Le roi ou l'écuyer ?

Les vagues frappaient les parois du bateau, il tanguait sous le vent et la force du courant. Le ciel s'était assombri, d'épais nuages gris cachaient le soleil pourtant souvent présent à Ador. Archibald vomissait ses tripes par dessus bord, arrosé par la même occasion par l'eau salée et déchaînée.

Nicolas était assis sur une chaise, dans une pièce sombre. Les murs grinçaient, les objets sur la table valsaient parfois et il commençait lui aussi à avoir le mal de mer. Pourtant, il était également plongé dans ses pensées, en colère et toujours secoué par cette rencontre brutale.

Djafar était assis derrière le bureau, un verre d'alcool dans les mains, il prenait plaisir à le boire. Ce n'était pas le capitaine du navire, mais ce dernier était un bon ami du roi. Nicolas et Djafar étaient seuls, face à face, dans le plus grand des silences. Ils pouvaient entendre les vagues, le vent et sentir toutes les secousses.

— Quand te décideras-tu à parler ? grommela le roi.

Nicolas leva ses yeux vers lui, les mains posées sur ses cuisses.

— Quand vous déciderez-vous à me dire ce que faisait cette créature enchaînée dans une grotte près des falaises ?

— Est-ce important ?

Nicolas se redressa sur sa chaise et se pencha légèrement en avant, affrontant sans craintes, le regard glaçant de Djafar.

— Oui, ça l'est, grogna-t-il entre ses dents serrées.

— Je remarque que tu es impliqué, commenta le roi.

Nicolas s'appuya contre le dossier peu stable de la vieille chaise tout en interrogeant Djafar de son regard.

— Lorsqu'un dragon te paraît en danger, tu n'es plus le même.

— Je ne l'ai même pas aperçu. Je n'aie vu que ses yeux et n'aie senti que ses flammes ...

— C'est déjà un début. Qui d'autre aurait pu survivre à cette attaque ?

— Si vous pensez que je suis insensible au feu, vous faites erreur. Le feu me brûle, comme toutes personnes normales, je ne suis pas un dragon, ni même leur ami. J'ai seulement vécu avec trois bébés qui ont grandi à mes côtés, voilà pourquoi je n'étais pas attaqué.

— Et si on parlait de ce jour-là, dans la vallée ?

Nicolas resta silencieux, sans pour autant baisser son regard. Il n'arrivait pas à cerner Djafar. Qu'attendait-il de lui au juste ? Ne se servait-il pas d'une couverture ? Il avait sacré Nicolas chevalier pour ne pas être soupçonner, c'était certain. Personne à Ador ne savait qu'un dragon était enchaîné non loin de là. Si cette nouvelle circulait, alors la terreur s'emparerait du Royaume.

— Vous voulez dire le jour où ma mère m'a lâchement vendu à un roi cruel ? Non merci, c'est du passé.

Djafar pouffa de rire, jeta un coup d'œil au liquide dans son verre et en but une gorgée.

— Ta mère ne t'as pas vendu. Quand je te l'ai dit, c'était pour te toucher.

Nicolas croisa ses bras contre sa poitrine et glissa légèrement sur sa chaise. Pourquoi se tenir droit devant Djafar ? Il le haïssait et il savait très bien qu'il ne lui ferait pas de remarques. Il avait besoin de lui pour quelque chose. Au final, tous les deux pouvaient facilement se manipuler.

— Elle n'a pas nié lorsque je l'ai accusée, assura Nicolas.

— Qu'aurais-tu fait, toi, si on t'avais offert de l'argent ?

— Contre mon enfant ? J'aurais refusé, pour sûr !

— Mais si tu étais pauvre, que tes cultures ne marchaient plus autant et que tu n'avais d'autres choix que d'accepter le pot de vin qu'on t'offrait contre ton fils détesté du village ?

Le fait que Djafar lui dise qu'il n'était aimé de personne lui brisa le coeur. Nicolas n'avait jamais rien fait de mal sauf voler des pommes à un vieillard, mais elles étaient tellement juteuses et sucrées ! Mis à part cela, jamais il n'avait voulu du mal à Hargon, il avait au contraire, sauvé la vie de Ivène ! Et on lui avait reproché ? On l'avait traité de sorcier ! Les croyances de certains pouvaient s'avérer ridicules.

— Alors c'est cela ? commença Nicolas. Ma mère a accepté votre argent car je lui faisais honte ?

— Je lui ai promis de te protéger et de m'occuper de toi, elle m'a fait confiance.

— C'est pour cela qu'elle m'a demandé de partir ? Elle m'a dit de fuir !

Le regard de Djafar devint noir, il gigota sur son siège puis positionna ses épaules correctement en arrière. Il rattrapa un stylo qui roula sur le bureau lorsque le bateau tangua puis reporta ses yeux sur Nicolas en face de lui.

— Alors, que lui avez-vous dit pour qu'elle me dise cela ? reprit Nicolas.

— Je lui ai promis de te protéger et m'occuper de toi, répéta Djafar. Je lui ai dit que tu avais quelque chose en plus et que je l'avais lu dans tes yeux. Je lui ai offert de l'argent en échange de toi, elle l'a acceptée. Et je te dis la vérité.

Nicolas peinait à croire que sa mère puisse accepter de l'argent contre lui. Mais après tout, elle ne s'était pas occupée de lui pendant plusieurs années. C'était Bénédicte, la sœur de son père qui l'avait élevé. Alors peut-être que l'histoire était vraie, celle que Paul racontait. Et si Edouard, son père, avait été tué par un dragon ? Peut-être était-ce pour cela que Alienor avait accepté l'argent pour que Nicolas parte, elle savait qu'il avait fait fuir un dragon, elle avait peur, peur pour Hargon.
Ou bien peur de son propre fils ...

— Est-ce douloureux d'entendre la vérité ? s'enquit Djafar.

— Comment pouvez-vous acheter des enfants ?

— Tu es bien le seul mais mon argent n'a servi à rien puisque tu t'es enfui. Tu t'es enfui, avec un dragon. Et ce même dragon a tué une cinquantaine de mes hommes !

— Ce n'était pas de ma faute ! J'étais un enfant !

— Tu es toujours un enfant.

— Oui, mais j'ai grandi, j'ai compris beaucoup de choses et je n'ai jamais choisi ce qui est arrivé, on me l'a imposé ! Je n'ai pas eu le choix, vous me faisiez peur et je n'avais pas envie de me confronter à vous, je n'avais pas envie de quitter Hargon non plus, ce village, c'était toute ma vie ! Et la vallée, aussi maudite la pensez-vous, je l'aimais. Je l'aimais ! Elle était magnifique, fantastique ! Et je sais qu'aucun dragon n'aurait dû vivre là-bas. Il s'est passé quelque chose car ils ne viennent pas d'ici.

— Alors d'où viennent-ils ?

— Des montagnes. Mais pas celles où j'ai vécu. Je suis persuadé qu'elles sont au-delà des océans ... là où aucun homme ne peut leur faire de mal. Là où aucun homme ne peut se rendre sans voler ...

Djafar haussa son sourcil sombre en un accent circonflexe. Il vida son verre en prenant une dernière gorgée puis le cala sur le bureau pour ne pas qu'il tombe par terre. Les mains à plat sur le bois, il inspira profondément et contempla Nicolas.

Ce dernier se leva, et sans dire un mot, muet comme une carpe, il sortit de la pièce. Abandonnant le roi derrière lui. Il avança sur le pont, parfois arrosé par l'eau et ses vagues violentes. Elle était froide mais c'était la première fois que de l'eau salée entrait en contact avec sa peau, il ne pouvait qu'apprécier.

Archibald s'appuya contre lui tout en essuyant sa bouche à l'aide de sa manche déchirée.

— Je suis en train de mourir, je déteste les bateaux, se plaignit-il tout en peinant à rester sur ses deux jambes.

Nicolas le repoussa doucement et observa les marins à l'oeuvre. Il y avait beaucoup à faire sur un bateau, surtout quand les vents se déchaînaient. Ils devaient être organisés, pour leur survie et celle des passagers, parfois même de la cargaison qu'ils transportaient.

— Alors ? demanda Archibald après avoir roté. Que t'as dit le roi ? Était-ce réellement un dragon que tu as vu ?

— C'était un dragon car aucun autre animal ne crache du feu, grommela Nicolas.

— Pourquoi te l'as-t-il montré ? Oh, crois-tu que c'est lui qui l'a enchaîné ?

— Tu poses toujours autant de questions ?

— Désolé, je ne le ferai plus.

Nicolas observa l'horizon, à travers la brume et le rideau de pluie, il pouvait apercevoir Ador, ils arriveraient dans quelques minutes et enfin, il pourrait quitter ce navire qui lui retournait l'estomac.

— C'est juste que j'aimerais savoir comment est un dragon, reprit Archibald.

— Pourquoi ?

— Parce-qu'on n'est jamais sûr de ce que raconte les gens. J'aime beaucoup dessiner ce qui me passionne, les dragons sont des créatures qui m'intriguent, je n'en ai jamais vu mais j'ai toujours su qu'ils existaient. Imagine donc ma réaction lorsque j'ai appris que je serai ton écuyer. Si seulement on pouvait monter sur le dos de dragon !

— On tomberait à coup sûr ...

— Oh, non ! Il est possible de s'accrocher.

Nicolas lui jeta un regard, des gouttes de pluie recouvrait le visage du jeune homme, ses cheveux dégoulinaient et ses vêtements étaient trempés.

— Comment ?

— Imagine que l'on invente quelque chose qui permette à quelqu'un comme toi de monter sur son dos comme on monte sur le dos d'un cheval ! Ce serait une sacrée évolution !

— Je ne suis pas ingénieur.

— Moi non plus, mais j'ai beaucoup d'idée. Malheureusement, je n'ai jamais l'occasion de les exploiter ...

— De toute façon, on n'a aucun moyen de tester ça sur un dragon.

— Ah bon ?

Nicolas plissa les paupières. Archibald regarda autour de lui avant de se rapprocher de lui pour lui parler près de son oreille. Avec la pluie, le boucan des vagues et le vent, personne ne pouvait les entendre mais il préférait prendre ses précaution.

— Qu'as-tu vu aujourd'hui dans la grotte ?

Nicolas se décala légèrement pour voir ses yeux.

— Le roi a quelque chose en tête avec ce dragon, rétorqua Nicolas.

— Est-il obligé de le savoir ?

— Il est agressif et dangereux !

— Oui, mais tu as vécu avec trois dragons ! Ce n'est pas celui-là qui va te faire peur !

— Il est adulte, immense et en colère ...

Archibald saisit son bras, cette fois-ci, il ne rigolait plus et semblait très sérieux.

— Je n'ai pas confiance en Djafar, mais j'ai confiance en toi.

— Pourquoi ?

— Djafar a l'intention de coloniser des pays. Et pour ça, je sais qu'il veut la meilleure armée jamais conçue. C'est pour ça qu'il t'as ramené ici, c'est pour ça que durant plusieurs années, il était obsédé par cette histoire. Ce qu'il veut, c'est des dragons.

Nicolas resta interdit face aux propos d'Archibald. Il le toisa longuement sans dire un mot, la bouche entrouverte et la pluie transperçant ses os. Où Archibald avait bien pu dégoter ces informations ? Étaient-elles fiables ?

— Et le seul moyen pour Djafar d'avoir des dragons, c'est toi.

Le doute l'envahit soudainement. Qui des deux était le menteur ? Le roi cruel et effrayant ? Ou bien l'écuyer à l'allure innocente ?

Lorsqu'il était petit, sa mère lui répétait toujours la même chose : les apparences s'avèrent parfois trompeuses.


Je vous remercie d'avoir lu !

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