Amitié brisée
Yselda fut réveillée par des exclamations provenant du pont. Elle s'y précipita, elle n'avait pas pris la peine de se débarrasser de son armure, elle s'était endormie et n'avait rouvert les yeux qu'au jour levé.
En arrivant sur le pont, elle poussa les hommes regroupés autour de la scène. Elle écarquilla les yeux en reconnaissant la personne qui criait, ou plutôt, le gamin qui s'égosillait. Un marin barbu et aveugle d'un œil le tenait fermement par le bras alors que l'enfant se débattait.
— Je crois bien que nous avons un problème, déclara Hugon posté à côté d'Yselda.
Le jeune seigneur observait la scène, les mains croisées, sans ciller. Yselda lui jeta un bref regard, les sourcils froncés.
— Lâchez-moi ! hurlait l'enfant.
— Une petite merde comme toi, on devrait la faire passer par dessus bord !
— Halte, intervint Yselda en s'approchant la main sur le manche de son épée.
Amaury s'immobilisa en reconnaissant Yselda, le barbu lâcha le gamin et se tint droit face à elle.
— Un passager en plus, ça change tout, gronda-t-il.
— Vu sa taille, on peut le considéré comme une moitié de passager, grommela-t-elle.
Elle tourna le dos au barbu et s'accroupit face à Amaury, saisissant ses deux bras avec une poigne ferme. Le petit garçon parut surpris, la mine boudeuse. Yselda le dévisagea, les mâchoires serrées. Elle tentait de se contenir mais le savoir ici la mettait terriblement en colère.
— Tu n'as pas le droit d'être ici, tu le sais, ça ?
— Je voulais venir...
— Pourquoi ?
— Parce que je veux être un pirate !
— Ce n'est pas un jeu ! cria Yselda en le secouant.
Amaury tourna la tête pour ne pas affronter son regard électrique, Yselda lui saisit les joues et le força à la regarder.
— Tu n'as que huit ans ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Imagine dans quel état doit être ta mère à présent !
— Je suis assez intelligent pour survivre.
— Bon sang, cesse de te prendre pour plus grand que tu ne l'es !
Elle se redressa et inspira profondément, tout le monde les regardait. Seul Archibald manquait à l'appel et Yselda ne tarda pas à s'en rendre compte. Elle jeta un coup d'oeil aux hommes présents, ne trouvant pas son ami, elle écourta les faits.
— Ta punition sera de passer la serpillière et servir à manger aux marins. Tu ne peux pas refuser ou tu finiras dans un cachot, peut-être pire encore, on te donnera à manger aux monstres de l'océan !
— C'est faux, il n'y a pas de monstres dans la mer !
Yselda l'ignora et se tourna vers le barbu.
— Donnez lui des tâches à faire pour qu'il s'occupe, j'ai quelque chose à faire.
Elle passa entre les hommes qui commencèrent à se disperser bien que certains gardaient leur regard braqué sur le petit garçon. Elle descendit dans la soute et tira la couverture qui recouvrait son ami et ses vêtements tâchés de vomi. Elle le gifla, si fort qu'il se réveilla aussitôt, le regard vague et de la bave au coin de la bouche.
— Quel genre de chevalier es-tu pour te comporter de cette façon ?
— On est arrivé ... ? bredouilla Archibald d'une voix traînante.
— Idiot ! Tu n'es pas censé boire quand tu travailles !
Il se redressa mais se cogna le front contre la couchette au dessus de lui, sa tête retomba aussitôt sur le tas de vêtements puants qui lui servait d'oreiller.
— Je travaille pas et arrête de crier, j'ai mal à la tête...
— Bientôt, ce sera mon poing qui te causera ces douleurs !
— Calme-toi Yselda... on est sur un bateau, on a rien à faire...
— Oh si, le petit bâtard d'Ivène est monté sur le bateau, je ne m'en occuperai pas. Tu te débrouilleras avec lui alors je te conseille fortement de ne pas boire pour le garder à l'œil.
Archibald baillait pendant qu'elle lui parlait, ce qui la mit encore plus en colère. Alors elle serra les poings, tourna les talons et remonta sur le pont où Amaury passait la serpillière, l'air déçu tandis que certains marins se moquaient de lui au loin. Elle s'appuya contre le bord et observa les vagues frapper les parois du bateau, huma l'air un instant et toisa l'horizon, la fraîcheur matinale fouettant ses joues qui rosissaient.
— Pourquoi êtes-vous de mauvaise humeur ? demanda Hugon à ses côtés.
— Pourquoi me suivez-vous partout ?
— Vous me fascinez et vous m'intriguez.
— Ne rêvez pas, vous n'êtes pas mon genre.
— De toute façon, je suis promis à une femme noble et non une femme forte comme vous.
Yselda lui jeta un regard en coin.
— Archibald est un pochtron, couina-t-elle.
Elle détourna le regard, l'air triste.
— Il l'est depuis que Nicolas a disparu, reprit-elle. Il ne cesse d'aller s'amuser dans les bordels puis de boire chaque soir. Je le rejoins parfois et nous nous amusons. Je trouvais ça drôle, c'est vrai... mais le voir ainsi, alors que notre quête est sérieuse...
— Pour vous, l'interrompit Hugon.
Yselda l'interrogea du regard. Il semblait impassible, sage et noble. C'était un bel homme mais bien trop mystérieux pour lui léguer une entière confiance. Hugon cachait peut-être des secrets. Yselda avait appris à se méfier à présent.
— Archibald n'est pas du même avis que vous, expliqua-t-il.
— Je ne l'ai jamais forcé à me suivre, il l'a voulu.
— Parce qu'il vous aime.
Elle poussa un profond soupir et caressa du bout des doigts le bois humide du navire, quelques gouttelettes d'eau les éclaboussaient certaines fois. Le chant de l'océan était appréciable si on en oubliait les exclamations des marins aux voix nasillardes.
— Je pense que c'est un homme bon et que vous lui avez brisé le cœur.
— Je ne connais pas l'amour et je ne veux pas le connaître. Je ne me sens pas capable d'être aimée et d'aimer en retour. Je ne peux pas dire que j'étais amoureuse de Nicolas, c'était un personnage unique et fascinant. Je l'aimais pour ce qu'il dégageait. Il avait cette innocence que les hommes n'avaient pas et Ivène l'a corrompu.
Hugon ne connaissait pas toute l'histoire mais il avait comprit certaines choses. Il n'avait jamais vu Nicolas mais on le lui avait décris lors de récits tous plus fascinants les uns que les autres. L'amour pouvait corrompre un homme, mais un homme comme Nicolas, pour le jeune Seigneur, il ne pouvait être corrompu. Probablement était-il manipulable de part sa faible expérience en société, mais le fait d'avoir grandi avec des animaux plutôt que des êtres humains faisait de lui un homme impossible à corrompre selon Hugon. Dans tous les récits qu'il avait pu entendre, on décrivait Nicolas comme un brave homme au visage défiguré par les monstres qu'il chérissait, on le décrivait comme un jeune garçon à la bonté impressionnante, à la clémence fascinante, capable de pardonner les pires erreurs...
— Nicolas était amoureux de cette femme mais pas corrompu.
— Vous ne savez pas tout ce qu'elle a fait, pesta Yselda.
— Ivène était une pauvre fille égarée qui rêvait de vivre dans le luxe, intervint Archibald tout en reboutonnant sa chemise froissée. Djafar s'en est servi pour la manipuler et faire en sorte qu'elle trompe Nicolas. En aucun cas cette femme est mauvaise. Le méchant, c'était le roi et il est mort. Il est temps de lui pardonner, Yselda. Elle n'a pas tué Nicolas, c'est Djafar. Tout ce dont elle rêvait, c'était ce qu'on lui promettait, elle était jeune et naïve, c'était facile pour un fou comme le roi de faire d'elle son pion.
Yselda se retourna pour lui faire face. Il avait une sale mine, il était pâle, les yeux gorgés de sang, des cernes sous ceux-ci et les lèvres gercées. Ses cheveux bruns étaient hirsutes, tout comme sa barbe naissante. Hugon esquissa un faible sourire.
— Je pense que votre ami a tout dit.
— Tu devrais sauter de ce bateau et rentrer à la nage, cracha Yselda à l'attention de l'ancien écuyer.
— Pourquoi ? Grommela Archibald. Parce que je dis la vérité ? Parce que je suis lucide ? Ouvre les yeux, depuis que ce dragon s'est écrasé sur Ador...
— Bèn ! Il s'appelait Bèn ! Ce n'était pas n'importe quel dragon ! l'interrompit Yselda tout en croisant les bras.
— ... Depuis qu'il s'est écrasé sur Ador, tu as tellement changé... tu es habitée par une haine que je n'ai jamais vu en toi, je ne te reconnais pas.
Le menton d'Yselda se mit à trembler, malgré cela, elle ravala ses sanglots, tentant au mieux de cacher ce qu'elle ressentait. La façon dont Archibald lui parlait lui brisait le cœur. De l'inquiétude s'entendait dans sa voix et cette vérité tranchante la blessait. Elle-même ne se reconnaissait pas. Mais l'entendre de vive voix, de quelqu'un de si cher qu'Archibald, c'était comme se prendre un coup en pleine figure.
— Écoute toi parler, regarde toi agir... où est la Yselda que j'aimais ? Celle qui était pleine de gentillesse et de bravoure ?
— Elle est devant toi, dit-elle simplement un nœud dans la gorge.
Archibald secoua la tête.
— Je me souviens de toi comme la guerrière qui a mené une armée de mille hommes, comme cette jeune fille à peine âgée de seize ans qui a gagné une guerre... Mais depuis que Bèn s'est écrasé, tout ton passé t'es revenu en pleine figure et toi... c'est comme si tu étais une autre personne.
— Au moins je ne suis pas pochtronne, gronda-t-elle.
Elle savait qu'il avait raison, mais impossible pour elle de le lui dire. Malgré cela, elle savait qu'elle n'était plus la même. Ce dragon l'avait tellement chamboulée, cet espoir qui la rongeait à l'intérieur la tuait. Était-ce seulement l'espoir ou bien la crainte que Nicolas soit réellement mort et que derrière l'Océan, il n'y ait plus que ses ossements ? Cette idée, à peine frôlait-elle son esprit, la détruisait.
— Touché... souffla Archibald en baissant le regard.
— Tu n'as pas le droit de me faire des réflexions. Contrairement à toi, moi j'ai réussi à faire de ma vie quelque chose. Toi, tout ce que tu as fait, c'est vivre dans mon ombre et imiter mes moindres faits et gestes, parce que c'est la seule chose que tu sais faire. Tu ne t'es jamais remis de cette guerre, ni même de la mort de Nicolas, tu t'es noyé dans l'alcool, jour et nuit et dans le sexe !
Archibald la considéra longuement, le regard noir cette fois-ci. Il venait de dessaouler en quelques secondes seulement.
— Tu viens de briser notre amitié, Yselda, déclara-t-il le cœur lourd.
Il fouilla dans sa poche et en sortit la lettre de Nicolas. Le visage d'Yselda se décomposa, elle tenta de lui reprendre mais il fut plus rapide qu'elle. Avant qu'elle ne dise quoi que ce soit, il la déchira juste sous ses yeux bleus écarquillés.
— Non ! hurla-t-elle.
— Puisque notre amitié est morte, il est temps que tu comprennes que tous tes espoirs ridicules sont basés sur un mensonge !
Elle releva ses yeux embués de larmes vers lui.
— J'ai compris, je ne vivrais plus dans ton ombre, oh toi grande Yselda. Tu sais pourquoi t'as pu refaire ta vie après la guerre ?
Elle ne rétorqua rien, ses yeux bleus braqués sur lui, une larme menaçant de couler.
— Parce que c'est moi qui ait écrit cette lettre ! cria Archibald les larmes dégringolant de ses joues.
Il secoua les morceaux de papier déchirés sous son nez. À cette annonce, le cœur d'Yselda se déchira comme la lettre. Très vite les papiers virevoltèrent dans le vent et s'écrasèrent dans l'eau tourmentée qui les engloutit rapidement après les avoir laisser flotter quelques secondes.
— Je voulais que tu ailles mieux, je voulais que tu crois qu'il soit encore là, quelque part à veiller sur toi parce que je savais à quel point tu tenais à lui ! Je rêvais que tu grandisses, que tu ailles de l'avant et tu sais quoi ? J'ai jamais réussi à digérer ce mensonge, j'ai jamais réussi à me pardonner et c'est pour ça que je me noyais dans l'alcool !
— Comment as-tu pu... souffla-t-elle immobile.
— Je t'aime ! J'ai toujours voulu ton bien...
Elle serra les dents alors qu'une petite perle roulait sur sa joue rosie par le froid.
— Toute cette quête...
— Il y a vraiment quelque chose qui tue les dragons ! Mais Nicolas, lui... il est mort, déclara Archibald.
— Tu m'as trahi ! hurla-t-elle en brandissant son épée.
— Yselda, calmez-vous... tenta Hugon.
La pointe menaçante de son épée se tourna vers le seigneur.
— Je vous interdis de vous en mêler !
Elle se retourna vers Archibald, prête à se battre. La rage dans ses yeux était telle que ses iris bleues étaient devenues noires. Ses joues humides de larmes luisaient sous la pauvre lumière du soleil cachée sous les nuages gris.
— Tu vas me le payer...
— Yselda... je t'en prie.
— C'est toi qui vient de briser notre amitié !
Elle tenta de lui asséner un coup d'épée mais Archibald l'évita de justesse. Il se munit de la sienne, pour parer ses coups, mais en aucun cas souhaitant se battre contre elle.
— Je t'en prie... on ne va pas se battre quand même !
— Car tu sais que je serai victorieuse.
Tous les marins avaient cessé leur activité, observant les deux individus en conflit. Plus les secondes défilaient, plus le ciel devenait gris, l'orage au loin menaçant de les frapper. Yselda attaqua de nouveau, Archibald para chaque coup qu'elle tenta de lui infliger, les épées s'entrechoquant dans un fracas métallique. Les coups d'Yselda étaient puissants, Archibald ne cessait de reculer. Elle réussit à lui entailler le bras et le désarmer maintenant qu'il se trouvait de l'autre côté du pont, contre le bois humide du bateau, les vagues rêvant de le dévorer. La pointe de l'épée d'Yselda était appuyée contre le torse du jeune homme. Les yeux d'Archibald la suppliaient, sa cage thoracique se soulevant à un rythme irrégulier, appuyant chaque seconde contre la pointe qui aurait raison de sa vie.
Mais le destin en avait décidé autrement.
Dans le ciel sombre, par dessus le grondement lointain de l'orage, un rugissement.
Un dragon.
Je vous remercie d'avoir lu !
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