Le jeune Seigneur
À table, Yselda et Archibald gardaient le dos droit et les yeux rivés sur Hugon qui se faisait servir sa viande tandis qu'Ivène fixait son assiette, elle semblait perdue dans ses pensées. Très vite des servantes vinrent servir le repas, au menu : du poisson fraîchement pêché le matin. Quand Hugon leur assura qu'ils pouvaient attaquer ce qui se trouvait dans leur assiette, Archibald ne se fit guère prier bien longtemps. Il se jeta sur son poisson pour le dévorer et but une grosse gorgée de vin par la suite. Yselda quant à elle ne cilla pas tandis qu'Ivène découpait sa viande.
— Vous ne mangez pas ? lui demanda Hugon tout en mâchant.
— Pourquoi nous inviter ici alors que nous avons tué des marins devant vous ?
Hugon haussa les épaules et mangea un morceau de pomme de terre.
— Je vous ai trouvé très agile au combat. Quel est votre prénom ?
— Yselda.
— D'où est-ce que vous venez pour porter un prénom si peu commun ?
— De Paraviel.
— Oh, nous livrons Paraviel.
Yselda ne rétorqua rien, elle détailla le jeune Seigneur qui semblait apprécier son repas. Il était rare de voir un si jeune homme gouverner dans les villages.
— Vous n'avez pas de père ? demanda Yselda.
Hugon avala sa bouchée de travers, toussa tout en se tapant la poitrine pour ne pas s'étouffer. Archibald posa ses couverts pour écouter et lança un regard électrique vers Yselda qui l'ignora.
— Mon père est mort il y a quelques années, durant la guerre qui a fait rage à Ador. Il se battait pour le roi, il a échoué. Je n'ai jamais retrouvé son corps, on dit qu'il est parti en cendres quand les dragons ont craché du feu sur le Royaume.
Le cœur d'Yselda se serra dans sa poitrine. Elle baissa le regard, songeant à son père qui avait lui aussi perdu la vie sur le champ de bataille, à cause d'un traître. Finalement, elle prit ses couverts et dégusta une bouchée du poisson. Il était plutôt bon, bien que fade. Hugon esquissa un faible sourire satisfait et se tourna ensuite vers Archibald qui venait tout juste de terminer son assiette.
— J'aimerais savoir pourquoi un garde royal a quitté son poste... j'imagine que le roi a déjà envoyé ses meilleurs mercenaires à vos trousses.
— Je voulais aider une amie.
— L'aider pour quoi ? questionna Hugon inquisiteur.
Archibald jeta un regard en direction d'Yselda qui ne le lui rendit pas.
— Faire son deuil.
Yselda lâcha ses couverts et se redressa, ce qui surprit le jeune Seigneur. En revanche, elle ne broncha pas.
— Ils voulaient simplement m'aider à quitter Ador avec mon fils, pour que nous puissions vivre une vie meilleure, intervint Ivène.
Yselda croisa son regard, la lueur qui parcourut ses yeux semblait être ce qui laissait penser à un remerciement.
— Ils avaient fait un accord avec les marins mais une fois monté à bord, rien ne s'est passé comme prévu. Ils nous ont enfermé, ont gardé mon fils et maintenant... il est quelque part, peut-être mort, ou sur un bateau loin d'ici... Il n'a que huit ans.
— Je suis persuadé que c'est un petit garçon courageux, déclara Hugon.
— Maintenant dites nous ce que vous nous voulez ? Vous allez nous livrer au roi et ce festin est notre dernier ? grommela Yselda.
Hugon s'essuya la bouche et lui sourit. Un sourire plutôt narquois. Yselda l'avait remarqué, cette façon qu'il avait de sourire. Elle ne savait pas si tout l'amusait ou si c'était simplement naturel. Peut-être même de famille.
— Bien-sûr que non. J'ai une proposition à vous faire.
Ils ne rétorquèrent rien et attendirent qu'il poursuive. Hugon posa ses coudes sur la table et les toisa tous les deux, d'abord Archibald puis il s'attarda sur Yselda. Il avait deux grosses fossettes qui creusaient ses joues, accentuant sa mâchoire carrée.
— Entrez dans mon armée.
Yselda pouffa de rire mais se retint tout de même de ne pas s'esclaffer.
— Pourquoi ferions-nous ça ? s'enquit Archibald plutôt étonné.
— Nous savons tous les trois qu'un dragon s'est écrasé sur la capitale et ce n'est pas sans raison. Je sais qui a fait cela.
— De quoi vous parlez ? intervint Yselda qui avait déjà perdu son sourire.
— Ce sont des hommes, une armée entière. Ils se font appeler les Chasseurs de Dragons et leur but est de tous les éradiquer jusqu'au dernier.
— Pourquoi ?
Hugon haussa les épaules.
— Aucune idée, je ne sais pas non plus qui tient cette armée mais ils parcourent le pays entier à la recherche de ces créatures.
Archibald s'appuya contre le dossier de sa chaise, les mains sur les cuisses. Visiblement, il avait bien mangé, peut-être même trop.
— Qu'est-ce qu'on a à voir là dedans ? marmonna-t-il.
— Il y a déjà quelques mois, ils ont envahi Ilenn, ils ont saccagé notre place du marché, violé nos femmes, brûlé nos caisses pleines de poissons. Tout cela pour me forcer à coopérer, à accepter de faire partie de leur armée. Ils disent et stipulent que chasser les dragons est le seul moyen de retrouver la paix, aussi bien ici qu'ailleurs et d'éviter toute sorte de guerre.
Yselda le toisa un long moment, la bouche entrouverte avant de se lever d'un bond, les pieds de sa chaise ripèrent sur le sol. Elle se retourna, prête à partir mais les gardes du jeune Seigneur s'apprêtèrent à l'arrêter. Or, Hugon leur fit signe de la laisser quitter la pièce, ce qu'elle fit aussitôt sans un regard pour Archibald et Ivène. Elle dévala les escaliers et marcha dans la grande allée du château, des buissons touffus et verdoyants l'entouraient. Plus elle ralentissait le pas, plus ses larmes coulaient et sa poitrine se serrait. Elle s'arrêta finalement, la main sur le cœur, en larmes.
Et si Archibald avait raison ? Peut-être bien que Nicolas était mort depuis huit ans et que ce dragon s'était écrasé sur Ador par hasard. Si ces chasseurs existaient bel et bien, cela expliquait toutes les marques sur la créature et sa mort si brutale. Nicolas n'avait jamais envoyé ce dragon chercher de l'aide, c'était un pauvre animal chassé qui avait tenté de survivre en vain.
— Je connais cette armure, lança une voix derrière elle.
Yselda essuya aussitôt ses larmes, sans se retourner. Elle avait reconnu l'intonation narquoise de Hugon.
— Plus aucun chevalier ne porte du noir depuis la guerre. Je sais qui vous êtes.
Yselda releva la tête, inspira profondément et cligna plusieurs fois des paupières. Ses longs cils bruns étaient mouillés par ses larmes, impossible de cacher qu'elle avait pleurer.
— Je le sais depuis que vous avez débarqué mais j'attendais simplement de voir votre réaction lorsque je vous proposerai de vous allier à moi.
— Je ne m'allierai pas à vous, je pense que vous l'avez compris.
— Vous feriez une grave erreur.
— Je n'ai pas quitté la Capitale pour me battre de nouveau aux ordres de quelqu'un.
— Je me doute, fut un temps où c'était vous qui donniez les ordres, pas vrai ? Je vous félicite... une si jeune femme, qui a su diriger une armée d'hommes entière, qui a su prendre d'assaut une ville comme Ador, avec des dragons...
Quand elle estima que son teint avait repris sa couleur naturelle, Yselda se retourna vers Hugon et ses fossettes. Il lui adressa un bref sourire avant de se rapprocher d'elle. Il portait un long veston bleu nuit, aux couleurs des marins.
— Je sais ce que vous cherchez, Yselda, déclara-t-il.
— Mais vous ne pouvez pas m'aider.
— Non, mais si nous nous allions, vous aurez plus de chance de traverser l'Océan et de trouver ce que vous recherchez.
— Et vous ? Que recherchez-vous ?
— La vengeance. Je n'ai pas ployé le genou et je ne le ferai jamais, quitte à mourir s'il le faut. Je n'ai rien contre les dragons, je n'en ai même jamais vu. En revanche, j'ai une dent contre celui qui ose se faire appeler le Chasseur et il est hors de question qu'il recommence ses massacres pour nous faire craquer.
Yselda avait la triste impression que tout recommençait, différemment cette fois. Ce n'était pas pour monter une armée de dragons mais pour les éradiquer à jamais. Peut-être bien que le roi Djafar n'était pas le seul à être fou et que dans cette histoire, d'autres personnes en avaient après ces créatures.
— Alors vous souhaitez entrer en guerre... marmonna-t-elle.
— Et je veux que vous soyez à la tête de mon armée.
Le cœur d'Yselda frappa sa poitrine. Sur le moment, elle ne rétorqua rien. Être à la tête d'une armée déjà bâtie et entraînée était une tout autre chose, et c'était ce dont elle avait rêvé quand elle était jeune.
Mais l'excitation que pouvait engendrer cette proposition ne la gagnait pas, parce que si elle acceptait de l'aider, lui et ses étranges intentions, alors la guerre recommencerait.
À moins qu'elle ne s'était jamais terminée.
Je vous remercie d'avoir lu !
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