Un triste adieu
— Mais ... comment as-tu fait pour gagner la confiance de cette bête ?
Un homme d'âge mûr, aux dents manquantes, à l'haleine fétide et à l'armure trop grande suivait Nicolas en trottinant. Ce dernier marchait plutôt vite, cela faisait maintenant deux jours qu'il marchait, accompagné de quelques soldats et d'Alaric. Ils faisaient escale jusqu'à Hargon, là où Nicolas rendrait visite à sa mère.
Theobald n'avait eu d'autres choix que d'accepter, c'était Alaric qui avait insisté. Nicolas fut même surpris qu'il insiste à ce point, il fit preuve d'une énorme compassion. Malgré tout, l'histoire d'Arnold restait dans un coin de sa tête et ne pouvait le quitter. Il avait une terrible image ancrée dans son crâne, il ne pouvait s'en défaire.
Lorsqu'ils traversèrent les montagnes, Nicolas scruta les sommets dans l'espoir de voir trois jeunes dragons les survoler. Or, il n'y avait que des nuages épars et rien d'autre que l'énorme dragon noir qui les suivait et ne faisait qu'effrayer les soldats qui, eux, restaient sur leurs gardes.
— On dit que les dragons sont des démons, des créatures envoyés sur Terre pour effacer toute trace d'humanité. Une sorte d'expérience ratée de Dieu. Ils sont l'incarnation du mal et ...
— Tu veux bien te taire ? grogna Alaric. Toutes ces superstitions sont puériles.
— Mais ses yeux sont le reflet du mal ...
— Tes croyances te tueront.
Nicolas ne broncha pas, il préférait se concentrer sur sa marche et se remémorer le peu de souvenir qu'il avait de sa mère. Disons qu'elle n'avait pas toujours été là pour lui. Elle l'avait renié lorsqu'il était tout petit, Bénédicte s'était alors occupé de lui et l'avait élevé avant que sa mère ne sorte finalement de son lit et n'affronte le monde extérieur. Elle était endeuillée par la mort de l'amour de sa vie et la naissance de Nicolas n'avait fait qu'empirer les choses pour elle. Comme s'il était une erreur de la nature. Comme si c'était lui qui avait tué son père, sans même jamais l'avoir connu.
Après deux longues semaines de marche, ils arrivèrent à Hargon. Nicolas avait d'abord voulu se rendre à Ador pour retrouver Yselda, assurant à Alaric qu'elle était certainement en danger, mais ce dernier insistait pour qu'il dise au revoir à sa mère.
Ils traversèrent la fameuse vallée et le dragon ne se retint pas, il rugit comme jamais il n'avait rugit. Ce cri résonna dans la vallée entière. Le ciel était couvert ce jour-là, malgré tout, l'endroit restait idyllique, comme dans les souvenirs de Nicolas. Rien ne changeait ici, tout restait magique. Complètement hors du temps.
Arrivé à l'entrée d'Hargon, Nicolas eut le cœur serré. Cela faisait des années qu'il n'y avait pas remis les pieds, c'était comme affronté une peur enfouie au plus profond de lui. Ils traversèrent les rues de pavées, tout était identique, comme dans le passé.
Bien entendu, les regards des villageois se portèrent aussitôt sur Nicolas, des regards intrigués, curieux mais également de jugement. Le jeune homme les ignorait tous, peut-être le reconnaissaient-ils à cause de ses yeux atypiques, ou peut-être voyaient-ils seulement des soldats tout droit venus de Paraviel.
Plus il avançait et plus son cœur se serrait dans sa poitrine, sans qu'il ne sache pourquoi. Il y avait cette ambiance étrange, comme si le village s'éteignait petit à petit. Hargon n'était plus aussi vivant qu'avant, les marchands faisaient toujours leur travail, mais plus aussi gaiement qu'autrefois. Aussi, les bâtisses vieillissaient avec le temps et enlaidissaient le village, qui pourtant, perché au dessus de la vallée, ne pouvait qu'être magnifique. Hors du temps lui aussi.
Au lieu de cela, on l'appelait la vallée maudite.
— Où est ton dragon ? chuchota Alaric à son oreille en jetant des coups d'œil au villageois.
— Certainement dans la vallée, je ne veux pas qu'il me suive ici.
— Pourquoi ?
— Hargon est l'un des villages les plus touchés par les dragons, je ne veux pas effrayer ces gens. Je suis venu pour ma mère, non pas pour me faire repérer.
Alaric ne rétorqua rien et le suivi jusqu'à cette fameuse chaumière, là où il avait grandi jadis. Quelques poules se baladaient sur le terrain boueux, de la paille traînait ici et là et le petit portillon était cassé, il ne se fermait plus.
Nicolas le poussa lentement puis se tourna vers les soldats, il plongea son regard dans celui d'Alaric.
— Attendez-moi ici, s'il vous plait. C'est ma mère, pas la vôtre. J'aimerais être seul avec elle.
Alaric répondit d'un signe approbateur de la tête, sans protester. Nicolas put alors s'aventurer dans son ancienne demeure. La porte grinça lorsqu'il l'ouvrit, rien n'avait changé à l'intérieur, tout était vieillot et propre, entretenu malgré la pauvreté du lieu.
Ce qu'il vit en premier, ce fut cette silhouette fluette, fine voire maigre se lever d'une chaise aux pieds qui ripèrent sur le sol. L'individu se retourna, les cheveux noués dans une natte interminablement longue. C'était Bénédicte, Nicolas la reconnaîtrait entre mille. Son visage doux et rassurant, ses prunelles brunes, ses cheveux de jais...
— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle en s'approchant de lui.
Soudain, son visage s'illumina et ses beaux yeux s'écarquillèrent, laissant place à des larmes.
— Nicolas ... ?
Sans qu'il ne lui réponde, elle fut certaine que c'était lui. Elle l'enlaça, si fort qu'elle aurait pu lui briser des vertèbres. Mais cette étreinte fut si réconfortante pour lui, chaleureuse, familiale, aimante ... tout ce dont il rêvait depuis des années. Tout ce dont il avait oublié. Le contacte humain. L'amour de ses proches. Cette proximité étrange que l'on pouvait avoir dans une famille. Un amour inconditionnel, dépassant toutes les limites possibles.
Elle se détacha de lui, les deux mains sur son visage et le détailla. Ses vêtements, son corps, son visage, sa peau, ses cheveux ... tout.
— Tu es si beau ... si grand ...
Son menton tremblait, elle retenait des sanglots.
— Tu es là, devant moi. J'ai toujours pensé qu'on ne te reverrait jamais. J'entendais des histoires étranges sur un garçon te ressemblant mais ... je pensais que tu étais mort. J'ai pensé que l'on t'avait perdu. Mais tu es là ... devant moi. Grand, fort. Tu es un homme ... et tu lui ressembles tellement ...
Elle laissa glisser ses mains et baissa la tête.
— Je suis venu pour voir ... pour voir ...
— Je me doute, oui. Comment as-tu su ?
— On me l'a dit. Alaric me l'a dit.
— Alaric ? répéta-t-elle. Qui est Alaric ?
Nicolas plissa ses paupières l'air inquisiteur. Une faible esquisse déforma ses lèvres lorsqu'il comprit qu'on lui avait menti.
— Personne, souffla-t-il dans un raclement de gorge.
Bénédicte se posta à côté de lui, elle posa sa main sur son épaule, les yeux rivés sur le sol. Son visage montrait une tristesse infinie, une peine inconsolable.
— Elle est dans sa chambre ...
Après ces quelques mots, Nicolas s'y rendit mais n'osait pas entrer. Que dirait-elle en le voyant ? Dans quel état était-elle ? Le reconnaîtrait-elle ? Mais surtout, verrait-il sa mère comme dans ses souvenirs, ou verrait-il une personne totalement différente ?
Il prit son courage à deux mains et poussa la porte. Il inspira une première fois en découvrant sa mère alitée, couverte par deux couvertures, la peau si pâle qu'elle était méconnaissable. Ses joues étaient creuses, ses cernes noirs, ses yeux mi-clos et son corps ... si maigre qu'on en voyait son squelette.
Il s'approcha du lit à petits pas, le cœur lourd. D'abord, il l'observa. Il reconnaissait ses cheveux, la forme de son visage et l'odeur qu'elle dégageait ... Mais la femme dans ce lit n'était plus la mère de ses souvenirs.
Doucement, il posa sa main sur la sienne, puis la prit et la serra légèrement. Étrangement, toutes les rancœurs qu'il pouvait avoir contre elle disparurent. Il n'était plus qu'un fils au chevet de sa mère mourante.
Quand elle sentit son contacte, elle ouvrit légèrement ses paupières, elle le regardait, mais son âme semblait déjà si loin...
— Edouard ? murmura-t-elle dans un soupir.
Nicolas se pinça les lèvres, sentant une vague d'émotion l'envahir.
— C'est moi, maman, confia-t-il d'une faible voix.
Ses yeux s'ouvrirent beaucoup plus, elle prit une grande inspiration avant de serrer sa main dans la sienne et qu'une larme ne coule sur sa joue.
— Nicolas ... mon fils ... ?
— Je suis là.
Était-ce des larmes de tristesse ? Des larmes de joie ? Les deux ?
— Tu lui ressembles tellement ...
Comment pouvait-il le savoir ? Jamais il n'avait vu à quoi ressemblait son père.
— Je savais que tu reviendrais, je savais que tu étais en vie...
Elle respirait mal. Beaucoup trop mal et un étrange liquide blanc coulait de sa bouche parfois, comme si elle ne pouvait plus avaler sa salive.
— Toutes ces histoires sont vraies, je ne cessais de l'affirmer quand, eux, me repoussaient.
Elle caressa du gras de son pouce, la main de son fils.
— Je n'ai jamais eu honte de mon fils, j'ai toujours été fière de toi et c'est pour ça que je te défendais quand ils te bousculaient et t'insultaient. Sais-tu comme ce fut dur de te perdre ?
— Pourquoi as-tu accepter son argent ? demanda Nicolas la mâchoire serrée.
Elle pleurait, silencieusement, mais ses larmes ne pouvaient être cachées.
— Je n'ai jamais accepté son argent, Nicolas ... Je voulais que tu t'en ailles, et le seul moyen de te faire partir, c'était de te briser le cœur.
Sa voix était rauque, son souffle irrégulier. Elle ferma les yeux pour laisser couler ses larmes, pleine de culpabilité.
— Pourquoi ... ? marmonna-t-il.
— Je voulais te protéger ... mais j'en étais incapable. Je n'ai trouvé que cela pour te faire partir, je savais qu'il n'y avait que moi qui te retenait. Je ne voulais pas qu'il t'emmène, il se serait servi de toi. Il t'aurait fait du mal. Il te fera du mal ...
Elle marqua une pause, le temps de reprendre son souffle. Elle était faible. Si faible ... Elle serra davantage sa main et plongea son regard livide dans le sien, posant sa main froide sur sa joue.
— Ne fais confiance à personne, Nicolas. Ils te mentent. Ils te mentent tous.
Elle laissa glisser sa main et reposa sa tête correctement sur le vieux coussin.
— Ne fais confiance qu'aux dragons.
Puis elle ferma les yeux, inspira profondément et expira lentement.
— Reste près de moi, s'il te plait, susurra-t-elle.
Nicolas serra sa main dans la sienne, les yeux ne la quittant pas, la tristesse s'emparant de tout son être.
— Reste près de moi ... répéta-t-elle à mi-voix.
Nicolas posa sa main sur son front et le caressa doucement, comme elle le faisait pour lui lorsqu'il était petit.
— Je suis là, je ne te laisse pas, maman.
Elle laissa ses yeux se fermer de nouveau, elle semblait plus paisible cette fois. Le silence régna dans la chaumière et seule la faible respiration de sa mère venait le perturber. Jusqu'au moment où sa poitrine ne se souleva plus, où son souffle ne s'entendit plus. Sa main desserra celle de son fils et elle resta immobile, sans respirer. Morte.
Nicolas ne bougea pas. Cela faisait longtemps mais des larmes noyaient ses yeux, une boule serrait sa gorge et un nœud tordait son estomac. Étrangement, cette douleur était bien plus intense que sa blessure, plus profonde, plus ancrée dans son être.
Il posa sa tête sur le ventre de sa mère, il ferma les yeux et il sanglota, dans le silence. Pendant cinq longues années, il associait sa mère à une traîtresse hypocrite qui avait osé vendre son enfant au roi. Alors qu'en réalité, elle n'avait fait que le sauver. Elle l'avait blessé pour mieux le protéger. Et elle avait su. Elle avait su ce qu'il se passerait ensuite.
Quelques heures plus tard, Nicolas enfilait la tenue que Alaric lui avait donné. Celle d'un chevalier. Ainsi, il pourrait rendre un parfait hommage à sa mère disait-il. Or, au fond de lui, il espérait qu'il parte chercher sa fille, c'était pourquoi il l'avait équipe à nouveau.
Mais Nicolas n'en avait rien à faire. Il avait un terrible poids sur le cœur accompagné de son deuil.
Alors qu'il venait juste d'enfiler sa cotte de mailles, il se tourna vers Alaric et ses cheveux blancs. Il le toisa ainsi plusieurs secondes, ce qui commença à gêner le chevalier.
— Qu'est-ce qu'il y a ? grogna-t-il mal à l'aise.
— Quelle sensation avez-vous ressenti ?
Alaric haussa les sourcils.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? De quoi me parles-tu ?
— Arracher des femmes à leur famille, enlever des enfants à leurs parents et les entendre vous supplier. Quelle sensation avez-vous ressenti lorsque vous agissiez comme un parfait connard ?
Alaric fut surpris par sa façon de parler mais encore plus qu'il connaisse cette histoire. Il déglutit avant d'ouvrir la bouche, il était bien plus que mal à l'aise. Il regarda autour de lui avant de s'approcher de Nicolas.
— Lorsque nous sommes sacrés chevalier, nous prononçons nos vœux et nous ne pouvons revenir en arrière. Je n'ai eu d'autres choix que de suivre les ordres qui m'étaient donnés. Oui, durant des années, j'ai agis comme un parfait connard. Durant des années j'ai été victime de la culpabilité, au point de perdre foi en ma propre personne. As-tu déjà ressenti cela ? Ne plus croire en toi ? Te sentir mort de l'intérieur ? Incompris ?
Il le regardait droit dans les yeux, ses prunelles bleus ne semblaient pas mentir.
— Un chevalier... un véritable chevalier, ne déroge pas les ordres qu'on lui donne. Un véritable chevalier agit pour son roi. Même si cela implique de terribles actes.
— Vous devriez avoir honte, cracha Nicolas.
Alaric ne sut quoi lui répondre, jamais il ne se confiait et c'était bien la première fois qu'il reparlait de cette époque. Malheureusement, Nicolas venait de perdre sa mère et ne connaissait pas toutes les règles autour de la chevalerie. Alors Alaric le laissa partir, sans le retenir. Mais avant qu'il ne parte rejoindre Bénédicte, il le retint quelques secondes.
— Yselda n'a prononcé ses vœux que pour toi. Tu le sais ?
— Oui, et elle a probablement fait le pire choix qui lui était possible de faire.
— Elle est forte.
— Et peut-être morte à l'heure qu'il est. Et cela, c'est parce-que vous ne l'en avez pas empêcher.
Sur ces mots cinglants, Nicolas rejoignit Bénédicte pour lui dire au revoir. Il ne comptait pas rester à Hargon encore longtemps, ce village lui rappelait beaucoup trop de souvenirs. Peut-être un jour reviendrait-il. Mais pour le moment, il devait retourner à Ador, trouver Yselda si elle était toujours en vie et la ramener à Paraviel.
Bénédicte l'accompagna jusqu'à la vallée, sans s'y aventurer. Tout le monde la pensait maudite, et elle y compris.
— Reviendras-tu me voir ? demanda-t-elle.
— Peut-être un jour.
Elle se contenta de hocher la tête.
— Nicolas ...
— Je sais, l'interrompit-il. Ce n'est pas une mort naturelle, pas vrai ?
Bénédicte se mordit les lèvres et haussa les épaules, tout en retenant ses sanglots.
— Des soldats sont venus il y a de cela quelques semaines, ils venaient sous l'ordre du roi Djafar, le Seigneur de Paraviel était avec eux et il s'est entretenu avec Alienor sans que je ne sache pourquoi. Après leur départ, à peine trois jours passés, elle est tombée malade et ça n'a fait qu'empirer au fil du temps. Elle ne pouvait plus rien avaler, tout ce qu'elle mangeait, elle le recrachait... Je ne crois pas qu'elle était malade...
Nicolas ne voulait pas l'entendre mais il savait déjà ce qu'elle pensait. Pourtant, il aurait aimé que ce soit faux. Malheureusement, il y croyait autant qu'elle.
— Elle a été empoisonné par le Seigneur Theobald.
Ce fut cette phrase qui résonna dans sa tête durant des jours et des jours, sans jamais le quitter. Sa mère avait été tuée. Lentement. Elle avait agonisé. Sa mort reposait sur les épaules d'un homme. Et cette idée ne faisait que le faire sombrer davantage dans une rage inévitable. Tuer sa mère, c'était s'en prendre à lui.
C'était le provoquer.
Que dit-on d'un dragon déjà ?
« La créature devient dangereuse lorsqu'on s'attaque à elle. »
Et elle détruit tout sur son passage.
Je vous remercie d'avoir lu !
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