Chapitre 11: Main d'argent
Le lendemain, Hywel se réveilla avant Azra. La jeune femme était assez gênée de partager ainsi l'intimité de la dirigeante. Pourtant, elle ne put s'empêcher de jeter un regard sur le visage endormi d'Azra. Elle paraissait paisible avec ses traits détendus, bien loin de l'image qu'elle renvoyait habituellement. Hywel passait ses journées avec elle depuis trois ans, mais jamais elle n'avait vu la dirigeante ainsi. Elle découvrait de nouvelles facettes cachées sous la carapace d'Azra.
Hywel descendit ensuite dans la cuisine, où Seleh préparait le petit déjeuner. L'odeur du thé à la menthe régnait dans la pièce. L'espion se tourna alors vers la jeune femme et l'observa de haut en bas. Le regard de dégoût qu'il lui lança glaça Hywel. Depuis qu'elle avait quitté la tour, elle avait presque oublié à quel point elle était méprisée. Sa défaillance était une malédiction.
Hywel serra les dents pour ne pas lancer de remarques acerbes. Elle prit le plateau posé sur la table sans un regard pour Seleh, puis elle quitta la pièce d'un pas pressé, retournant à l'étage. Lorsqu'elle entra dans la chambre, Azra était réveillée. La dirigeante était assise dans le lit, les draps blancs remontés contre sa poitrine. Ses boucles noires volaient autour de son visage.
- Bonjour, lança-t-elle en frottant ses yeux endormis.
Les lèvres d'Hywel se relevèrent légèrement. La dirigeante était l'une des seules personnes à ne pas la considérer comme une paria. De plus, le regard qu'Azra portait sur elle avait changé depuis leur fuite. Elle n'était plus seulement une garde du corps invisible, à laquelle la dirigeante ne s'adressait que pour donner des ordres.
Hywel déposa le plateau sur le lit d'Azra. Elle prit ensuite une tasse de thé et partit s'asseoir sur le canapé où elle avait dormi.
- Je suis sortie hier, avoua Hywel. J'ai découvert des choses étranges.
- Vous êtes incorrigible...
- Laissez-moi terminer. Je n'ai pas rêvé la nuit de mon arrestation, il y a quelque chose qui empoisonne les terres, et visiblement les hommes et les animaux aussi. La patte du Léhaon, je suis certaine qu'elle a été brûlée par ce poison.
Azra laissa sa main en suspend, sa tartine à quelques centimètres de sa bouche entre-ouverte. Elle fronça les sourcils.
- Je ne pense pas que les habitants de cette ville soient les informateurs les plus fiables, déclara-t-elle finalement. Ce que vous décrivez me paraît tout bonnement impossible.
- Vous m'accusez de mentir ?
Hywel se mordit la lèvre. Elle s'en voulut d'être sur la défensive, sa voix avait paru plus agressive qu'elle ne l'aurait voulu.
- Non, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, soupira Azra. Je pense simplement qu'avec ce qui vous est arrivé cette nuit-là, vous n'aviez peut-être plus les idées très claires. Vous me l'avez dit vous même, vous n'étiez pas certaine d'avoir vu cela. Votre esprit vous a peut être joué des tours.
Hywel ne répondit pas, elle but une gorgée du thé en soutenant le regard de la dirigeante. Elle avait en effet oublié ce qu'elle avait vu après son arrestation, et elle n'était plus certaine de la véracité de ses propos lorsque les souvenirs s'étaient imposés à elle. Mais en voyant la patte du Lehaon et en entendant les hommes du bar, la jeune femme ne pouvait plus ignorer que les éléments concordaient. Elle n'avait pas rêvé.
Après avoir bu son thé sans un mot de plus, Hywel partit dans la petite salle de bain pour se laver et s'habiller. Une fois prête, Azra y alla à son tour. La jeune femme ramassa ses affaires pendant ce temps, puis elle mit la boîte à musique dans un carton pour l'envoyer à sa sœur. Lorsqu'Azra sortit de la salle de bain, Hywel était en train de sangler l'écrin de sa dague à sa cuisse.
- Est-ce que Seleh pourrait déposer ce carton chez le postier de la ville ? demanda-t-elle en se relevant.
- Bien sûr.
- Ne lui dite pas que ma sœur est la destinataire.
Azra hocha la tête avec un air gêné. Hywel comprit qu'elle avait remarqué la façon dont Seleh l'avait ignoré la veille. La jeune femme sentit la honte l'envelopper malgré elle, comprimant sa poitrine. Elle était habituée aux regards de mépris, mais elle détestait davantage la pitié qu'elle lisait dans les yeux d'Azra. Sa fierté prit un coup.
- Je suis prête, nous allons pouvoir y aller, déclara Azra.
Hywel examina la tenue de la dirigeante. Elle avait troqué ses vêtements de luxe pour un pantalon en lin près du corps et un haut blanc ample. Une épaisse ceinture était accrochée à sa taille, remplaçant ses corselets habituels. Hywel la voyait pour la première fois sans piercings, sans boucles d'oreille, sans les bijoux qui encerclaient ses jambes et sans son maquillage doré. La dirigeante paraissait être une personne différente. Une fille du peuple, comme Hywel. La jeune femme la trouvait encore plus belle que d'ordinaire.
- Seleh m'a trouvé ces habits cette nuit, je n'ai pas l'air trop ridicule ?
- C'est parfait, répondit Hywel avec un léger sourire.
- Merci, allons-y alors.
Azra empoigna son sac et quitta la chambre, puis Hywel la suivit. Seleh les attendait au rez-de-chaussé, l'épaule contre la rambarde de l'escalier.
- Le bateau part dans une heure, annonça-t-il. Les pirates font le voyage pour exporter de l'alcool sur l'île Australe, les caves sont pleines de marchandises alors ils ne devraient pas attaquer la flotte des autres territoires pendant la traversée.
Hywel fut soulagée, elle ne comptait pas prendre part à quelque bataille que ce soit.
- Vous pourrez embarquer sans donner de papiers, tant que vous payez ils ne vous embêteront pas.
- Bien, merci Seleh.
Azra lui donna le colis d'Hywel puis lui fit ses adieux. Après qu'elle lui eut adressé un dernier signe de la main, les deux femmes sortirent. L'air était plutôt frais ce matin là. Des nuages tachetaient le ciel et une brise caressait le visage d'Hywel.
Les deux femmes avancèrent à travers les rues sombres jusqu'à arriver sur le port. Hywel n'avait pas fait attention aux nombreux bateaux amarrés la veille, trop occupée à observer les matelots dans les bistrots. A la lumière du jour, le port était assombri par l'ombre des navires. L'endroit grouillait de monde. Certains matelots s'apprêtaient à repartir, et ceux qui arrivaient commençaient déjà à vendre leurs marchandises, hélant les passants. Hywel inspira à plein poumon l'air iodé de la mer, l'odeur d'alcool de la veille s'étant évaporée.
Hywel et Azra se faufilèrent dans la foule pour arriver au bateau qui était amarré au bout du port. Seul Laslev pouvait accueillir ce genre de bateau, sur lequel un drapeau noir ondulait au gré du vent. La ville était pourrie jusqu'à la moelle et les criminels y régnaient en maîtres. Laslev avait échappé au contrôle de l'État juste après la révolution.
Lorsque les deux femmes arrivèrent au navire des pirates, Azra s'avança jusqu'à l'homme qui était posté à côté de la passerelle. Les pirates ne risquaient pas de reconnaître la dirigeante de Méridia.
- Un ami m'a dit que vous embarquiez pour l'île Astrale. Nous devons nous y rendre avec ma sœur.
L'homme secoua la tête, faisant tinter les perles accrochées dans ses cheveux tressés. Il croisa ses bras musclés sur sa poitrine et se posta juste devant la passerelle en bois. Azra leva alors sa bourse devant les yeux du pirate en la secouant. Un sourire se dessina sur le visage de l'homme.
- Je veux vint pierrins. Après vous vous arrangerez avec le cap'taine pour le reste du voyage.
Azra lui donna ce qu'il demandait, deux pièces incrustées d'un éclat de topaze. Le pirate libéra alors le passage.
- Eh, Jino ! s'écria-t-il à l'homme en haut du bateau. Emmène moi ces deux là au cap'taine.
Les deux femmes montèrent la passerelle puis franchir l'entrée du navire. Le dénommé Jino, un petit homme trapu à la ceinture recouverte de dague, les accueillit.
- Bien le bonjour jeunes dames ! Le capitaine Main d'argent sera ravi de vous rencontrer.
Hywel observa le pont du bateau où les pirates grouillaient. Une cinquantaine de matelots au moins s'attelaient, nettoyant le sol ou recousant les voiles. Jino emmena les deux femmes vers la partie haute du navire. Il frappa à la porte de la cabine et une femme écarta les rideaux du hublot. Une tête à la chevelure rousse apparut à travers la vitre. Elle ouvrit ensuite la porte.
- Ça alors, une défaillante ! Ça faisait longtemps qu'on en avait pas vue, s'exclama la jeune pirate. Enchanté, moi c'est Raïna, la filleule du capitaine.
Il n'y avait aucun mépris ni peur dans la voix de la pirate, juste une grande curiosité. Hywel fut déboussolée de ne pas provoquer de dégoût.
- Entrez, ordonna-t-elle sans laisser à Hywel le temps de répondre.
Les deux femmes entrèrent dans la cabine. La pièce était éclairée par plusieurs fenêtres en verre, inondant l'endroit de la lumière du soleil. Un bureau trônait au centre, et derrière lui se trouvait le capitaine. Il était penché sur une carte et tenait un compas dans sa main droite. Sa main gauche, elle, avait laissé place à une main métallique qui bougeait comme si elle était animée. Le métal argenté contrastait avec sa peau noire.
- Je suis occupée Raïna, gronda-t-il.
- Y'a une défaillante.
Le capitaine releva les yeux brusquement et se leva de sa chaise. La déception se lut sur son visage lorsqu'il croisa le regard de la jeune femme.
- C'est pas ma fille, Ninea est plus jeune et elle a la peau plus foncée.
- Je sais, parrain, mais je suis sûr que tu ne veux pas laisser une défaillante se faire mépriser à Méridia.
Le capitaine Main d'argent contourna son bureau et s'avança dans la direction des trois femmes. Il fixa ses yeux dans ceux d'Hywel et elle vit le sourcil de l'homme tressaillir.
- Pourquoi pars-tu sur l'île Astrale ?
- Les prêtresses veulent ma peau à cause de ma défaillance.
Ce n'était pas l'entière vérité, mais pas un mensonge non plus. Les traits du capitaine se contractèrent davantage, faisant apparaître des rides entre ses sourcils. Il claqua la langue de mécontentement.
- Bien. Ton nom ?
- Lewy, improvisa la jeune femme. Et voilà ma sœur, Kira.
Hywel désigna Azra d'un mouvement de bras. La dirigeante inclina légèrement la tête, mais le capitaine lui adressa à peine un regard.
- Pour vingt pierrins par personne vous pouvez embarquer, annonça-t-il. Cela paiera vos repas durant le trajet.
Hywel jeta un coup d'œil à Azra et elle la vit hocher la tête. La dirigeante plongea sa main dans sa bourse et en ressortit quatre pièces d'argent martelées. Elle les tendit au capitaine puis les lâcha dans sa paume.
- Bienvenue à bord, déclara alors le capitaine en relâchant ses traits tendus. Je vous laisse avec Raïna.
Il tourna ensuite les talons pour reprendre sa place derrière le bureau. Hywel se tourna vers Raïna. La jeune pirate inclina son chapeau avec un grand sourire, comme signe de bienvenue.
- Allez, venez, je vous fais visiter ! s'exclama-t-elle.
Hywel et Azra la suivirent hors de la cabine. Dehors, le soleil tapait sur le pont, faisant luire les lattes en bois. L'agitation régnait.
- Ne pensez pas vous la couler douce, dit Raïna en surprenant le regard étonné d'Azra. Ici, tout le monde participe aux corvées. On nettoie le bateau, on place les voiles, on les recoud après les attaques, on manipule les cordages pour naviguer, on répare les équipements abîmés... Vous trouverez toujours des trucs à faire !
Hywel imagina mal Azra lessiver le pont à genoux. La dirigeante n'avait probablement jamais tenu un balai ou un torchon dans ses mains.
- Les vivres sont dans la cale, poursuivit Raïna. Vous avez interdiction de vous servir, sinon vous serez jetées à l'eau. Vous aurez un repas par jour, pas plus.
- Et où dormez-vous ? demanda Azra.
- Sur le pont, sauf par avis de tempête. Je vous conseille par de dormir dans les cales... Sauf si vous aimez la crasse et l'humidité.
Hywel ne l'écoutât plus. Pour la première fois, elle voyait la mer. Elle l'avait entre-aperçu sur le port, à travers les bateaux, mais la voir s'étendre au loin était autre chose. La jeune femme s'approcha de la rambarde du pont et posa ses coudes sur le rebord. Du bleu à perte de vue. De sa vie, Hywel n'avait vu comme paysage que blanc du désert enneigé. Jamais elle n'aurait pensé pouvoir voir un jour la mer. Elle allait traverser cette étendue inconnue, quittant Méridia pour découvrir l'île Australe. Jamais elle n'aurait pu imaginer cela. Le cauchemar s'était presque changé en rêve.
Azra s'approcha d'Hywel et s'accouda contre la rambarde à son tour. La jeune femme sentit son parfum, une délicate odeur de rose. Les parfums étaient un luxe réservé aux plus riches, mais Azra n'avait probablement pas pensé à cela avant d'embarquer. La dirigeante avait été éjectée de son monde et elle n'avait pas encore les codes de celui dans lequel elle venait d'entrer.
- C'est beau, murmura Azra.
Hywel acquiesça. Elle aurait aimé demander à Azra combien de fois elle avait vu la mer, mais la jeune femme n'osa pas. Elle se sentait encore enfermée dans son rôle de garde du corps. Les deux femmes avaient beau avoir presque le même âge, elles ne pouvaient pas devenir amies. Leurs mondes étaient trop différents.
Pourtant, Hywel aurait voulu en apprendre davantage sur Azra, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Elle n'aimait pas faire la conversation. Les seules personnes à qui elle parlait étaient Asterin, Kal et Milo. Le reste du monde ne l'intéressait pas. Même avec sa mère, elle n'avait presque aucun dialogue.
- Nous partirons dans moins d'une heure, dit finalement Azra. Raïna nous laisse tranquille aujourd'hui, mais nous devrons nous mettre au travail demain.
- Ça ira pour vous ?
- Ne vous inquiétez pas pour moi, ria Azra. Je suis sûr que je vais m'en sortir. Et puis, vous êtes là.
Hywel sourit à son tour et se tourna vers Azra. Des fossettes creusaient les joues de la dirigeante. Pourtant, la jeune femme vit des ombres dans son regard. Hywel la connaissait par cœur. En trois ans, elle avait observé chaque expression de son visage, chaque tic qu'elle avait. Même si Azra tentait de faire bonne figure en riant, elle était loin d'être aussi sereine qu'elle le laissait paraître. Hywel la vit tourner sa main dans le vide près de son visage, là où se trouvait auparavant son piercing. La dirigeante avait toujours enroulé les doigts dans la chaîne lorsqu'une situation lui échappait.
Hywel aurait voulu dire ou faire quelque chose pour la rassurer. Lui affirmer que tout allait bien se passer, lui prendre la main... Elle n'en fit rien. Hywel était la garde du corps de la dirigeante et la rassurer n'était pas son rôle. La jeune femme était son employée, pas sa confidente.
L'agitation qui régnait sur le pont redoubla alors à bord du navire. Hywel se tourna vers les pirates, qui préparaient le départ. Les voiles triangulaires avaient été installées. L'ancre fut ensuite levée et les amarres larguées, le bateau était ainsi prêt à partir. Hywel observa les mâts en hauteur, dont les voiles accrochées étaient agitées par les vents. Le navire tangua, obligeant la jeune femme à s'accrocher à la rambarde. Elle n'avait pas l'habitude de se trouver sur un sol mouvant.
Le vent portant souffla alors dans les voiles, puis le bateau commença à avancer vers l'horizon. Hywel se précipita à bâbord. Les maisons sur le port devinrent de plus en plus petites et les humains paraissaient être des insectes grouillants. Hywel vit la terre s'éloigner jusqu'à la voir disparaître. De tous les côtés, seule l'immensité de la mer était présente. La traversée commençait.
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