Un allié inespéré

— Tendez... 

   Les archers tendirent leur corde tous en même temps, dans un silence imperturbable durant lequel seuls les oiseaux se permettaient de chanter. Ils étaient tous alignés, vêtus de leur tenue d'apprentis, les mains gantées de cuir pour les protéger. Enfin, on ne pouvait pas appeler cela un gant, seul l'index, le majeur et l'annulaire étaient gantés, les autres doigts étaient nus puisqu'ils n'étaient pas censés toucher la corde.

— Décochez ! 

   Les flèches sifflèrent dans l'air avant d'atteindre leur cible. Certaines la ratèrent, d'autres atterrirent en plein milieu. Yselda, les mains  croisées dans le dos marchait derrière les archers et leur donnait des ordres. Elle appréciait enseigner l'art de manier l'arc et l'épée. Elle était bonne aux deux. Bien que Nathaniel était meilleur archer qu'elle, il n'avait guère voulu donner des cours de tir à l'arc à ses futurs soldats. Certains d'entre eux étaient étonnamment jeunes. Le plus jeune venait tout juste de tirer, sa flèche s'était logée tout près du milieu de la cible et il laissa pendre ses bras le long de son corps tout en poussant un profond soupir lorsqu'il remarqua qu'il n'avait pas atteint le milieu comme il l'avait espéré. 

   Yselda s'arrêta à côté de lui et le détailla de la tête aux pieds. Il n'était pas bien grand, bien trop jeune également mais il était bon tireur. Il arborait un teint halée, des cheveux de jais et des yeux verts comme des émeraudes, pétillants de vie et d'innocence.

— Je suis nul ! gronda-t-il de sa petite voix.

— Pourquoi dis-tu cela ? Tu es le meilleur tireur de tout le groupe. Chaque jour, tu te rapproches un petit peu plus de la cible. 

— Je ne suis pas le meilleur puisqu'ils ont touché leur cible ! 

— Si tu n'es pas satisfait de toi, tu n'as qu'à continuer à t'entraîner, jusqu'à ce que tu le sois. 

— Ma mère ne veut pas...

— Moi je ne m'arrêtais que lorsque j'étais épuisée, que lorsque j'étais satisfaite de mon entraînement. 

   Le jeune garçon lui jeta un regard et esquissa un semblant de sourire avant de se munir d'une nouvelle flèche dans son carquois et de viser de nouveau sa cible. Yselda aimait la détermination chez les plus jeunes. Une détermination qu'elle ne retrouvait pas forcément chez les aînés, ce qu'elle trouvait fort dommage. Malgré la fin de la guerre, ils n'étaient pas à l'abris d'une nouvelle et ce dragon en avait été la preuve. Elle avait l'impression que Nathaniel avait réussi son coup, plus personne craignait l'extérieur parce que plus personne ne s'y aventurait. Ils fuyaient la réalité et finissaient par se mettre en danger, pensant le contraire.

— Amaury ! Je te cherchais partout... 

   La mère du jeune garçon baissa d'un ton lorsqu'elle reconnut Yselda. Amaury tira sa flèche à côté de la cible en sursautant et ne cacha guère son mécontentement. Sa mère posa ses mains sur ses petites épaules frêles et jeta un regard à Yselda qui lui adressa un sourire qui se voulait plus ou moins rassurant, voire peut-être amical, une sorte de salutation de sa part. 

— Je m'entraînais maman, sais-tu que je devrais m'entraîner plus souvent ? Pour pouvoir devenir plus fort.

— Tu es trop jeune, Amaury, tu n'as que huit ans... Je t'ai déjà dit qu'il était hors de question de venir t'entraîner ici. Tu dois rester à la maison.

— À huit ans, je m'amusais déjà à manier une épée avec mon père, déclara Yselda en croisant les bras sur sa poitrine.

   L'armure royale n'était pas des plus confortable et depuis son altercation avec Nathaniel, elle détestait la porter. 

— Je n'ai pas envie que mon fils soit comme toi, Yselda. Je n'ai pas envie qu'un jour, à seulement treize ans, il me demande de partir à la guerre ou à l'aventure ou je ne sais quoi d'autre encore. Je veux qu'il reste auprès de moi et je veux pouvoir le protéger aussi longtemps qu'il le faudra.

— Crois-moi, Ivène, on n'est pas plus en sécurité ici qu'ailleurs.

   Ivène serra les épaules de son fils et se mordilla les lèvres. Elle n'était plus la belle et respectable bourgeoise qu'Yselda avait connu dans ces cachots. Elle restait belle, c'est vrai, mais elle vivait dans un bordel, avec un enfant de huit ans qu'elle élevait là-bas, entouré de femmes dénudées et d'homme ivres. 

— Je le sais... mais cela fait huit ans que la guerre a cessé et que nous pouvons vivre décemment, répondit Ivène.

— Penses-tu vivres décemment ? Sachant que ton fils est élevé par des putains ? 

   Le visage d'Ivène se décomposa, ses lèvres se retroussèrent et ses beaux yeux verts envoyèrent des éclairs. 

— Je tente de survivre comme je le peux et d'apporter tout ce dont mon fils a besoin. Comment pourrais-tu connaître cela ? Tu ne sais même pas ce qu'est l'amour.

— Toi non plus, tu as su trompé trois hommes. C'est sûr que lorsque la beauté est son atout, une femme est capable du pire. J'ai préféré laisser tomber les jeux de séduction pour survivre les défier différemment. Je préfère manier l'épée que la verge d'un homme. 

   Ivène leva sa main, prête à la frapper mais Yselda posa la sienne sur le manche de son épée, décidée à la sortir s'il le fallait. La rouquine rebaissa sa main tout en soupirant de colère, elle observa un moment son fils parler avec d'autres garçons un petit peu plus vieux que lui tout en se mordillant les lèvres.

— Nathaniel m'a abandonné... ce bordel était mon seul refuge. Un refuge plus ou moins décent pour élever un enfant. Je n'avais pas envie de me retrouver à la rue, avec tous ces pauvres qui meurent de faim... 

— Alors tu t'es vendu à un homme, quelle bravoure... 

   Yselda lâcha le manche de son épée et s'appuya contre le mur de pierre derrière elle. Elle n'avait jamais su si elle avait apprécié Ivène ou si elle l'avait toujours détestée. Elle n'avait jamais réellement compris ses intentions mais elle ne pouvait nier avoir eu le cœur brisé maintes fois à cause d'elle et des sentiments que Nicolas éprouvait à son égard. Il faut dire que, bourgeoise ou putain, Ivène restait belle mais tout simplement moins respectable. 

— Tout ce que je veux, c'est qu'Amaury grandisse comme un petit garçon normal, qu'il reste en sécurité, et qu'il vive une longue vie heureuse. 

— Il n'aurait jamais dû voir le jour. 

   Yselda avait dit cela les dents serrées, un goût amer sur la langue, le cœur lourd. Elle se souvenait de tout ce que Bénédicte lui avait conté. Elle ne détestait pas l'enfant, mais elle ne l'aimait pas non plus. Pour elle, il était une erreur. Une cause de plus à une guerre future. 

— Ce n'est pas de sa faute, grommela Ivène.

— Non c'est de la tienne, Ivène. Tu ne sais même pas qui est le père.

— C'est Nicolas, son père.

   Yselda se redressa aussitôt et brandit son épée qu'elle secoua sous le nez d'Ivène.

— Je t'interdis de prononcer son nom, toi qui l'a tant souillé. 

— Je regrette mes actions...

— Tu es une si belle menteuse et une si bonne manipulatrice... vociféra Yselda.

   La pointe de son épée menaçait le menton de la jeune femme aux cheveux roux immaculés. Elle n'osait pas bouger, pourtant elle souhaitait reculer. Mais elle gardait son menton levé, les yeux grands ouverts et le souffle court. Plusieurs personnes posèrent le regard sur eux, dont Amaury qui n'écoutait plus ce que son compagnon lui racontait.

— Dans cette histoire, nous avons tous été trompé, Yselda...

— Tu as mené Nicolas jusqu'à sa mort.

— Le penses-tu ? 

   Yselda pencha la tête sur le côté pour voir le visage de la jeune fille et pas seulement son épée. Elle l'interrogea de son regard bleu, les sourcils froncés, formant une ride sévère sur son front. 

— Penses-tu qu'il est mort ? Après ce qui est arrivé ? reprit Ivène.

— Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?

— Je doute que Nicolas soit mort.

— Tu ne le connaissais pas ! 

   La pointe vint frôler le menton blanc d'Ivène qui frémit.

— Je le connaissais... assura-t-elle.

— Oh, tu connaissais certainement son corps par cœur, mais lui... tu ne savais pas qui il était, ce qu'il était... tu ne prêtais pas attention aux détails qui comptaient. Tu voulais ton enfant et tu voulais devenir reine. 

— Il m'a écrit une lettre.

   Le cœur d'Yselda rata un battement. Elle baissa son épée et dévisagea Ivène face à elle. La pointe de son épée touchait presque le sol, une arme tranchante que Nathaniel avait fait forgé pour elle et seulement elle. Il l'avait désignée, il y avait de cela huit ans, comme étant le meilleur chevalier de sa garde royale et comme étant une amie respectable et précieuse à ses yeux. Toutes ces paroles dites huit années plus tôt avaient certainement dû être oubliées par le roi dorénavant. 

— Comment est-ce possible ? souffla Yselda. 

— Je ne sais pas, mais depuis ce jour j'ai toujours l'espoir qu'il soit là, quelque part, à nous attendre.

— Il n'attend personne, marmonna la jeune intrépide. 

— C'est ce qu'il dit, mais peut-être pas ce qu'il veut. 

— Nicolas est solitaire, il l'a toujours été. 

— Yselda, j'ai entendu dire que tu comptais partir. 

   Yselda rangea son épée dans son fourreau et releva le menton, les épaules en arrière, la poitrine en avant. Elle ne voulait pas se montrer faible. Pas devant Ivène. Elle jeta quelques regards furtifs autour d'elle, prenant garde à ne pas être écouté. Visiblement, la voyant ranger son arme, les petits curieux avaient cessé de les observer et Amaury avait fini par s'intéressé aux propos de son ami.

— Où as-tu entendu cela ?

— Hier soir... Archibald était soûl et il est passé au bordel...

— Épargne moi les détails.

— Il en a parlé... 

— Tu as culbuté avec lui ? maugréa Yselda visiblement contradictoire avec elle même, le regard noir malgré ses iris bleues.

   Ivène haussa les sourcils. 

— Cela ne te regarde pas.

— Si tu as osé le toucher, je te jure que je ferai en sorte que plus aucun homme ne te désire. Tu m'as volé Nicolas, tu ne me voleras pas Archibald. Il est beaucoup trop gentil pour toi. Tu m'entends ? Reste le plus loin possible de lui, j'espère que tu m'as comprise ? 

   Ivène resta muette un moment, la bouche entrouverte. En disant cela, Yselda s'était rapprochée d'elle jusqu'à se retrouver à quelques centimètres de son visage. Les yeux dans les yeux, d'un air féroce. 

— Justement... si tu veux que je reste loin de lui, emmène moi avec toi. 

   Yselda pouffa de rire.

— Toi ? Partir sur un bateau ? À l'aventure ? Par pitié, tu ne survivrais pas un jour en dehors de ce Royaume.

— Je veux savoir ce qui est arrivé à ce dragon. Je veux pouvoir retrouver Nicolas. Je veux qu'il puisse voir Amaury...

   Yselda déglutit difficilement. Le fait de savoir que cet enfant qui ne devait pas venir au monde était la progéniture de Nicolas lui brisait le cœur. Mais, s'il y avait toujours cette chance qu'il soit en vie, aussi infime pouvait-elle l'être, devait-elle vraiment l'empêcher de retrouver son fils ? 

— Ce serait trop dangereux, le roi risque de me faire traquer.

— Je sais qu'avec toi, je ne risquerai rien.

— Non, tu ne sais pas, Ivène. Dehors, c'est dangereux ! Je ne sais pas ce qui se trouve au delà de l'Océan. 

— Je veux t'aider. 

   Yselda haussa les sourcils l'air surprise. Il faut dire qu'elle ne s'était jamais imaginé faire amie amie avec Ivène un jour. Depuis huit ans, elle avait toujours fait en sorte de rester le plus loin possible d'elle. Le peu de fois où elle adressait la parole à Amaury, elle faisait en sorte de vérifier que sa mère n'était pas dans les parages. 

— Je préfère partir seule, je ne sais pas par où commencer et je ne veux pas qu'on me ralentisse.

— Tu ne feras pas attention à nous, je te le promets. Laisse-nous venir avec toi, je ne veux plus rester ici. Je ne peux pas vivre dans ce Royaume en sachant ce que je suis devenue. Je veux redevenir celle que j'étais avant, avant de venir vivre ici, avant de rencontrer Nathaniel. Je t'en prie, laisse-nous partir avec toi, je veux emmener mon fils loin d'ici.

   Yselda fit un pas en arrière pour s'éloigner d'Ivène. Elle la jaugea un moment, se posant toutes sortes de question. Valait-il vraiment le coup de l'emmener avec elle ? 

— Tu m'as dit vouloir le présenter à Nicolas, maintenant tu me dis vouloir vivre loin d'ici. Quel est ton but, Ivène ? Ne me trompe pas comme tu les as tous trompé jadis. 

— Je veux partir. Partir vivre le plus loin possible pour que personne ne retrouve jamais Amaury et ne sache de qui il est le fils. 

— Tu me mens. Pourquoi changes-tu d'avis si soudainement ?

— J'essaie seulement de te convaincre de m'emmener ! 

   Yselda approcha son visage du sien, la jolie rousse s'immobilisa.

— Écoute-moi bien sale putain, je t'emmène avec moi, au premier village où nous accosterons, toi et ton maudit fils, vous partirez et me laisserez continuer mon chemin, seule. C'est bien clair ? 

   Ivène hocha la tête, la regardant droit dans les yeux.

— Je te remercie, Yselda.

— Retrouvez-moi ici, ce soir, lorsque la lune sera haute dans le ciel. Si vous n'êtes pas là, je m'en irai sans vous.

— Merci...

   Ivène rejoignit Amaury qui continuait de discuter avec ses amis et l'emmena de force avec elle lorsqu'il s'opposa à ses ordres. Il ne semblait pas l'écouter, ni vouloir se soumettre à ses règles. Mais Ivène réussissait tout de même à se faire respecter puisqu'il n'avait pas son mot à dire. Yselda poussa un profond soupir et rejoignit la Taverne ou du moins, ce qu'il en restait. Il y avait tout un tas de pierres et de poussières, le muret un petit peu plus haut était détruit et les dalles étaient toutes creusées, fissurées, brisées sous le poids du dragon... Elle resta ainsi à observer les traces de cette effroyable chute, les bras ballants et l'air absent. 

   Elle s'était pourtant sentie spéciale en découvrant cette lettre à son égard écrite de la main de son ami. Mais Ivène aussi en avait reçu une... 

   Et si Archibald avait raison ? 

   Et si c'était une supercherie ? 

— Oui... mais dans quel but ? murmura-t-elle pour elle-même. 

    Les secrets enfouis depuis huit ans venaient de refaire surface en même temps que ce pauvre dragon.



Je vous remercie d'avoir lu ! 

Vous pouvez me suivre sur ma toute nouvelle page facebook : Léa Mouget - Auteure. 

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