Haine silencieuse

Le retour se fit dans le plus grand des silences. Seul le bruit de leurs pas dans la terre résonnait au fond de la forêt. Cet événement n'avait attristé personne sauf peut-être Alaric et Yselda. Nicolas, lui, suivait à pieds, la tête baissée et les poings serrés. Ses poignets devenaient rouges à force d'être ligotés et sa rage contre Djafar grandissait de plus en plus.

Lorsqu'ils furent arrivés à Paraviel, le village était endormi et le jour se levait tout juste, rosissant légèrement les nuages. Yselda rouvrit ses yeux bouffis et fatigués puis leva la tête vers le ciel. Quand elle descendit du cheval de son père, elle inspira profondément puis expira lentement par la bouche.

Elle lança un regard en direction de Nicolas. Ce dernier le lui rendit, mais le sien était électrique, l'intensité de ses yeux était incroyable. Ils étaient jaunes, et une lueur de haine brillait à l'intérieur...

— Rentrons, Yselda, nous avons besoin de repos, souffla Alaric à son oreille tout en posant délicatement sa main dans son dos.

La jeune femme baissa la tête mais suivit tout de même son père docilement, le cœur serré et l'image du dragon en tête.



Dans la grande bâtisse de Theobald, Djafar avait pris soin d'emmener Nicolas avec lui. Ils se retrouvèrent dans une grande salle. Au fond de celle-ci se trouvait une cheminée allumée, rendant la luminosité de la pièce chaleureuse. Au milieu trônait une grande table sur laquelle étaient dressés toutes sortes de plats appétissants.

Djafar n'attendit guère longtemps avant de s'asseoir, de se munir de ses couverts en argent et de s'empiffrer de viandes, légumes, pain et vin. Nicolas s'assit en face lorsqu'on lui libéra les poignets. Il fixait le roi de ses yeux à la couleur du feu. La même scène repassait en boucle dans sa tête. Il revoyait son dragon se faire maltraiter, il revoyait la détresse dans ses yeux, entendait à nouveau ses cris plaintifs...

— Tu ne manges pas ? demanda Djafar la bouche pleine, ce qui coupa le fil de sa pensée.

— Je n'ai pas faim.

La roi saisit un plat et se resservit, à croire qu'il n'avait pas assez mangé. Il n'était pourtant pas gros, bien qu'un tantinet bedonnant, il restait bel homme. Grand, les épaules carrées et le visage ciselé.

— Toute cette histoire m'a creusé l'estomac, avoua-t-il.

Nicolas se demandait bien comment. Il avait tué une créature sans défense de sang-froid, et il réussissait encore à manger ?

— Je pensais que vous regretteriez votre acte, vociféra le sauvage.

Djafar releva le nez de son assiette et avala ce qu'il venait de s'enfoncer dans la bouche.

— Je le regrette.

— Comment pouvez-vous vous empiffrer comme ça, dans ce cas ?

Le roi posa doucement sa fourchette sur la table et but une gorgée de son verre de vin sans lâcher Nicolas du regard.

— M'empiffrer ? railla Djafar en posant une main sur son ventre.

— Je suis sérieux. Vous avez tué un dragon !

— Je l'ai fait pour te punir, Nicolas.

Ce dernier secoua la tête, la mâchoire serrée et les muscles tendus.

— Avoir fui Hargon lorsque tu étais plus jeune était une grave erreur et...

— Si vous pensez que je communiquais avec ce dragon, vous faites erreur ! Il m'a enlevé, je n'avais rien demandé. Je tentais juste de m'éloigner de vous, et de ma mère.

— Un dragon t'as enlevé ? Celui aux écailles noires ?

Nicolas détourna son regard, ne souhaitant plus répondre à ses questions. Il était tellement en colère que ses mains tremblaient et que l'envie de pleurer ne le lâchait pas. Il avait mal au cœur et son estomac était noué.

Remarquant son silence, Djafar appuya ses bras sur la table et considéra longuement Nicolas de ses yeux glaçant.

— Je te le répète : je ne suis pas ton ennemi. Je te promets logement, nourriture, et hygiène. Tu auras ta propre chambre et je ferai de toi un chevalier.

— Je n'ai pas envie de...

Djafar leva la main pour le faire taire.

— Lorsque nous serons au Royaume, j'aurai quelque chose à te montrer. C'est important et j'ai besoin de toi.

Nicolas resta silencieux. Et tous deux se regardèrent droit dans les yeux. Un faible rictus apparut sur les lèvres du roi, sa signification était impossible à déchiffrer.

— Tu pourras avoir toutes les filles que tu souhaites et tu auras ton propre écuyer. Fais-moi confiance, Nicolas. Je sens que toi et moi, nous pourrons construire quelque chose de grand.

Le problème était que ses intentions restaient floues. Mais en réalité, pourquoi avait-il fui Hargon ce jour-là ? À cause de Djafar ou des paroles d'Alienor ? Peut-être tout simplement car elle avait accepté de l'argent contre son fils, la douleur étant trop grande, Nicolas avait décidé de s'enfuir dans la vallée pour cacher son chagrin... Mais la véritable raison lui échappait. Parfois, il regrettait son choix.

À la plus grande surprise de Djafar, le sauvage se redressa sur sa chaise, tendit le bras et attrapa le plat de viande. Et ainsi, ils mangèrent tout en s'échangeant d'étranges regards. Nicolas se contenait mais cette nourriture était tout simplement divine. Il n'avait pas compté le temps que cela faisait qu'il n'avait pas mangé un vrai plat. Généralement, il mangeait des insectes, des poissons et autres déchets qu'il pouvait trouver. C'était ce qui l'avait maintenu en vie même si ça n'avait pas toujours été facile.

Apparemment, cette époque semblait à présent révolue.

— Trois dragons, c'est un exploit. Comment as-tu fait pour ne pas te faire dévorer par ces créatures ? Comment as-tu pu survivre ? Et pourquoi ne te faisaient-elles rien ?

Nicolas avala le morceau de volaille qu'il avait dans la bouche et releva ses yeux vers Djafar. Il poussa une mèche de cheveux qui lui cachait le visage et se redressa légèrement sur sa chaise.

— Les miracles existent, grommela-t-il.

Cette réponse surprit Djafar mais le fit rire. Nicolas restait impassible et termina son assiette sans dire un mot de plus. Il n'avait pas envie de rire, ni même d'entamer une discussion avec lui comme si de rien n'était. Il avait la sensation d'avoir perdu un être cher, son chagrin, il le gardait pour lui et sa haine, il la ravalait.



Après ce dîner copieux, Djafar ordonna aux valets de Theobald de trouver une chambre pour Nicolas. Ce dernier ne demandait rien de tout cela, mais dormir dans un lit n'était pas de refus. Lorsqu'il fut seul dans cette grande pièce sombre, éclairée par les rayons de lumière qui passaient à travers les rideaux, il se laissa tomber sur le lit et fixa le plafond pendant de longues minutes.

Le matelas était confortable mais tout ce à quoi il pensait, c'était son jeune dragon qui avait été tué juste sous ses yeux. Il n'avait rien fait pour le sauver, il s'était senti impuissant. La bête lui faisait confiance et à présent, on lui avait arraché la vie.

Il ferma les yeux et laissa couler quelques larmes qu'il n'avait pas senti depuis des années sur ses joues. Finalement, le sommeil fut plus fort que tout et il plongea dans les ténèbres.


Lorsqu'il rouvrit les yeux, le jour semblait tout juste se lever. Il s'assit dans son lit à baldaquin et se frotta les cheveux. Combien de temps avait-il dormi ? Et pourquoi personne ne l'avait réveillé ?

Peu de temps après qu'il se soit mis debout, on frappa à sa porte. Celle-ci s'ouvrit et une jeune femme entra dans la pièce un plateau dans les mains. Elle le posa sur la petite table au pied du lit puis déposa des vêtements sur une commode sculptée.

— Votre petit déjeuner, et des vêtements propres pour vous. Bonne journée.

Après ces quelques mots, elle sortit de la pièce sans oublier de refermer la porte derrière elle. Nicolas resta un moment debout avant de finalement goûter au pain appétissant qui se présentait à lui sur le plateau en argent.

Il ne mit pas longtemps à tout manger les fruits y compris mais hésita longuement à se laver. C'était comme accepter cette alliance avec Djafar. Sa rage était trop grande pour cela et pourtant, il tentait de l'oublier et paraître docile. Ainsi, il éviterait un nouvel accident.

Il retira ses vêtements trop petits et crasseux, puis monta dans la baignoire maintenant remplie d'eau chaude et de savon. Il y resta un long moment, les yeux fermés. Appréciant timidement ce moment de douceur.

Quand il quitta son bain, il se fixa longuement dans le miroir. Au début, il crut rêver mais finalement, ses cheveux en arrière, il reconnaissait quelques traits de son visage. Généralement, il ne voyait son reflet que dans l'eau et celui-ci était déformé. Il était difficile pour lui de se reconnaître. Il n'y avait que ses yeux qui n'avaient guère changé. Son visage était marqué, ses cheveux longs, une légère barbe avait poussée et son corps était beaucoup plus grand et élancé que dans ses souvenirs.

Sur le bord du lavabo s'offrait à lui une lame de rasoir repliée et une paire de ciseaux. Il commença par les cheveux. Il en attrapa une mèche puis la sectionna avec les ciseaux, ce fut ainsi pour les autres. Lorsqu'il eut fini, il se munit de la lame de rasoir. Il la déplia précautionneusement et l'étudia. Puis, il se rasa doucement en prenant soin de ne pas s'écorcher la peau. Sa main tremblait ce qui rendait la tâche difficile. Par la suite, il appliqua de l'huile déjà présente dans la salle de bains puis mouilla ses cheveux pour les plaquer en arrière. Pour finir, il enfila le pantalon qu'on lui avait donné et fut ravi qu'il soit à sa taille.

— Nicolas ? appela une voix dans son dos.

Il était certain de la reconnaître, il enfila le reste de sa tenue et rejoignit la jeune fille qui avait osé s'inviter dans sa chambre.

— Vas-t-en, cracha-t-il en enfilant le veston marron par dessus sa chemise. Je n'ai pas envie de te voir, ni toi, ni ton père, ni ses camarades. En réalité, je n'ai envie de voir personne.

Yselda parut d'abord surprise de voir enfin son visage dégagé de tous ces cheveux puis secoua la tête pour se ressaisir.

— Je suis sincèrement désolée, ce n'était pas prévu ! Je t'assure, mon père ne savait pas que les hommes de Djafar nous attendait, c'était un piège et nous sommes tombés dedans...

— Ça m'est égale, que cherches-tu à faire ?

— Me rattraper !

— Ce n'est pas la peine, je vais m'en aller.

Yselda fronça les sourcils puis comprit finalement où il voulait en venir.

— Alors tu suivras le roi ? Il compte se servir de toi ! Au fond de moi, j'ai toujours su que ce n'était pas un homme bon...

— Et c'est pour cela que tu t'entraînes chaque jour pour faire partie de son armée d'assassins ? Cesse d'essayer de te trouver des excuses, je ne pardonne pas.

— Je n'ai rien fait ! couina-t-elle.

— Vous vouliez que je vous prouve qui j'étais, je l'ai fait ! Vous m'aviez promis qu'il ne se passerait rien et il s'est passé quelque chose, mon dragon est mort ! Tu n'imagines pas ce que cela implique !

La jeune fille baissa la tête, ses yeux bleus pétillaient sous l'émotion et la culpabilité. Elle s'était promise de se faire pardonner, elle devait trouver le moyen pour qu'il accepte ses excuses. Mais Nicolas n'avait plus l'habitude du contact humain, ce n'était pas quelqu'un de sociable, il était solitaire et aimait cela.

— Je suis navrée pour ton dragon. Il était si beau...

Elle releva ses yeux vers lui.

— J'ai de la peine pour ce qui est arrivé mais je peux t'assurer que mon père et moi, nous n'étions pas au courant, expliqua-t-elle d'une petite voix.

— Je n'y crois pas...

— En tout cas, moi je n'étais pas au courant ! On ne me dit jamais rien, je suis obligée d'écouter aux portes...

Nicolas resta silencieux. Yselda avait remarqué ses poings serrés, et aussi surprenant que cela pouvait l'être, il les desserra doucement, comme s'il se calmait.

— Pourquoi tu es là ? demanda-t-il.

— Je voulais simplement m'excuser. Tu vas partir pour le Royaume d'Ador ?

— Je n'ai plus le choix.

— Je peux te former pour être chevalier.

— Je peux me débrouiller seul.

Yselda poussa un profond et long soupir tout en laissant ses épaules s'affaisser. Il était impossible de discuter avec lui, il s'était calmé mais ne semblait pas décidé à lui pardonner.

— Regarde-moi droit dans les yeux et dis-moi que je peux te faire confiance, ordonna-t-il.

Elle releva la tête et plongea son regard dans le sien. Les yeux de Nicolas étaient intimidant mais elle ne baissa pas les siens.

— Je t'assures que tu peux me faire confiance. Je sais que nous ne sommes pas amis, mais j'ai vu que les dragons existaient et je te l'assure, ils sont magnifiques. Il n'allait rien nous faire, je l'ai vu dans son regard. Il semblait... complètement admiratif quand il te regardait, comme si tu étais son maître ...

Nicolas haussa les sourcils, gardant son air impassible. Il considéra Yselda de longues secondes sans rien dire, cela parut durer une éternité pour la jeune fille qui se sentait de plus en plus mal à l'aise. Sa joue droite était marquée d'une cicatrice blanchâtre, et une partie de son cou semblait brûlée.

— Sais-tu garder un secret ? demanda-t-il enfin.

Elle ne sut quoi répondre, alors elle se contenta de hocher la tête. Nicolas parut hésiter avant de parler, il jeta un coup d'œil vers la porte, remarquant qu'elle était fermée, il se rapprocha d'elle, comme si les murs avaient des oreilles.

— Il n'y a jamais eu trois dragons, commença-t-il d'une voix basse.

Yselda était muette et bizarrement, son cœur battait fort contre sa poitrine.

— Il y en a un quatrième.






Je vous remercie d'avoir lu !

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