacts, il avait fini par la trouver. Karsyn avait appris qu'Asterin était le point faible d'Hywel, et il comptait bien s'en servir. Il était persuadé qu'elle finirait par pointer son nez dans le village. Pourtant, les jours passaient et aucune trace de la garde du corps n'était apparue.

Karsyn suivit Asterin dans les ruelles d'Etretis, ce petit village perdu dans la forêt, tout proche de la frontière entre Lazran et Méridia. Quelques flocons tombaient encore, parsemant les cheveux de Karsyn de blanc.

La jeune femme se rendit devant une statue de l'Arbre de Gëa, à la sortie du village. Aucun sanctuaire n'était présent dans ce lieu d'une cinquantaine d'habitants à peine, et cette œuvre faisait office d'autel. L'Arbre était à hauteur d'homme, recouvert de feuilles d'or, et quelques objets étaient accrochés aux branches. A chaque naissance, les proches offraient une création faite main à la déesse. Et à chaque mort, un objet symbolisant le défunt y était accroché.

Asterin inclina le haut de son corps au pied de l'Arbre. Karsyn resta en retrait, à l'ombre des dernières maisons. Il observa la jeune femme, avec ses cheveux bleus ondulant comme une flamme dans le paysage de marbre. La neige tombait sur la forêt de pin. Les températures étaient encore supportables, surtout pour un Boréalien, mais Karsyn dut ranger lui aussi ses mains dans ses poches. L'hiver promettait d'être rude.

Asterin resta plusieurs minutes. Elle pria la déesse dans un murmure inaudible pour Karsyn. Lorsque la jeune femme releva la tête, il se cacha derrière le muret d'un moulin à eau. Asterin passa sans le voir, le regard droit devant elle. Karsyn remarqua ses yeux rougis par les larmes. Le lien qui unissait les deux sœurs était encore plus fort qu'il ne le pensait.

Asterin entra dans l'auberge dans laquelle ils séjournaient tous deux. Il attendit quelques instants, ne voulant pas éveiller ses soupçons en arrivant juste après elle. Lorsqu'il entra à son tour, l'aubergiste était en train de servir un petit-déjeuner à ses seuls hôtes, Asterin et sa mère. Karsyn secoua ses cheveux pleins de neige, puis il s'installa près du feu de cheminée. L'aubergiste, un homme rond à la barbe proéminente, s'approcha de lui. Il avait les mains sur les hanches et ses sourcils fournis étaient froncés.

— J'attends toujours le règlement de deux nuits, reprocha-t-il. Si vous ne les avez pas payées demain matin, je vous fous à la porte. C'est clair ?

— Très clair.

Karsyn se releva, les yeux dans ceux de l'homme. Il mit sa main dans son dos, dégageant sa veste pour dévoiler son fourreau. L'aubergiste jeta un coup d'œil au poignard accroché à sa ceinture et il recula d'un pas.

— Après tout... Ce n'est pas si grave. Je suis sûr que vous me paierez dès que possible, marmonna-t-il.

Karsyn ne le rassura pas. Si l'aubergiste le craignait, tant mieux. Il ne pouvait pas prendre le risque de perdre la chambre. Il avait prévu un vol dans une ville voisine cette nuit-là, mais en cas d'échec, il n'avait pas de solution de secours. Il devait à tout prix rester dans le village.

***

Lorsque Karsyn arriva dans la ville de Terset, dans le territoire de Méridia, la nuit était tombée depuis plusieurs heures. Son corps était engourdi par le droit. Il frictionna ses mains pour les réchauffer, tout en continuant d'avancer vers sa destination. Terset était dirigée par un sous-gouverneur particulièrement puissant, réputé pour les bals et banquets qu'il donnait à longueur d'année. Karsyn avait repéré la maison, et il avait eu accès à un plan de celle-ci grâce à l'architecte qui l'avait construite. Quelques pièces avaient suffi à le soudoyer.

Karsyn arriva devant l'imposante bâtisse pleine de charme. La maison à colombage arborait de multiples jardinières aux balcons, mais aucune fleur ne poussait en ce début d'hiver. Le jeune homme sortit un sablier de sa chemise, puis il l'actionna. La magie parcourut ses veines et fit frissonner son corps. Il effleura ensuite le tatouage de dague sur son avant-bras et il la prit en main lorsqu'elle se matérialisa.

Karsyn entra dans le bâtiment. Tout était calme en cette nuit-là, le jeune homme s'était assuré qu'aucun bal n'avait été organisé. Il monta les imposants escaliers de marbre recouverts d'un tapis de velours, puis prit le couloir à droite en arrivant au premier étage. La lune éclairait peu à travers les fenêtres, mais Karsyn connaissait le chemin. Il avait remarqué sur le plan qu'une petite pièce sans porte était accolée à la bibliothèque, une pièce idéale pour cacher ce que l'on possédait de plus cher.

Arrivé dans la bibliothèque, recouverte de livres reliés aux couleurs diverses, Karsyn se dirigea vers le fond de la pièce. Il ne chercha pas à actionner un quelconque mécanisme dissimulé. Il traversa les étagères et se retrouva entre quatre murs gris. Une plante grasse luminescente éclairait partiellement l'endroit, afin de pouvoir percevoir tout juste les objets qui s'y trouvaient. La collection de sabliers du sous-gouverneur reposait sous une cloche en verre, et une cassette pleine d'argent était installée sur une petite table en fer forgé. Un sourire se dessina sur le visage de Karsyn. C'était plus que ce qu'il aurait espéré.

Le jeune homme mit les pièces dans sa bourse puis l'accrocha à sa ceinture. Pour les sabliers, il n'avait plus de place, il devait les cacher directement dans sa chair. Karsyn sortit un crayon de sa poche, puis il déboutonna partiellement sa chemise pour dessiner sur sa peau. Des dizaines de sabliers d'encre apparurent sur ses abdominaux, et il put ensuite positionner les vrais dessus. Les objets entrèrent dans sa peau, se dématérialisant.

Karsyn referma sa chemise, tâta la bourse accrochée à sa ceinture, puis rebroussa chemin. Une fois dehors, il put enfin respirer. Le vol s'était passé comme prévu, comme cela avait toujours été le cas avant sa rencontre avec Erwin. Depuis qu'il avait rencontré le prince, Karsyn avait l'impression qu'il était incompétent. Il était rassuré de voir qu'il n'était pas qu'un piètre voleur. Non, il méritait sa réputation.

En déambulant dans les rues vers la sortie de la ville, Karsyn repéra un groupe d'enfant en train de chercher de la nourriture. Son cœur se serra. Pendant que le sous-gouverneur balançait son argent par les fenêtres en organisant des banquets, le peuple mourait. Le voler n'était que justice.

Karsyn prit quelques pièces dans sa bourse puis s'approcha des cinq enfants, trois filles et deux garçons. Ils ne devaient pas avoir plus de dix ans et leur corps était rachitique. Les pénuries provoquées par la chute de la république de Méridia n'arrangeraient pas les choses. Lazran avait brisé plusieurs alliances commerciales depuis le coup d'État des prêtresses, impactant en premier le peuple.

Lorsque Karsyn donna les pièces aux enfants, leurs yeux s'agrandirent de surprise. Il leur en donna une chacune, de quoi tenir plusieurs semaines. Il espérait que cela suffirait.

— Merci, murmura une petite fille.

Le sourire qu'elle lui adressa, dévoilant ses dents de lait tombées, attendrit Karsyn. S'il volait, c'était avant tout pour ceux qui étaient dans le besoin. Voir des éclats de joie animer leur visage valait tout l'or du monde.

— De rien, miss.

Il leur sourit à son tour, puis des cris s'élevèrent dans la nuit. Les enfants prirent peur et partirent en courant. Les sourcils de Karsyn se froncèrent. Il se dirigea vers le tumulte, passant par les ruelles pour arriver devant le sanctuaire de verre de la ville. Un feu avait été allumé, et les reflets des flammes ondulaient sur les murs. Devant l'entrée se tenait un homme, tenu par deux prêtresses. Les mains de l'homme étaient liées par des chaînes en fer, elles mêmes accrochées à une souche d'arbre. Il ne pouvait plus bouger.

Karsyn se cacha pour observer la scène. Jamais il n'avait vu une telle terreur dans les yeux d'un homme. Les battements de son propre cœur s'accélérèrent. Soudain, une prêtresse prit la parole.

— Au nom de Gëa, nous te déclarons coupable. Les voleurs sont des êtres qui ne méritent pas son amour. Tu as choisi de t'allier à Cendres, l'oiseau maléfique, alors tu seras puni. Un voleur sans main ne vole plus.

Le ventre de Karsyn se retourna. Avait-il bien entendu ? Ces pratiques barbares avaient été bannies après la chute de la monarchie, il ne pouvait pas croire qu'elles puissent réapparaître.

L'homme hurla. Il se débattit, tentant d'arracher ses mains des chaînes. Des larmes coulaient sur son visage ravagé. Ses prières, ses supplications et ses lamentations parvenaient aux oreilles de Karsyn. Un autre homme arriva alors vers lui, une hache dans les mains. Le bourreau.

Karsyn détourna les yeux, le corps parcouru de tremblements. Il ne voulait pas voir cela. Soudain, un bruit sourd brisa le silence de la nuit. Une hache qui s'abat. Un hurlement s'éleva, puis plus rien. Karsyn jeta un coup d'œil à la scène malgré lui. Il voulait savoir s'il n'était pas en train de rêver.

Il ne rêvait pas. L'homme s'était évanoui, ses moignons sanguinolents devant lui. À côté, sur la souche, ses mains coupées étaient toujours accrochées aux chaînes. Karsyn sentit la bile remonter dans sa gorge. Il mit sa main devant sa bouche puis ferma les yeux, mais les images continuaient de tourner dans tête. Il ne pouvait pas croire qu'il avait assisté à une scène pareille. Cela aurait pu être lui.

Karsyn resta plusieurs minutes caché derrière la maison, accroupi, la tête dans ses genoux. Lorsque les bruits cessèrent et que les prêtresses partirent, il se décida à se relever. Il prit la direction de l'auberge machinalement.

Karsyn ne sut pas comment ses jambes avaient fait pour le porter jusqu'au village d'Etretis. Il était encore complètement hébété, à peine capable de penser. Lorsqu'il arriva devant la porte de sa chambre, il ne se souvenait pas avoir marché durant tout le temps du trajet. Son cerveau ne paraissait plus fonctionner correctement.

Il se coucha dans son lit et fixa le plafond. Il n'arrivait pas à fermer les yeux, hanté par les images qu'il avait vues. Voilà donc ce qu'était l'Office pour l'expiation du mal et l'élévation de la vertu . Karsyn en avait entendu parler, mais il n'avait pas mesuré ce que cela signifiait. Les prêtresses avaient pris le pouvoir, et sans la république pour entraver leur influence, elles avaient le champ libre pour réinstaurer tout ce qu'elles voulaient. Autrement dit, elles pouvaient punir comme elles le souhaitaient tous ceux qui n'avaient pas un comportement assez pieux selon elles.

Karsyn pensa à sa mission. S'il retrouvait la princesse Lyvia, améliorerait-il la situation ? Erwin serait-il un roi compétent si les prêtresses ne l'utilisaient pas comme une marionnette ? Le jeune homme n'arrivait plus à réfléchir. Il ne savait plus ce qui était bon et ce qui ne l'était pas. La seule chose dont il était certain, c'était que le retour de la monarchie était en train de mettre Méridia à feu et à sang. Ce n'était probablement que le début.

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