Sacrifice

Pleurer ? Il aurait pu, mais ce ne fut pas le cas. Tout le long du vol jusqu'au Royaume, Nicolas ne fit que ruminer, sans déverser une seule larme. Le fait de quitter Hargon alors que tout était détruit, d'abandonner derrière lui ses amis et sa tante lui brisait le cœur, mais cette rage qui grandissait en lui depuis des mois prenait le dessus sur tout le reste. La solitude risquait de pointer le bout de son nez, malgré le fait d'être avec des dragons. Eux ne parlaient pas, alors que les humains oui et Nicolas en avait pris l'habitude.

Durant toutes ces longues heures dans les nuages, il put repenser à tout ce qui lui était arrivé depuis son arrestation par Yselda et Alaric. Il ne regrettait pas Paraviel, ce village était loin d'être un taudis et ses habitants étaient plutôt sympathiques. Il regrettait Ador, le village en lui-même était très beau, l'Océan était magnifique, Nicolas avait mis longtemps à s'habituer à sa couleur bleutée, à ses vagues déchaînées et à son odeur marine. C'était bien là le seul point positif de ce village. Sans oublier Ivène. Mais il ne se rendait pas là-bas pour revoir sa bien aimée, mais plutôt pour mettre un terme à ces tueries inutiles et laisser le temps à Yselda de construire une armée capable de battre Djafar.


L'odeur de l'Océan lui vint aux narines deux heures après ses longues réflexions interminables. Ses yeux étaient mi-clos, il était terriblement fatigué, cela faisait deux jours maintenant qu'il n'avait pas dormi et il peinait à rester éveillé, même sur le dos d'un dragon. La Mère se posa sur des falaises, non loin du village, au même endroit où elle s'était posée le jour où il avait libéré Yselda et Archibald. Ces lieux lui étaient familiers et lui donnaient un goût d'amertume sur la langue.

Il se laissa glisser sur le long corps de la bête, lui jeta un coup d'œil pour croiser son regard de braise. Elle était tellement impressionnante avec ses écailles noires, ses piques pointues, ses ailes en pointes, ses pattes griffues et ses cicatrices blanchâtres ... Elle était grande, majestueuse et face à Nicolas, son regard laissait entrevoir une douceur presque humaine.

Il lui tourna le dos et se dirigea vers Ador, le cœur serré et les mains moites. Le vent de la marée était violent, et le ciel bien plus bleu qu'à Hargon. Ici tout était en vie par rapport à là-bas, c'était ce qui mettait Nicolas encore plus en colère.

Il traîna des pieds jusqu'au village où les regards se braquèrent immédiatement sur lui. Avec sa longue capuche rabattue sur sa tête, ses vêtements troués et ses mains calcinées, il ne passait pas inaperçu. Des gardes se postèrent devant lui, épée en avant, menton levé et dos droit, montrant fièrement leurs épaules carrées.

— Halte ! ordonna l'un des deux hommes, celui qui avait des cheveux blonds. Qui es-tu étrangers et pourquoi te dirige-tu vers le château du roi sans permission ?

En effet, Nicolas n'était plus très loin des grandes portes donnant dans la cour du roi. Il n'y avait jamais mis les pieds, et aurait souhaité le faire ce jour-là. Malheureusement, Djafar, du haut de sa tour avait tout vu, les mains croisées derrière son dos et le menton levé, l'air dédaigneux. Même de là-haut, il pouvait reconnaître la silhouette frêle de Nicolas, ses cheveux de jais ondulés qui dépassaient de sa capuche, sa posture voûtée pour passer inaperçu.

Nicolas, de sa place, leva la tête vers cette tour, vers cette fenêtre qui semblait l'appeler. C'est comme si leur regard s'était croisé et Djafar serra si fort le verre en crystal qu'il avait dans la main, que celui-ci se brisa entre ses doigts pour les entailler. Il jura, détourna son regard et secoua sa main pour faire tomber les bouts de verre accrochés à sa peau.

— Laissez-moi voir votre blessure Majesté, il faut vous soigner, insista une servante des linges propres dans les mains.

Djafar la repoussa brusquement et repositionna correctement son long manteau sur ses épaules.

— Assez ! grogna-t-il. Je n'ai pas besoin de vous.

Sur ces mots, il sortit de la pièce et longea les longs couloirs sombre de son château. Son regard était fixe et toutes personnes qu'il pouvait croiser, il ne les voyait pas. Il n'avait qu'un objectif en tête, se retrouver face à Nicolas après tous ces mois d'acharnement. Le prix en valait la chandelle, il avait enfin ce qu'il voulait et ce n'était pas terminé.


— Réponds étranger ! Où nous te ferons trancher la tête ! insista le blondinet.

Au même moment, Djafar fit ouvrir les grandes portes de sa tour et s'avança de quelques pas, entre les deux soldats armés, ses yeux fixés sur le visage de Nicolas, dissimulé derrière sa large capuche.

Le silence fut le pire de tous depuis que Nicolas existait, mais il ne flancha pas, il ne dit pas un mot. Djafar l'analysa de la tête aux pieds, sans ménagement, les lèvres pincées et les mains dans son dos. Il paraissait très noble mais également très gothique avec ses vêtements sombres, ses cheveux sombres, sa peau claire et son regard de glace. Il était tout l'inverse de Nicolas, lui qui avait un regard brûlant et une peau à la teinte ordinaire, ni trop bronzée, ni trop blanche.

— Mettez-le à genoux, ordonna Djafar entre ses lèvres pincées.

Les deux gardes appuyèrent sur les épaules de Nicolas, les genoux de ce dernier flanchèrent, ses bras maintenant tenus derrière son dos. Le blond lui retira brusquement sa capuche, Nicolas leva la tête vers Djafar, le regard empreint d'une haine indescriptible.

— J'ai l'impression de te revoir lorsque tu n'étais qu'un enfant, si petit, si vulnérable... commença-t-il. Quand je me suis avancé vers toi et que je me suis accroupis pour te faire face...

Djafar s'accroupit, un bras reposant sur l'une de ses jambes. Il fixa Nicolas droit dans les yeux, le feu et la glace, une confrontation impétueuse, des regards violents, silencieux et sans actions, qui pourtant, en disaient long.

— J'ai vu d'abord tes cheveux, avant de remarquer tes yeux lorsque je me trouvais devant toi. Ces yeux que je cherchais depuis un nombre d'année qu'on ne peut plus compter. J'ai su que tu avais leurs yeux, je te l'ai murmuré comme un secret, sans que personne ne l'entende. Je me revois ce jour-là, devant ce petit garçon vulnérable... Or, cette fois-ci, personne ne peut te sauver, pas même ta défunte mère.

Nicolas grogna et tenta de se lever mais les deux gardes avaient une poigne bien plus puissante que lui. Il serra les dents et jaugea Djafar d'un regard noir.

— Tu peux me regarder avec ton pire regard d'animal, je m'en contre fiche. Je veux que tu appelles tes dragons.

— Non, c'est moi que vous vouliez, et je suis là. Laissez les dragons là où ils sont.

Djafar pouffa et haussa ses sourcils bruns.

— Je crois que tu ne comprends pas, Nicolas. Je te veux toi et je veux encore plus tes dragons. Alors appelle-les, où j'ordonne à mes hommes de brûler ce qu'il reste de ton maudit village.

Nicolas retroussa ses lèvres, il le haïssait à tel point qu'être face à lui sans pouvoir rien faire lui tordait l'estomac. Il avait envie de hurler, de se jeter sur lui et de le tuer rien qu'avec la force de ses poings.

— Appelle tes dragons, articula Djafar entre ses dents. Ou je fais égorger ta chère et tendre petite garce.

— Ivène... souffla Nicolas.

— Oui, future reine, une magnifique traînée, pas vrai ? Mais qui d'autre que nous le savons ? Après tout, les rois et les reines sont souvent les plus détestables. Ivène se prête parfaitement au jeu. Bien entendu, elle risquerait de ne jamais vivre son rêve de jeune fille si tu n'appelles pas tes dragons immédiatement. Nicolas... tu sais que je suis capable du pire à présent, ne joue pas avec moi, tu perdras.

Les mains des deux gardes pesaient sur lui, les graviers sur le sol lui labouraient les genoux et pourtant, cette haine qui lui prenait les tripes était encore plus forte que tout. Il continua de fixer Djafar droit dans les yeux, pour ne pas montrer ses faiblesses mais obéit. Il était facile de les appeler, il suffisait de penser à eux, comme si un lien invisible les unissait.

D'abord, des rugissements se firent entendre, ce qui fit trembler le village tout entier. Certains n'étaient pas encore remis de l'attaque quelques mois plus tôt. Ador gardait quelques séquelles et traces qui ne partiraient qu'avec le temps. En effet, certains murs de quelques bâtiments, y compris les murs qu'entouraient le château du roi, étaient noircis à cause du feu et ils mirent des semaines à se débarrasser de tous les cadavres calcinés d'enfants, de femmes et d'hommes ...

Djafar se redressa et scruta le ciel. Ce fut une masse noire qui les survola en premier avant d'être suivie par Djaär et Bén. Ils volèrent en rond au dessus d'eux avant de se poser non loin de Nicolas, la Mère ouvrit grand la gueule pour rugir, si fort que les murs des villages voisins tremblèrent.

— Lâchez-moi, grogna Nicolas entre ses dents.

— Hors de question, rétorqua l'un des deux gardes.

— Lâchez-moi ou ils vous tueront tous.

— Faites ce qu'il dit, ordonna Djafar les yeux rivés sur les trois créatures.

Les deux gardes lâchèrent finalement les bras de Nicolas pour qu'il puisse se relever. Quand il se retourna, Djaär était déjà prêt à cracher ses flammes. Il tendit ses deux bras, faisant de grands gestes avec ses mains.

— NON ! cria-t-il d'un ton cinglant.

Le dragon referma sa gueule aussitôt et croisa le regard de Nicolas. Ce dernier esquissa un faible sourire, pour lui faire comprendre qu'il n'était pas fâché. Le jeune dragon pencha sa gueule sur le côté, son regard était si doux, comme celui d'un enfant.

Djafar, posté derrière Nicolas, leva son bras et fit signe à ses hommes postés sur les remparts.

— Allez-y, murmura-t-il comme s'ils allaient l'entendre.

Alors ses hommes se mirent à tirer avec leurs arbalètes et leurs arcs. La plupart des flèches et carreaux attérirent droit sur Djaär, son regard changea immédiatement. Il déploya ses ailes pour se défendre, rugissant comme un prédateur mais les flèches ne cessaient de se loger dans sa chair. Il tituba sur ses deux pattes, et tenta de s'envoler mais il semblait affaibli, comme fatigué. D'autres flèches atteignirent Bén, le dragon rugit et cracha des flammes tout autour de lui pour en faire un bouclier et dissuader quiconque de le défier.

— Arrêtez ! Mais qu'est-ce que vous faites ?! hurla Nicolas.

Les deux gardes le retinrent avant qu'il ne puisse intervenir. Il se débattit comme il le put, ses pieds ne touchaient même plus le sol. Il ne cessait de hurler, assistant impuissant à cette scène atroce. Quatre hommes postés aux quatre coins de la place tirèrent à l'aide d'une grosse machine ressemblant à une arbalète géante. Quatre gros filets s'ouvrirent dans les airs et tombèrent sur Djaär. Ce dernier maintenant prisonnier, les filets se resserrèrent autour de son corps endolori, il ne put plus déployer ses ailes et finit par tomber sur son flanc droit.

— Non ! Relève-toi ! Relève-toi ! Djaär !

La bête rouvrit les yeux à l'attente de son nom et tenta de se relever, plus féroce que jamais. Il cracha des flammes comme il le put mais ses pattes glissaient sur le sol tandis que du sang s'échappait de ses blessures.

— Allez-vous en ! hurla Nicolas en se débattant. Envolez-vous !

La Mère déploya aussitôt ses ailes et s'envola. Quand Bén tenta de s'envoler à son tour, une flèche vint se loger droit dans sa gorge. Le dragon tourna sur lui-même dans un cri étouffé avant de dégringoler la falaise. Nicolas écarquilla les yeux, il crut même entendre l'impact de son corps dans l'eau. Il vit alors cette masse noire fondre sur l'Océan et remonter, ses griffes enfoncées dans la chair dure de son bébé. Ils s'envolèrent ainsi et elle cracha ses flammes sur l'une des remparts. Des cris se firent entendre de là-haut alors que le dragon disparut derrière le haut château. La plupart des soldats tombèrent de leur perchoir pendant que d'autres se roulaient par terre dans l'espoir de se libérer des flammes qui les dévoraient.

Nicolas, fou de rage, voulut se défaire de l'emprise des deux gardes, ne voulant qu'être auprès de Djaär. Il sentit une douleur assaillir toute sa colonne vertébrale, Djafar venait de lui donner un coup de poing en plein milieu de son dos. Nicolas tomba à genoux, les oreilles sifflantes. Certaines blessures dût à l'agression de Hargon n'étaient pas guérit, dont l'une dans le dos. Une terrible brûlure. Sa respiration se coupa une fraction de seconde et il sentit des larmes noyer ses yeux. Quand il releva la tête, il vit toute une foule s'agglutiner autour de son dragon. Il croisa une dernière fois le regard de Djaär avant que ses yeux de feu ne se ferment lentement.

Sa gorge était nouée, ses mains tremblaient et son cœur se brisait en milles morceaux. Était-il mort ? Pas un de plus... Il se mit alors à hurler, si fort qu'il fit sursauter quelques curieux. Il serra les poings avant qu'on ne le relève brusquement, tenant ses deux bras fermement. Ses pieds traînaient sur le sol tandis qu'on l'emmenaient vers le château du roi, sans qu'il ne s'arrête de hurler pour autant. Quand il cessa ses rugissements, il rouvrit les yeux. Il vit alors le corps de son dragon s'éloigner et la foule ne lui laissa presque plus de visibilité. C'est alors que les grandes portes se fermèrent, ne pouvant lui laisser que son imagination pour faire le reste.

Sa force le quittait, alors il se laissa traîner comme un vulgaire animal jusque dans les catacombes, là où il fut enfermé, dans un cachot aussi petit qu'une cage pour chien. Il fut jeté comme un objet et on y claqua la porte en acier, tournant les clefs dans la serrure. Nicolas se redressa à l'aide de ses coudes, essoufflé et terriblement en colère. Djafar s'accroupit devant la cage et lui adressa l'un de ses plus beaux sourires.

— Bienvenu chez toi... Mon neveu.

Puis il se releva, ce sourire détestable scotché sur son visage. Il partit et l'abandonna ici, dans des cages, dans le noir et l'humidité. Nicolas resta immobile un moment, toujours allongé sur le sol terreux et poussiéreux, le cœur battant à tout rompre. Il serra les dents, les poings puis frappa la cage avec ses pieds tout en poussant des grognements de rage avant de s'épuiser et d'arrêter.

Ils l'enfermèrent ici des jours durant, sans nourriture, seul, dans le noir.


N'était-ce pas un risque de sombrer dans la folie ? Se demander si son dragon était en vie, et si oui, que lui faisaient-ils ? Pourquoi cet acharnement ? Pourquoi l'envie de posséder des dragons ? Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi son oncle ?

Il s'était sacrifié pour une chose qui le dépassait et peut-être même avait-il sacrifié un dragon pour cela. Pourrait-il le regretter ? Il ne l'espérait pas.

Sa foie, dorénavant, elle ne reposait plus que sur Yselda.





Je vous remercie d'avoir lu !

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