Le feu qui brûle en toi

Quand Archibald ouvrit les yeux, sa tête lui fit très mal. Il se redressa difficilement tout en grognant et craqua ses mâchoires tout en clignant plusieurs fois des paupières. Il réalisa rapidement qu'il se trouvait dans les vestiges d'un cachot. Bien évidemment, la porte et les barreaux, malgré la rouille, étaient intacts. Il se releva et entoura ceux-ci de ses mains, il les secoua, ce qui produisit un lourd fracas métallique.

— Yselda ! hurla-t-il.

Sa voix résonna longuement tant le silence était imperturbable.

— Yselda ! Libère-moi !

Sans réponse de la part de son amie, il lâcha les barreaux et frappa le mur de son poing, la douleur dans ses phalanges lui rappela qu'il n'était pas un surhomme. Il posa ses deux mains à plat sur les pierres poussiéreuses et baissa la tête tout en soufflant à plusieurs reprises. Il lui fallait calmer son cœur rapide et contrôler la colère qui montait en lui.

Il passa plusieurs heures à tourner en rond, à secouer les barreaux, à hurler pour qu'on vienne le voir. Il tenta même d'arracher les pierres du mur pour se faire sortir, urina contre celles-ci, s'allongea quelques minutes et recommença la même chose, dans le même ordre.

Pendant qu'Archibald se trouvait captif dans les ruines d'un fort, Nicolas s'était endormi au son des vagues et caressé par le doux vent des mers. Quand il ouvrit ses yeux, contrairement à son ami, le ciel bleu l'éblouit et le soleil chauffa paisiblement son visage. À la lumière, ses yeux vifs l'étaient encore plus. Il s'assit, jambes tendues dans le sable chaud et observa la mer devant lui.

— Enfin réveillé ?

Il se retourna brusquement, les doigts enfoncés dans le sable. Il fit alors face à une femme, blonde, les cheveux noués, elle portait une robe sans manches salie par le temps et lui adressa un bref sourire en coin, un sourire plein d'empathie.

— Je me demandais quand j'allais te revoir, j'espère que cette fois-ci, tu n'es pas sur le point de mourir.

Ils se connaissaient tous les deux. Cette femme lui avait sauvé la vie. Nicolas se releva, sa jambe fléchit, la douleur à sa cuisse le fit grincer des dents. Il releva le regard vers elle, alors qu'elle fixait sa blessure.

— Je vois...

— Ce n'est pas moi qui ait choisi de venir ici, c'est...

— C'est ton dragon, oui, je me doute, l'interrompit-elle.

Nicolas lui sourit puis inspira profondément. Il regarda autour de lui un bref instant, cette plage il la connaissait et il savait aussi qu'il se trouvait toujours sur l'île. Elle paraissait si grande et ses montagnes impossibles à atteindre. Depuis qu'il était ici, il n'avait jamais revu Hargon et son atèle à l'aile, il espérait qu'il vive heureux dans ces grandes montagnes, comme jadis.

— Veux-tu en parler ? tenta la jeune femme.

Il la regarda de nouveau.

— Crois-tu au destin, Désirée ?

Elle leva les yeux vers le ciel, faisant mine de réfléchir puis se pinça les lèvres.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire par destin, mais je crois que chaque chose que nous vivons est écrite, quelque part et que nous ne pouvons pas dévier de notre trajectoire. Ton destin à toi, c'est quoi ? Souffrir ? De tout ce que tu as pu me raconter, j'ai retenu une seule chose, tu souffres et ta peau reste marquée.

Nicolas déglutit difficilement puis baissa les yeux, sans répondre.

— D'où vient cette armure ? questionna-t-elle.

— Longue histoire...

— Et si tu me la racontais pendant que je soigne ta plaie ?

Après que Djafar ait tenté de lui trancher la gorge et que Djaär, son dragon au triste sort, lui ait brûlé le dos, Nicolas tomba dans le coma, comme pour se protéger. Son corps avait réagi de la même manière le jour où  Hargon avait bien failli le tuer. Son corps puisait dans ses réserves pour le garder en vie, pendant que la conscience de Nicolas s'éteignait, c'était en partie pour cela qu'on le croyait mort. Seuls les dragons savaient la vérité, ils avaient alors décidé d'emporter son corps endormi ailleurs, le plus loin possible de la civilisation. Après des jours de vol, des côtes lacérées, ils l'avaient déposé sur cette plage, derrière laquelle se trouvait la petite cabane de Désirée. Un dragon ne passait pas inaperçu, elle l'avait vu mais remarquant qu'il ne restait pas longtemps, elle avait décidé de se rendre sur la plage, c'est alors qu'elle avait découvert le corps inerte de Nicolas. Elle décida de l'emmener chez elle et de panser ses multiples blessures. Il lui fallut des mois pour le rafistoler et d'autres encore pour qu'il se remette de ce qu'il avait vécu et daigne enfin en parler à la seule personne qu'il côtoya durant quelques années.

Il n'y avait jamais eu aucune ambiguïté entre eux, aucun sentiment, juste un lien solide qu'ils ne surent d'où il provenait. En tout cas, les dragons savaient où aller, savaient quoi faire et Nicolas en était de plus en plus épaté.

Assis sur une chaise, Désirée nettoyait sa plaie ouverte à la cuisse, celle qu'Yselda lui avait infligé, Nicolas lui, était plongé dans ses pensées. Elle avait changé de camp et pourtant, il avait espéré la revoir, il avait même eu le cœur palpitant en y songeant. Le pire dans tout cela, c'est qu'il l'avait trouvée si belle, si femme, si forte, si fascinante. L'époque où ils étaient de grands amis, l'époque où elle éprouvait de l'amour envers lui était révolue et pourtant, durant huit longues années, il n'avait jamais oublié qui avait été Yselda, ni même le court baiser qu'ils avaient échangé lors de la veillée à Paraviel, alors qu'il était âgé de dix huit ans.

— Contre qui t'es-tu battu ? lui demanda Désirée.

Sa voix claire le sortit de ses pensées.

— Une vieille amie, c'était perdu d'avance.

Désirée, alors qu'il parlait, en profita pour recoudre sa plaie. Nicolas se mordit la langue, la douleur de l'aiguille et du fil n'était rien comparé aux multiples brûlures qu'il avait subi.

— Un jour, me diras-tu comment tu fais pour survivre à autant de malheurs ? lança-t-elle concentrée sur sa tâche.

— Je te le dirai le jour où je le saurai.

Elle releva la tête vers lui, agenouillée sur le sol, alors leurs regards se croisèrent.

— Pourquoi n'essaies-tu pas de retrouver la soeur de ton père ? Elle en sait plus que toi, plus que n'importe qui même.

Désirée était au courant de tout, absolument tout. Des dragons à la mort d'Édouard, en passant par les multiples épreuves qu'il dût traverser accompagné de l'écuyer, le chevalier, l'intrépide et même Ivène, son grand amour, sans oublier le roi et son fils qui faisaient partie de sa famille.

— Parce que je crois qu'elle préférerait continuer à vivre normalement, sans se remémorer chaque instant que ses gênes sont maudits.

— Maudits ou bénis ?

Nicolas ne rétorqua rien, les dents serrées alors que Désirée terminait tout juste son intervention, elle banda sa jambe et se releva, les mains salies par son sang.

— Tu devrais chercher des réponses, ce n'est pas en restant dans l'ignorance que tu sauras qui tu es et que tu pourras aller de l'avant, dit-elle concernée.

— Qui je suis ?

Il la suivait du regard alors qu'elle lavait ses tissus imbibés de sang dans une bassine.

— Je suis personne, déclara-t-il. Mais j'aurais pu être quelqu'un.

— Comme un roi, par exemple, assura-t-elle accroupie devant sa bassine.

La jambe tendue, Nicolas passa sa main sur le bandage.

— Je n'ai pas l'étoffe d'un roi mais je sais qui l'aurait.

— Ah oui, qui ?

— Yselda.

— Oh, la fameuse...

Nicolas avait le cœur lourd, il pesait dans sa poitrine. Il avait eu des différends avec elle, mais jamais il n'aurait pu penser qu'un jour, ils se battraient l'un contre l'autre. Peut-être avait-il eu trop confiance en lui. Il avait toujours su ce qu'elle pouvait éprouver pour lui jadis et s'en était même convaincu. Mais comment, après huit ans, ses sentiments pouvaient rester intact ? Son espoir avait fané, il le trouvait même ridicule d'avoir un jour été réel.

— C'est elle ? demanda Désirée.

Nicolas l'interrogea du regard.

— C'est elle qui t'as blessé ?

— Je ne fais pas le poids contre elle, j'ai toujours été nul pour me battre à l'épée, je me sens mieux un arc dans les mains.

— Pourquoi a-t-elle fait cela ?

— Parce qu'elle me déteste, elle me déteste et elle déteste les dragons. Tout le monde les déteste.

— Je ne crois pas.

— Ils sont dangereux.

— Ils te suivent et t'écoutent.

— Ce sont des dragons, ils n'écouteront qu'eux et n'agiront que selon leur instinct.

— Leur instinct, c'est toi.

Désirée le rejoignit et s'accroupit devant lui pour sonder son regard. Ils ne s'étaient pas vu depuis si longtemps, cela paraissait une éternité. Nicolas restait assis, mais daigna la regarder.

— Tu peux communiquer avec eux, souffla-t-elle.

Il leva les yeux au ciel tout en soupirant.

— Non.

— Tu le peux, au fond de toi tu le sais. Je me souviens de ce que tu m'as raconté à propos d'un certain Gadriel, le jour où cet assassin avait été envoyé pour te tuer, tu es entré en transe, tu me l'as dit toi-même et c'est comme ça que tu as pu être sauvé, tu as appelé ton dragon.

Peut-être disait-elle vrai mais Nicolas tentait de se convaincre du contraire. Il ne détestait pas ses dragons, il les aimait si fort qu'il en souffrait, mais il était aussi terrifié. Terrifié parce qu'il ne savait pas tout de ses origines, il ne savait pas pourquoi il était comme ça, pourquoi ses yeux avaient cette couleur, pourquoi lui et pas quelqu'un d'autre ? Quelque chose n'avait pas été dit, Édouard avait très certainement ses secrets. Des secrets jamais révélés à quiconque.

— Mais je ne sais pas comment je le fais, je n'y arrive que quand je suis en danger, seulement que je suis terrifié...

— Comment tu t'es sorti de là ? Comment tu as fait pour pas qu'elle te tue ?

— J'ai sauté par la fenêtre.

— Et tu savais que le dragon te récupérerait ?

— Je savais qu'il était là, je savais qu'il me suivait, je le sentais.

Désirée sourit, c'était une très belle femme, les lèvres fines, roses, les yeux noisettes, les cheveux bouclés, blonds, le teint halé, la silhouette fine.

— Je ne peux pas le décrire, reprit Nicolas pensif. Depuis mes dix ans je n'arrive pas à comprendre ce qu'il y a en moi. Je ne le dis jamais, je ne me plains jamais, mais j'ai l'impression que du feu coule dans mes veines. Le jour où j'ai vu ce dragon noir dans la vallée, je ne suis pas certain d'avoir eu peur pour Ivène, j'ai l'impression qu'il l'avait fait exprès.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Il voulait que je me rende compte de ce dont j'étais capable, il voulait me tester. Les dragons, il n'y en avait plus aucun depuis la mort de mon père et soudainement, le jour où j'ai décidé de me rendre dans la vallée, il est apparu, comme s'il m'avait senti. Plus les années passent, plus ils agissent et plus je me rends compte qu'ils sont intelligents et savent ce qu'ils font. Ils restent des bêtes sauvages et féroces, mais l'Homme est féroce lui aussi, pourtant il est doté de sentiments et d'intelligence. Les animaux sont comme nous, mais ils ne parlent pas.

Désirée lui saisit la main et la serra dans la sienne tout en le regardant droit dans les yeux. Elle n'avait jamais craint son regard, elle n'avait même jamais fait de réflexions ou commentaires dessus. Elle s'était toujours contentée de lui poser des questions et de l'écouter parler. Elle était fille de pêcheur, sa mère était décédée d'une maladie et son père avait disparu en mer, elle avait alors reprit la maison et s'occupait comme elle pouvait en se baladant dans la forêt et en pêchant le plus souvent possible. L'île était peu habitée et elle n'avait jamais eu l'occasion de la quitter.

— Ça fait treize ans que je suis confronté aux dragons de si près et plus les années passent, plus le feu en moi brûle.

— Que veux-tu dire ?

— Il y a la haine, la rancœur, l'amour, puis il y a mon sang.

Treize ans c'était long. Ne pas savoir ses origines devenait insoutenable.

De l'autre côté de l'île, Archibald était allongé dans la poussière et fixait le plafond au dessus de lui sur lequel une araignée prenait plaisir à tisser sa toile. Quand Yselda se posta devant les barreaux, il se releva aussitôt et s'approcha de ceux-ci pour sonder son regard bleu, elle gardait le menton levé et les bras le long de son corps.

— Nous avons retrouvé Hugon et Amaury, déclara-t-elle.

— Où sont-ils ?

— Avec Théobald.

Si jamais il découvrait qu'Amaury était le fils de Nicolas, les dragons étaient perdus.





Je vous remercie d'avoir lu !

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