Les origines du commencement

20 ans plus tôt ...


— Bénédicte, réveille-toi ! chuchota Edouard en secouant délicatement sa petite sœur.

Cette dernière ouvrit lentement ses paupières lourdes et gonflées, à travers l'obscurité, elle reconnut le visage de son frère. Elle se redressa sur ses coudes, toute groggy et se frotta les yeux à l'aide de son poing.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Edouard l'aida à se lever, la petite fille n'eut le temps d'enfiler ses vêtements que son grand frère l'entraînait déjà avec lui en lui tenant fermement la main. Ils coururent à travers les longs couloirs sombres du manoir. Tout était silencieux la nuit, et le bruit des pieds nus de Bénédicte sur le basalte semblait faire un vacarme. Elle avait du mal à tenir la cadence, Edouard courait vite grâce à ses longues jambes élancées et il ne laissait aucun répit à sa petite sœur.

Il ouvrit brusquement la porte donnant sur la cour par laquelle ils pourraient s'échapper mais deux gardes étaient postés là, à moitié endormis. Ils se redressèrent aussitôt et se tournèrent vers les deux enfants. Bénédicte, sans lâcher la main de son frère, se cacha derrière lui, ne laissant qu'un bout de son visage dépasser pour voir ce qu'il se passerait.

— Doucement les gamins, où est-ce que vous comptez aller comme ça ?

Sous la lumière des torches, en levant la tête, Bénédicte put se rendre compte que l'œil gauche de son frère était entouré d'une couleur vive et foncée, violette voire noire... De plus, sa lèvre inférieure était toute gonflée.

— Nous aimerions nous promener au clair de lune, nous n'arrivons pas à dormir.

— Pourquoi es-tu habillé et pas ta sœur ? Pourquoi porte-t-elle cette chemise de nuit ?

Edouard se mordilla les lèvres, lâcha la main de sa sœur pour les croiser devant lui.

— Écoutez, ne pourriez-vous pas simplement nous laisser passer sans rien dire ? Je ne suis pas comme mon frère, je ne vous ferai aucun tort.

— Les règles sont les règles, les enfants du roi doivent rester à l'intérieur. Alors détache ce fourreau de tes hanches et donne-le nous immédiatement avant que ton père n'en soit alerté.

Bénédicte tira sur le bras d'Edouard, ce dernier lui jeta un regard, les yeux de sa petite sœur le suppliaient d'obéir à ces gardes. Mais Edouard n'était pas comme Djafar, il n'écoutait jamais ce qu'on lui disait, c'était en partie pour cela que son père le détestait. Comme il le disait, les jumeaux ne devraient pas exister puisque l'un d'eux est l'avorton de la portée. Il considérait Edouard comme étant le maillon faible, celui qui aurait dû mourir avant de naître pour ne jamais faire d'ombre à sa moitié.

Edouard posa délicatement sa main sur le manche de son épée qui reposait confortablement dans son fourreau. Il entoura ses doigts autour de celui-ci pour le serrer de toutes ses forces, sans pour autant lâcher du regard les deux gardes face à lui. Ces derniers brandirent leur épée sous le nez de leur adversaire et Edouard n'en esquissa qu'un faible sourire. Il sortit sa longue épée de son fourreau, poussa sa sœur pour qu'elle reste en retrait et combattit les deux gardes. C'était un signe de rébellion contre son père, il risquait de se faire trancher la tête à présent. Il parait chaque coup que ses deux ennemis souhaitaient lui asséner, jamais ils ne le touchaient. Il s'était tellement entraîné avec son frère qu'il savait parfaitement comment se défendre face aux autres. Jamais encore il n'avait eu à mettre à l'oeuvre ce qu'il avait appris, mais ce soir-là était le moment idéal pour savoir s'il savait se battre contre quelqu'un d'autre que Djafar.

La lame transperça la cuisse de l'un des gardes qui hurla si fort qu'il en réveilla le village entier. Il la retira d'un coup brutal, tourna sur lui-même et trancha, par la même occasion, la gorge du second qui s'avançait vers lui. Il rangea aussitôt son épée ensanglantée, attrapa sa sœur qu'il porta à bout de bras et descendit les marches qui donnaient sur la cour. Les soldats du roi ne mirent pas longtemps à rappliquer, alors Edouard changea de trajectoire, préférant se diriger vers le fond, là où il serait forcément pris au piège. Il leva sa sœur qui s'accrocha au haut mur qui les dominait de sa hauteur, il la poussa en l'air pour qu'elle puisse se hisser jusqu'en haut. Il surveilla ses ennemis qui s'approchaient puis grimpa à son tour. Il sauta tout en tendant les bras, s'accrochant au bord du mur et poussa avec ses pieds sur celui-ci pour le gravir rapidement. Des petites pierres roulaient sous ses semelles et le mur glissait. Sa prise était mal élaborée, le béton accrochait sa peau. Il serra les dents, grogna puis se hissa jusqu'en haut. Il se tint debout sur le mur, alors que sa sœur restait à quatre pattes, terrifiée par la hauteur. Il l'attrapa, elle qui était toute frêle et légère.

— Accroche-toi à moi, Bénédicte.

Cette dernière enroula ses petites jambes autour de sa taille et ses bras autour de son cou, elle posa sa tête sur son épaule et laissa ses larmes couler sur ses joues. Edouard avançait alors sur le mur, tentant de garder l'équilibre alors que les soldats envahissaient la cour, lui ordonnant de descendre et de se rendre.

— EDOUARD ! hurla une voix grave et forte.

Edouard s'arrêta brusquement, son pied faillit riper mais par chance, il se retint. Quand il baissa les yeux vers la gauche, de ce côté du château, il n'y avait que de l'eau, et les vagues frappaient la pierre avec violence. Sur la droite se trouvait la cour et tous les soldats. Edouard releva les yeux pour croiser le regard dédaigneux de son vieux père, en robe de chambre. Ses yeux étaient écarquillés, ce qui le rendait presque terrifiant dans la pénombre.

— Descends de ce mur immédiatement !

— Jamais.

— Tu es cerné, descends et laisse ta sœur partir ! Où crois-tu aller comme ça ?

— Loin de vous. Loin de cette maudite ville. Loin de cette vie.

— Vous ne survivrez pas deux jours hors de Ador !

— Est-ce important pour vous, Père ?

Martin le fixa de son regard haineux, la moitié de ses hommes autour de lui. Il était pire que l'alpha d'une meute de loup, il paraissait encore plus enragé et plus dangereux.

— Vous ne m'avez jamais aimé et vous avez laissé la vie sauve à Bénédicte par dépit, pour ne pas paraître cruel. Pourtant, je suis persuadé que c'est vous qui avez tué notre mère ! Parce-que vous ne souhaitez que vivre de votre pouvoir, vous misez tout sur Djafar, mais s'il n'a pas ce don dont vous rêvez tant, alors vos efforts auront été vain et le sang aura couler sans raison, jamais vous ne pourrez rectifier vos actes.

— Tu ne sais rien de tout cela !

— Je sais et je peux le dire, Mère n'était pas un monstre et le don qu'elle avait ne lui servait pas à faire le mal !

— Tu ne connais rien à la Royauté et au pouvoir ! Alors descends de ce mur si tu es un homme et bats-toi contre ton père !

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire... Je sais qu'être roi ne veut pas dire faire la guerre et un jour ou l'autre, vos actes à vous et Djafar, vous retomberont dessus.

— Où comptes-tu aller ? Sauter ? Vous vous tuerez !

Edouard ne répondit rien, il sentit sa sœur s'agripper davantage à lui. Martin fit quelques pas en avant et tendit la main vers le mur, la tête levée vers eux. Derrière lui se posta Djafar, son visage se décomposa lorsqu'il reconnut son frère, prêt à sauter d'une falaise. Prêt à les abandonner.

— Ma petite Bénédicte, reviens voir ton père. Demain, tu pourras aller cueillir des fleurs avec les filles... tenta Martin.

La pauvre petite pleurait à chaudes larmes, le nez rouge et les yeux cernés. Elle enfouit sa tête contre le cou de son frère, puis ferma les yeux. Edouard fit un pas en avant, il crut perdre l'équilibre, son cœur se mit à battre à tout rompre alors que juste en dessous, les vagues se déchaînaient, prêtes à les engloutir tous les deux.

— Accroche-toi bien à moi Bénédicte et retiens ta respiration, murmura-t-il.

Il jeta un regard par dessus son épaule, pour faire face à son père une dernière fois. Il pourrait alors se souvenir de ses yeux vides de sentiments à son égard, de son visage ingrat, de sa lourde voix menaçante et de sa carrure large et intimidante... Il croisa rapidement celui de son frère mais préféra ne pas s'attarder, pour ne pas regretter de l'avoir laissé.

— Adieu, Père.

Sans réfléchir, il sauta, assez loin l'espérait-il, pour ne pas tomber sur les rochers. Il crut entendre son frère hurler, mais n'en fut pas certain. Puis tout se passa si rapidement qu'il ne put s'attarder sur ce détail. Dans l'eau, les vagues les poussaient et les violentaient, sans leur laisser le temps de remonter à la surface pour respirer. Le choc avait été si brutal, qu'il avait cru se briser tous les os. Il battit des bras comme l'aurait fait un oiseau avec ses ailes et à force d'y croire, de lutter contre l'Océan impitoyable, il réussit à hisser sa tête hors de l'eau. Il prit une grande inspiration puis regarda autour de lui, les rochers n'étaient pas loin et le courant était contre lui.

— Bénédicte ?! appela-t-il à travers le vacarme de l'Océan.

Parmi toutes ces vagues glaciales, il ne vit pas la petite tête de sa sœur. Il inspira profondément, bloqua sa respiration puis plongea à nouveau sous l'eau. Il était difficile de garder les yeux ouverts, d'autant plus qu'il faisait sombre sans la lumière du soleil. Il nagea, encore et encore et lorsqu'il crut voir sa silhouette sous l'éclat de la lune, il attrapa son bras et la fit remonter à la surface. Il devait faire des efforts considérables, ses muscles étaient tellement bandés qu'il ne savait pas s'il pourrait marcher une fois sur terre. Il sortit la tête de l'eau de sa sœur, elle toussa plusieurs fois avant de pouvoir reprendre sa respiration. De ses mains, il dégagea les mèches de cheveux mouillés de son visage tout fin et colla son front contre le sien, à bout de souffle.

— J'ai cru t'avoir perdu ! J'ai eu tellement peur...

Elle ne cessait de pleurer et ses lèvres devenaient déjà violettes. Elle s'accrocha de nouveau à lui et il dût nager contre le courant durant de longues minutes interminables. Il savait que la plage n'était pas loin, mais à cause des vagues qui s'écrasaient contre son visage, il était difficile d'avancer rapidement. Il ne cessait de boire la tasse, l'eau salée tâchait sa langue et laissait un goût amer dans sa gorge, l'asséchant encore plus qu'elle ne l'était déjà.

Quand il atteignit le sable, il dût marcher avec sa petite sœur dans les bras. Mais chaque fois qu'il faisait un pas, ses genoux fléchissaient et il chutait. Lorsque son genou toucha une énième fois le sable, il lâcha sa sœur qui roula dans les petits grains froids et il se laissa tomber à plat ventre, sans se relever. Ils passèrent alors la nuit collés l'un à l'autre, bercés par le chant de l'Océan mais glacés par le froid dominant...
Cette expérience les lia pour toujours.
C'est ce que crut Édouard.


Dix-huit ans plus tôt...


Édouard travaillait l'acier, dans le but de concevoir une épée pour son client. Il adorait, depuis deux ans, créer des objets, notamment des armes. Il espérait un jour travailler sur des armures mais à Hargon, il était rare de recevoir ce genre de demandes. Depuis qu'il résidait ici, il connaissait enfin la sérénité et le bonheur. Ils furent accueillis comme il se devait, comme des rois et pourtant, personne ne sut jamais qui ils étaient. Il avait rapidement rencontré Alienor et était tombé fou amoureux d'elle, il n'avait pas tardé à lui demander sa main et tous deux vivaient une vie heureuse, dans une petite chaumière qu'ils avaient transformé en un nid douillet. D'autant plus qu'elle était enceinte à présent, son rêve de devenir père se réalisait et il espérait ne jamais être aussi cruel que son père avec son fils.

Quand il releva la tête, il vit à travers la fenêtre tâchée, sa sœur courir dans la rue. Il posa ses outils, ne prit pas la peine de retirer son tablier et sortit du bâtiment.

— Béné ? appela-t-il.

Mais elle ne sembla pas l'entendre. Alors il la suivit à travers les rues de pavés du village et fut surpris de la voir quitter Hargon. Il fit de même, passant sous l'arche de pierre qui accueillait les voyageurs. Il avait toujours entendu des histoires, Hargon était maudit, ce village avait subi beaucoup d'attaque, beaucoup trop. Depuis qu'ils étaient arrivé, Edouard avait vu ces créatures qu'ils appelaient les démons, une nuit, la chose survola le village en rugissant, sans rien faire de plus. Au petit matin, un paysan s'était plaint que son élevage de mouton avait été tué... C'est à partir de cet instant qu'il entendit tout un tas d'histoires farfelues à propos des dragons et de la guerre que leurs ancêtres avaient vécu.

Il la suivit dans la vallée, dévalant les collines. Ils les avaient déjà traversé une fois, en pleine nuit, pour se rendre à Hargon. Ils avaient entendu tout un tas de bruits effrayants, comme si les montagnes avaient des yeux, que quelque chose de vivant s'y cachait. Il se cacha derrière un grand sapin, puis observa sa sœur qui s'était arrêté au creux de la vallée.

Elle regarda le ciel, puis les montagnes autour d'elle.

— Aldaïde ! appela-t-elle.

Édouard fronça les sourcils, il ne s'était jamais rendu compte que ses occupations étaient centrées sur la vallée. C'était donc pour cela qu'il la voyait rarement la journée. Il frissonna lorsqu'il entendit un rugissement à en glacer le sang résonner à travers les montagnes. Il plia ses jambes, comme si cela pouvait lui permettre de mieux se cacher puis il leva la tête dans l'espoir d'apercevoir la chose qui avait émit ce bruit mais les branches des sapins l'empêchait d'y voir clair.

Soudain, il vit cette immense masse noire poser ses énormes pattes griffues sur le sol, près de sa sœur. Il ne sut s'il devait se précipiter vers elle pour la sauver ou s'il devait rester cacher mais il crut voir sortir son cœur hors de sa poitrine tant il battait fort. Aldaïde était le prénom de leur mère, elle venait du Sud, certainement d'un coin près d'ici et était une voyageuse lorsqu'elle avait rencontré leur père. Ce dragon se nommait-il comme elle ?

Bénédicte se trouvait là, face à cette immense créature et Édouard fut stupéfait de voir que la bête ne bougeait pas. Il put voir sa sœur toucher son nez, le caresser de sa main qui semblait si petite sur la gueule de cet animal...

— Pourquoi n'arrête-tu pas de dévorer les moutons des élevages ? Qu'est-ce qu'on va manger nous ? Tu ne dois pas faire ça, tu n'as pas le droit ! Ils pensent que tu es un danger, une menace et ils se préparent à riposter... Je sais que mon frère conçoit des armes pour se battre puisque personne d'autre ne veut venir en aide à Hargon... Il ne faut plus que tu fasses ça !

Édouard crut sentir ses jambes se dérober sous son corps, il glissa sa main sur l'écorce de l'arbre, n'en croyant pas ses yeux. Sa sœur discutait avec un dragon, ce qui voulait donc dire qu'elle avait hérité du don de sa mère. Le don que son père cherchait tant... Il sortit de sa cachette et traîna des pieds dans la terre, doucement, restant silencieux. Seulement, il marcha sur un bout de bois qui craqua et dans le silence de la vallée, le son fut décuplé. Le dragon déploya ses immenses ailes triangulaires tout en rugissant alors que Bénédicte se tourna vers lui. Aldaïde commença à s'envoler, prête à riposter contre les éventuelles attaques d'Edouard qui restait tétanisé, si près d'une créature pareille. Il leva la tête pour la voir voler au dessus de lui, et quand elle ouvrit grand la gueule, prête à écraser ses flammes meurtrière sur lui. Bénédicte se posta devant son frère, les bras écartés.

— NON ! Ne fais pas ça ! Je te l'interdis !

Le dragon fit claquer ses mâchoires avant de s'envoler encore plus haut et de virevolter dans les airs, comme si son énorme corps était léger. Édouard gardait la tête levée, époustouflé, hypnotisé par la bête. Sa sœur lui attrapa le visage pour le faire revenir à lui.

— Mais que fais-tu ici ? s'exclama-t-elle.

— Je pourrais te poser la même question ! grogna-t-il en repoussant ses mains.

— Ce que je fais ne te regarde pas.

— Tu es censée travailler avec Aliénor, alors que fais-tu ici, avec un ... un dragon !

Bénédicte croisa les bras et préféra regarder sur le côté plutôt que d'affronter son frère. Édouard lui saisit les épaules et la secoua.

— Réponds-moi !

Ce geste brutal valut un rugissement terrifiant traversant toute la vallée, rendant l'atmosphère pesant. Édouard lâcha sa sœur qui osa finalement l'affronter.

— Que devais-je te dire ? commença-t-elle. Je pensais que tu t'en doutais, j'étais fascinée par les dragons, tu me faisais des origamis à la maison !

— N'appelle pas cela une maison.

Des larmes inondaient déjà les yeux de la jeune fille.

— Je ne sais pas quand ça a commencé... je me souviens que tu dormais sur la plage après avoir sauté et moi, j'étais pétrifiée, j'avais tellement froid... J'ai prié, j'ai demandé qu'on m'aide, qu'on me réchauffe et de nulle part est sorti... un dragon. Je sais que ça peut paraître dingue, mais évidemment, ce n'est pas moi qui avait fait le feu que tu as trouvé éteint à ton réveil. Je t'ai menti.

— Pourquoi m'as-tu menti ? Pourquoi tu ne m'as rien dit ? Sais-tu ce que tu risques ?!

— Rien. Je ne risque rien ici.

— Si notre père apprend que tu as le don, que les dragons attaquent ce village, il viendra, avec des milliers d'hommes à ses côtés ! Il t'enfermera et te forcera à faire ce qu'il te demande !

— Mais il ne le saura jamais ! Il est mourant et tu le sais !

— Je m'en contre fiche, Djafar n'est pas mourant, lui. Il prendra évidemment sa place sur le trône et il ne te laissera aucune chance.

— Cesse de craindre notre famille.

— Des dragons tuent nos élevages ! Brûlent nos récoltes ! C'est toi qui a emmené cette chose ici !

— Un seul... Il n'y a qu'Aldaïde.

Édouard poussa un souffle agacé, ses lèvres se retroussèrent puis il secoua la tête tout en passant une main dans ses cheveux moites de sueur dut à sa frayeur.

— Comment as-tu pu donné le nom de notre mère à un dragon ? marmonna-t-il.

— Parce-qu'elle sera mère un jour aussi...

— Tu te rends compte du danger que tu fais planer sur ce village ? Je vais avoir un enfant, je veux qu'il puisse grandir en sécurité.

Le dragon continuait de voler au dessus d'eux et chaque fois qu'Edouard haussait le ton, la créature rugissait, comme pour le prévenir qu'elle protégerait Bénédicte s'il tentait quoi que ce soit. C'était comme si un lien les unissait mais qu'il n'était pas visible à l'œil nu. Malheureusement, Édouard peinait à digérer le fait que sa sœur lui ait menti durant deux ans. Elle était si jeune, âgée de seulement quatorze ans et elle risquait sa vie tous les jours pour aller rendre visite à un animal aussi grand qu'une montagne et aussi dangereux que le Diable.

— Regarde ce qui vole au dessus de nos têtes, continua Édouard .

Bénédicte leva la tête, les larmes aux yeux.

— Il est hors de question que mon fils voit le jour et meurt aussitôt car un dragon risque de brûler le village à tout instant.

— Tu n'as jamais été contre les dragons, alors qu'est-ce qui te prends ? Notre mère faisait la même chose !

— Je vais avoir un enfant ! cria Édouard. Et notre mère est morte.

Bénédicte serra les dents, elle essuya d'un revers de la main la larme qui coula le long de sa joue.

— Tu as le même fond que notre père !

Le regard d'Edouard se noirci davantage, vexé par les propos de sa sœur. Jamais ils ne s'étaient fâchés tous les deux, parce-qu'Edouard lui avait fait la promesse de ne jamais la laisser tomber depuis le jour où ils avaient sauté de la falaise.

— Je t'interdis de me comparer à Martin, et je t'interdis de dire que c'est notre père. S'il l'avait pu, il nous aurait tué ! Je ne suis pas comme lui, je cherche simplement à trouver la paix !

Cette fois, le dragon rugit encore plus fort, tout le village dut l'entendre. Il se posa près de Bénédicte, le sol trembla sous leurs pieds et de la poussière vola dans les airs. Aldaïde approcha son énorme gueule d'Edouard, l'ouvrit en grand et rugit si fort qu'il en tomba en arrière. Il recula à l'aide de ses mains et de ses pieds, les yeux grands ouverts, le corps prit de soubresauts. La bête referma sa gueule puis se redressa, ses yeux vifs le défigurant.

Édouard se releva tant bien que mal, pâle comme un mort.

— C'est décidé, je vais préparer l'arsenal, cette bête ne s'approchera plus de ma famille !

Il lui tourna le dos, prêt à remonter la vallée. Bénédicte lui courut après et lui attrapa le bras pour le retenir.

— Non, je t'en conjure ! Ne fais pas ça, tu ne comprends pas ! Que tu tues le dragon ou non, ton fils mourra ! Nous ne sommes pas conçus pour avoir des enfants. Si tu veux qu'il voie le jour, il te faudra mourir. La vie demande parfois un sacrifice. La création ne se fait que par la destruction.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu t'entends parler ? grogna-t-il en retirant son bras brutalement.

— Je te dis la vérité ! Djafar m'avait tout expliqué ! Notre mère n'a jamais eu de famille, parce-que pour voir le jour, sa mère est morte des flammes d'un dragon.

— Djafar te racontait des histoires !

— Non ! C'est comme ça qu'un enfant qui a le don est censé voir le jour. Mon père est mort, je le sais, je ne l'ai jamais connu. Ce n'est pas notre père qui l'a tué, c'est autre chose mais nous n'avons jamais su la vérité puisque notre mère a été tuée...

— C'est ridicule ! Mon fils vivra comme un être humain normal, je n'ai aucun don !

— Mais il a notre sang... je te dis qu'il ne respirera pas.

— Comment peux-tu croire des sottises pareilles ? pesta Édouard . Tu entends ce que tu me dis ? Tu me dis que mon fils qui n'est même pas encore né mourra ? Tu devrais être heureuse pour moi !

— Mais je ne le suis pas, car je ne veux pas te voir malheureux, ni toi ni Aliénor et je ne veux pas non plus que tu te sacrifie pour donner la vie à un nouvel enfant. Il ne vivra que des horreurs, tout comme nous... Nous devrions plutôt mettre fin à cette génération et comme ça, ni notre père ni Djafar ne pourront faire régner le mal et le chaos, aucune guerre n'éclatera et nous vivrons dans la paix, comme tu l'a toujours souhaité.

Édouard la fixa quelques instants sans un mot, déconcerté, ses yeux bruns brillaient sous la lumière du soleil, sa peau luisait tant il était en colère et blessé. Il humecta ses lèvres sèches puis se redressa, prêt à partir.

— Si jamais ce dragon s'attaque à nouveau à notre village, que tu le veuilles ou non, je donnerai ma vie pour que mon fils voie le jour, et s'il le faut, je mourrai avec cette créature.

— Tu mourras et rien ne s'arrêtera ! cria-t-elle pour le retenir alors qu'il lui avait déjà tourné le dos.

— Ainsi soit-il ! hurla-t-il à travers la vallée en la remontant rapidement, déjà loin de sa petite sœur.


C'est ainsi qu'Edouard mourut, deux semaines après son altercation avec Bénédicte, le dragon noir tua un élevage, c'est un paysan qui le vit, en plein jour. Il hurla, perdit la vie tandis que tout le reste du village combattit la créature. Le dragon se défendit, brûlant les chaumières, détruisant des familles, arrachant des vies et semant le chaos dans Hargon.
La vallée maudite.

Quand la créature disparut et que tout le monde se dit qu'elle était partie mourir dans les montagnes, Bénédicte tenait l'enfant dans ses bras, emmitouflé dans des couvertures. Quand Édouard poussa son dernier cri, l'enfant poussa ses premiers pleurs. Bénédicte comprit, en voyant la couleur des yeux du bambin et en perdant la sienne, que son frère n'était plus de ce monde. Elle déposa l'enfant dans les bras de sa mère exténuée et elle quitta la chaumière aussi vite qu'elle le put. Elle courut à travers les rues de pavés, laissant des traces de pas dans les cendres qui recouvraient le sol, il en pleuvait du ciel et des cadavres carbonisés gisaient à tous les coins de rue. Les pleurs résonnaient de tous les coins. Hargon saignait. La vallée était blessée.

Bénédicte tomba à genoux lorsqu'elle se retrouva près du corps de son frère, l'arbalète sur le sol, presque détruite et ne restant plus qu'une carcasse calcinée et méconnaissable.

— NOON !! hurla-t-elle en pleurant sans pouvoir s'arrêter.

Elle posa ses mains sur le sol et serra les cendres qui y gisaient entre ses doigts. Elle ne pouvait s'arrêter de sangloter, son cœur était brisé, elle venait de perdre la personne qui lui était le plus cher au monde. Son grand frère, celui qui lui avait promis une vie paisible, qui avait tout fait pour qu'elle vive heureuse et qu'elle grandisse dans le bonheur.

Elle se releva, meurtrie par sa perte et elle courut aussi vite que possible. Ses pieds glissaient dans les cendres, le sang, les débris... mais elle ne s'arrêta pas. Elle dévala la vallée, trébucha, roula dans l'herbe et les cailloux, se lacéra les bras, les jambes et le visage. Mais elle se releva, comme si elle ne ressentait que sa douleur intérieur. Elle s'arrêta au creux de la vallée, le souffle court et la vue brouillée par ses larmes. Le dragon était là, blessé, en mauvais état mais toujours en vie. Il émettait des gémissements étranges, comme des pleurs, parce-qu'il souffrait mais Bénédicte n'avait aucune peine pour lui. Elle était en colère.

— Comment as-tu pu faire ça ?! hurla-t-elle.

Sa voix résonna en des milliers d'échos.

— Je n'ai plus de famille ! Tu me l'a enlevé !

Le dragon rugit, d'un rugissement presque triste. Il baissa sa gueule à la hauteur de Bénédicte, comme pour lui demander pardon, comme s'il voulait qu'elle le caresse mais elle recula d'un pas, la gorge nouée et le cœur brisé.

— Non ! Va-t-en ! cria-t-elle.

La créature pencha la tête sur le côté, du sang coulait sur sa gueule, des tas de striures cassaient sa peau rocailleuse... marquée par le combat. Des flèches et des carreaux étaient plantés dans son abdomen, mais elle survivrait, Bénédicte n'en avait aucun doute. Elle lui tourna alors le dos, pour que ce soit plus facile. Elle pouvait sentir le regard d'Aldaïde sur elle, alors elle ferma les yeux, inspira profondément puis expira lentement par la bouche.

— J'ai dit : va-t-en ! Ne reviens jamais ! Je ne veux plus te voir !

Elle sentit le souffle brûlant du dragon dans sa nuque et ses cheveux volèrent dans les airs. Des larmes inondaient son visage, son menton tremblait et elle avait l'impression que tout son corps était endolori d'un mal invisible.

— Va-t-en ! répéta-t-elle.

Alors elle entendit les ailes du dragon, sentit le vent dans son dos. Quand elle se retourna, la bête volait, elle rugit une dernière fois, comme une plainte avant de disparaître derrière les montagnes. Bénédicte se laissa tomber sur ses deux genoux, baissa la tête et sanglota. Elle resta ainsi durant des heures, avant de rentrer à Hargon et d'annoncer la terrible nouvelle à Aliénor...

Durant dix ans, aucun dragon n'avait refait surface près de Hargon et les rumeurs disaient qu'Edouard était le responsable. Tout le monde l'adulait, disant que c'était lui, leur sauveur. Alors qu'il avait compris en croisant le regard brûlant du dragon, que s'il voulait donner la vie, il fallait sacrifier la sienne.


Aujourd'hui...

Yselda était assise sur une chaise, Bénédicte face à elle, la tête entre ses mains, les coudes posés sur la table. Elle n'avait cessé de pleurer durant son récit, se sentant coupable pour tout ce qui arrivait.

— Tout est de ma faute... j'ai tué mon frère.

Yselda avait de la peine pour elle, mais elle n'était pas d'accord avec elle. Elle tendit son bras sur la table pour attraper la main de Bénédicte.

— Ce n'est pas de votre faute, vous vouliez qu'il reste en vie mais il en a décidé autrement. Rien de tout ce qui arrive est de votre faute. On dit que parfois, on ne peut échapper au destin et que d'une façon ou d'une autre, ce qui doit arriver, arrive.

Bénédicte releva la tête vers elle, les yeux bouffis et rouges.

— Je n'ai jamais dit à Aliénor que j'avais ce don, je lui ai seulement dit que notre famille avait des secrets et des liens avec ces créatures. Elle m'a cru, et d'autant plus quand Nicolas a approché un dragon quand il n'avait que dix ans...

— Et vos yeux ? S'enquit Yselda.

— Ils ont ternis le jour où Nicolas a ouvert les siens. Personne ne l'a jamais remarqué. Sauf Édouard, s'il avait été là.

  Un court silence plana durant lequel Yselda se perdait dans ses pensées.

— Pourquoi me le dire à moi ? Pourquoi maintenant ?

— Parce-que j'ai reçu une lettre il y a quelques temps de cela, elle vient d'Ador.

Yselda releva le menton, les paupières plissées, l'air inquisitrice.

— Nicolas a eu une aventure avec la femme du prince, et dans cette lettre, elle dit qu'elle est enceinte. Si Nicolas l'apprend, s'il apprend comment donner vie à un enfant de notre lignée, alors il n'hésitera pas à se sacrifier comme l'a fait son père puisqu'ils aspiraient à la même chose.

Yselda se laissa glisser contre le dossier de sa chaise, elle ne sut si elle devait pleurer ou rigoler mais elle eut mal au cœur.

— Nicolas va mourir, dans tous les cas, assura-t-elle.

— Pourquoi ? s'enquit Bénédicte.

— Parce-qu'il est infecté par un virus qu'il a attrapé dans la forêt. S'il n'est pas déjà mort, il est peut-être incontrôlable. Me dire tout cela ne m'aidera pas...

— Bien-sûr que si, souffla Bénédicte en serrant sa main dans la sienne. Aldaïde est le nom que porte le dragon noir, je sais qu'elle est ici, avec l'un de ses bébés. Tu connais leur nom, ils te suivront puisque Nicolas le leur a dit et toi, tu n'auras qu'à la guider le jour venu.

— Je ne comprends, je n'ai aucun don pour cela.

— Connaître le nom d'un dragon revient à détenir son pouvoir. Prononce le une seule fois, et tu feras de lui ce que tu veux.

Yselda baissa les yeux, elle n'était pas effrayée par les dragons mais s'en méfiait tout de même. Mais elle comprit où Bénédicte voulait en venir. Si elle lui avait dit tout cela, c'était pour qu'Yselda puisse connaître la vérité sur la famille de Nicolas. Il fallait qu'elle sache comment ce gêne se transmettait, car lui ne le savait pas. Ce que Bénédicte voulait en réalité, c'était qu'elle livre la vérité à Nicolas, le jour où elle le verrait. Car comment pouvait-il gérer son don, s'il ne savait pas son origine ? Le vieillard dans le bateau avait eu raison et Nicolas n'avait pas voulu le croire, en revanche si cette vérité venait de la bouche d'Yselda, alors il y croirait.

Comment pouvait-il survivre, s'il ne savait pas qui il était ? Comment pouvait-il se battre, s'il ne savait pas la vérité ? Il était temps, depuis toutes ces années, qu'il sache comment tout cela avait commencé. Lui qui rêvait de la paix, il devait savoir comment tout arrêter...

— Je vais préparé tout le monde, commença Yselda en se relevant. Demain, dès l'aube, nous partirons pour le Mont Ered et nous ne nous arrêterons que lorsque nous aurons une armée capable d'anéantir le roi.

Elle s'accroupit face à Bénédicte toujours assise sur sa chaise pour la regarder droit dans les yeux, une main sur son épaule.

— Je vous le promets, je ferai en sorte que tout s'arrête.


Yselda avait compris que pour que la paix revienne. L'enfant ne devrait jamais voir le jour.


Je vous remercie d'avoir lu !

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