La veillée

    Nicolas s'entraîna des jours durant. Ils furent longs et éprouvants. La plupart du temps, il avait envie de baisser les bras mais s'en cachait pour ne pas montrer ses faiblesses. Manier l'épée était ce qu'il détestait, il n'aimait pas le contact direct et trop brutal. Bien entendu, Djafar ne lui avait pas laissé d'autres choix que de suivre ses ordres. Alors il avait le droit de tirer à l'arc, le soir, quand il terminait son entraînement.

    C'était tout aussi fatiguant que de vivre seul dans des montagnes glaciales et gigantesques. Personne ne lui parlait, tout le monde le redoutait ou se moquait de lui. Les plus jeunes lui riaient au nez et les plus vieux parlaient dans son dos. Nicolas n'était pas stupide et il sentait leurs regards sur lui tout comme il entendait les chuchotements de certains.

    Tous les soirs, avant de se coucher, Nicolas regardait le ciel par la fenêtre. Ici, on ne voyait pas d'étoiles, les nuages les cachaient. Quand il vivait comme un sauvage, il avait pour habitude de regarder le ciel et ses milliers d'étoiles, laissant divaguer ses pensées et ses souvenirs. C'était comme s'ouvrir à quelque chose de bien plus grand que l'Homme.

    Tout au fond de lui, malgré tout, il avait cet espoir de voir un dragon voler haut dans le ciel. Si haut, que lui seul serait capable de distinguer l'espèce. Les autres penseraient qu'un gros oiseau au corps long les survolerait alors que Nicolas saurait que cet oiseau ne serait autre qu'un dragon. Son dragon.

    Lorsqu'il était coincé avec ces créatures, parfois, il les haïssait à tel point qu'il rêvait qu'elles disparaissent. Mais maintenant qu'il était loin d'eux, il les aimait bien plus qu'autre chose.

    Il tenait à eux.

    Quand Edouard fut achevé juste sous ses yeux, son cœur s'était déchiré en mille morceaux et c'est seulement à ce moment-là que Nicolas comprit à quel point ils représentaient beaucoup de choses pour lui. Voir le dragon le plus intelligent mais également le plus gentil succomber sous la lame tranchante d'une épée sans pitié, ce fut brutal et terriblement douloureux pour lui.

— Où sont tes frères, Edouard ? murmura-t-il.

    Il sortit de ses pensées lorsqu'on frappa à la porte. Seulement quelques secondes après, Yselda passa sa tête par l'entrebâillement. Elle n'avait pas la même tête que d'habitude, peut-être parce-que ses longs cheveux noirs étaient lâchés.  

— On fait une veillée, viens avec nous. C'est plutôt amusant comme soirée, en plus, Joffrey est en train de chanter une magnifique chanson à propos d'une sirène ! 

— Non merci. 

    Le sourire d'Yselda disparut aussitôt. Elle laissa retomber son bras le long de son corps et ouvrit la porte entièrement.

— Cela fait longtemps que tu es parmi nous maintenant, pourquoi tu n'aurais pas le droit de t'amuser un petit peu ?

— Parce que demain je dois me lever aux aurores.

— Justement ! S'il te plait, Nicolas, nous ne nous reverrons plus après ce soir... 

    Nicolas put voir une étincelle de sincérité dans les yeux d'Yselda. Allait-il réellement lui manquer une fois qu'il quitterait Paraviel ? Il poussa un profond soupir tout en détournant son regard pour le poser à nouveau sur le ciel sans étoiles.

— Ils ne m'aiment pas.

    Yselda croisa ses mains dans son dos et l'observa sans s'approcher de lui. Elle voyait qu'il regardait le ciel, comme s'il attendait de d'apercevoir quelque chose.

— Ils ne te connaissent pas, assura-t-elle.

— Tu ne comprends pas, soupira-t-il. Je n'ai jamais été apprécié, même à...

    Yselda se redressa, impatiente d'entendre enfin d'où il venait mais Nicolas se tut de longues secondes.

— Moi je t'apprécie, tu sais, renchérit-elle en remarquant son silence.

     Nicolas se retourna vers elle. Elle lui sourit courtoisement et il ne lui rendit que par une faible esquisse forcée.

    Finalement, il se décida de la suivre et tous deux rejoignirent les autres dehors. Theobald organisait parfois des veillées pour les apprentis chevaliers, cela les détendaient et leur permettaient de penser à autre chose le temps d'une soirée. Elles ne duraient jamais très longtemps mais c'était suffisant pour redonner le sourire à beaucoup d'entre eux.
Theobald n'était pas un homme méchant, même si certains de ses choix pouvaient s'avérer cruels, comme faire croire à Alaric que Djafar lui avait envoyé une lettre alors qu'il était déjà là depuis plusieurs jours... Il fallait piéger le garçon et le meilleur chevalier pour que Djafar ait ce qu'il voulait. Bien entendu, il ne révélerait jamais à Alaric son mensonge.

— Paul ! Paul ! Raconte nous une histoire ! cria un jeune garçon maigrelet et tout crasseux.

    Le rouquin lui sourit lorsque beaucoup des apprentis se postèrent autour de lui pour entendre son récit. Il aimait être au centre de l'attention.

— Je veux que tu racontes celle sur le méchant dragon !

     Nicolas s'avança doucement pour écouter cette fameuse histoire. Lorsqu'on parlait de dragons, cela l'intéressait toujours.

— Cette histoire me vient de mon père, alors qu'il revenait d'un long voyage quand j'étais petit. Il m'a raconté qu'un village derrière les montagnes était attaqué chaque mois par un dragon aux écailles noires. Il brûlait tout sur son passage, leur récolte, leur maison et parfois même leurs enfants...

    Yselda se posta à côté de Nicolas pour écouter. Elle avait déjà entendu cette histoire à maintes reprises mais souhaitait voir la réaction du jeune homme. Connaissait-il cette histoire ? Si oui, était-elle vraie ou Paul inventait-il tout simplement ?

— Les plus braves paysans ont commencé à riposter ! Ils se battaient avec le peu d'armes qu'ils avaient. Aucun village ne voulait les aider... Traverser la vallée de Hargon était quelque chose d'interdit, car c'était bien trop dangereux. Un beau jour, alors que le dragon s'attaquait de nouveau aux habitants du village, un paysan du nom de Edouard s'est battu jusqu'à sa mort pour sauver sa maison. On dit qu'il est le seul homme à avoir pu regarder un dragon droit dans les yeux avant que la bête ne succombe à ses blessures. Vous voulez savoir le plus déroutant ?

     Beaucoup acquiescèrent alors que Nicolas semblait soudainement absent. Yselda le remarqua et saisit délicatement sa main, comme si elle avait compris quelque chose.

— Edouard a brûlé vif alors qu'il avait choisi d'épargner la bête... Depuis, on dit que Hargon est paisible mais personne n'ose s'y aventurer. La vallée est maudite. Mais les cendres de Édouard qui ont été éparpillées dans tout le village serait aussi efficace qu'une armure de chevalier.

Nicolas lâcha la main de Yselda et quitta l'endroit. Il s'isola près des cibles de tir à l'arc et s'appuya contre l'un des gros rondins de bois. Il inspire profondément et expira lentement par la bouche. Beaucoup de choses se bousculaient dans sa tête. À commencer par son départ le lendemain. Yselda était déçue de ne pas pouvoir venir mais Paul était du voyage. Au plus grand désespoir de Nicolas ...

Yselda le rejoignit quelques minutes après, d'un pas lent. Malgré la pénombre, Nicolas avait l'impression de voir ses yeux clairs briller sous la lumière faible de la lune.

— Tu connaissais cette histoire ? demanda-t-elle.

Nicolas prit un certain temps avant de répondre.

— Je ne comprends pas, commença-t-il, j'ai entendu cette histoire plein de fois mais ma mère m'a toujours dit que c'était faux.

— Ta mère ? répéta Yselda curieuse.

Nicolas hocha la tête.

— Je viens de Hargon.

Yselda écarquilla les yeux. Le nombre d'histoires terrifiantes qu'elle avait entendu à propos de son village était incroyable et jamais encore elle n'avait rencontré quelqu'un qui venait de là-bas. Étrangement, cela semblait normal étant donné la nature de Nicolas.

— Et là-bas, est-ce qu'on raconte cette histoire sur Édouard ? questionna-t-elle.

— Édouard était mon père.

Yselda s'arrêta de respirer sans s'en rendre compte. Deux révélations étranges en quelques minutes seulement. Cela lui plaisait mais Nicolas parlait avec une voix monotone.

— Et ta mère disait que cette histoire était inventée ? s'enquit-elle.

— Peu importe. Tu sais, je n'y suis pas retourné depuis des années et tout ce qu'on peut raconter sur ce village, ça m'est égal, je n'en fais plus partie.

— Sais-tu comment les autres le nomme ?

Nicolas haussa les sourcils.

— La vallée maudite ?

Yselda secoua la tête négativement.

— Le village aux dragons.

Nicolas ne réagit pas. Ce nom était ridicule d'après lui.

— Tu ne trouves pas ça incroyable ? reprit-elle. Tu peux communiquer avec les dragons !

— Je ne communique pas, je ne comprends pas ce qu'ils disent.

— Et pendant cinq années tu as vécu avec quatre créatures comme eux. Si tu as survécu, c'est que tu as un don. Il n'y a qu'à voir tes magnifiques yeux à la couleur du feu ...

Sans s'en rendre compte Yselda s'était rapprochée de lui et avait posé délicatement sa petite main froide sur sa joue.

Yeux dans les yeux, ils restèrent silencieux. Il faisait sombre et il était difficile de voir réellement l'expression que pouvait avoir l'autre. Mais bizarrement, à cet instant, Yselda se sentait attirer par lui. Comme un aimant. Ils n'avaient jamais eu de contact auparavant et celui-ci était particulièrement plaisant.

— Mes yeux ... sont simplement ...

— Nicolas, l'interrompit-elle, tes yeux sont tout simplement uniques. Personne d'autre dans ce monde n'a les mêmes que toi. Quand je dis cela, je pense bien-sûr aux êtres humains et non aux dragons qui ont ce même éclat...

— Je ne suis pas un dragon.

Yselda caressa la cicatrice qui coupait sa joue du gras de son pouce. Nicolas fut surpris mais ne la repoussa pas. Il n'avait jamais eu de contact comme celui-là.

— Tu es bien plus que ça, murmura-t-elle en se perchant sur la pointe des pieds.

Nicolas ne cilla pas et en quelques secondes leurs lèvres furent scellées. Yselda n'avait jamais embrassé de garçons avant, elle était bien trop occupée à s'entraîner à devenir un chevalier et les garçons ne s'intéressaient pas à elle généralement puisqu'elle n'avait rien de féminin d'après eux.

Lorsqu'elle décolla ses lèvres de celles de Nicolas, elle plongea son regard dans le sien et se laissa retomber sur la plante de ses pieds.

Ils restèrent dans le silence encore longtemps avant que Nicolas ne se recule pour prendre des distances.

— Je vais rentrer, je suis fatigué et demain, nous partons. Le voyage sera long.

Yselda se contenta de hocher la tête et l'observa alors disparaître dans la nuit. Elle resta immobile avant que des amis à elle ne viennent la sortir de ses pensées pour qu'elle s'amuse avec eux.

Reverrait-elle Nicolas ?
Pourra-t-elle lui dire au revoir ?

Et ce qu'elle avait ressenti, est-ce que cela était de l'amour ?
Jamais elle ne révélerait cela à qui que ce soit.

Mais elle ferait tout pour devenir chevalier et se rendre au Royaume d'Ador. Ce soir-là elle s'en fit la promesse.
Elle aiderait Nicolas à s'échapper.


Je vous remercie d'avoir lu !

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