En découlent les sentiments
De là où il était, Nicolas avait vu sur tout l'océan, hypnotisé par les vagues et l'ondulation de l'eau. L'immensité de ce bassin était si fascinante et effrayante... Le pire dans tout cela, c'était le ciel, malgré les quelques nuages qui le recouvraient, les dragons étaient inexistants, ils ne traversaient jamais l'océan, et ce depuis des décennies.
Le vent caressait ses cheveux et son visage, un vent frais après avoir été si près des flammes quelques heures avant. Il effaçait toutes traces de suies, toutes traces de transpiration, comme si cette bataille n'avait pas eu lieu. Nicolas ne voulait pas s'imaginer le nombre d'innocents morts ce jour-là. Lorsqu'ils crachaient leur feu destructeur, les dragons ne faisaient pas attention à qui se trouvait là. Et sur cette place, ce matin là, il y avait des enfants, des femmes, des hommes...
Il ferma les yeux quelques instants et inspira longuement pour expirer lentement par la bouche.
— C'est beau, n'est-ce pas ?
Yselda venait de se poster à ses côtés, les mains derrière son dos, elle fixait l'horizon les paupières plissées, agressée par la lumière du soleil.
— Je n'avais jamais vu l'océan avant, quand je fixais l'horizon à Paraviel, c'était différent, continua-t-elle. On y voyait les montagnes et la forêt, mais pas cela, pas de l'eau à perte de vue et le soleil qui semble se cacher derrière ... C'est si beau, c'est tellement irréel. Tu penses qu'il y a quoi derrière l'océan ?
— Un autre monde peut-être. Peut-être même que si l'on suit le soleil, si on navigue jusqu'à lui, on découvrira des pays magnifiques, jamais explorés. Peut-être que là-bas, à l'horizon, près du soleil, il y a la paix que tout le monde cherche depuis des années.
Yselda songea aux récits de son père, ceux passés à la guerre, puis à cette bataille à laquelle elle avait participé. Tous les conseils de son paternel, tous ces entraînements difficiles et interminables, aujourd'hui elle se rendait compte de leur importance.
— Pourquoi tu n'es pas allé la chercher ? demanda-t-elle finalement l'air absente.
Nicolas lui jeta un regard interrogateur, puis le détourna aussitôt pour fixer les vagues qui frappaient les parois du bateau.
— Ivène, pourquoi tu n'es pas allé la chercher ? reprit-elle.
Il ne répondit pas tout de suite, il laissa planer un court silence, comme s'il analysait la question. Pourquoi ne l'avait-il pas emmenée avec eux alors qu'elle l'appelait ? Pourquoi l'avait-il abandonnée sur le champ de bataille ? Il l'avait laissée là, effrayée, seule alors qu'elle n'appelait que lui.
— Là-bas, elle sera plus en sécurité qu'ici.
— Pourquoi cela ? Je te signale que les dragons ont brûlé la moitié d'Ador.
— Une fille comme elle ne serait pas en sécurité au milieu de tous ces hommes affamés de viande fraîche.
Yselda haussa les sourcils et se tourna vers lui, appuyée contre le bord, son coude sur celui-ci. Elle fit claquer sa langue contre son palais et soupira.
— Une fille comme elle ? répéta-t-elle. Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Une si belle fille, voilà ce que je veux dire. Elle est belle, elle sent bon, ces hommes ne voudraient que la toucher, alors mieux vaut qu'elle reste aux côtés du roi et de son fils. Ici, elle serait en danger.
Yselda fut vexée par les propos de Nicolas mais ne daigna pas lui montrer, il était vrai qu'elle ne portait pas de robes, elle ne laissait pas ses cheveux de jais se balader sur ses épaules, elle ne se parfumait pas et n'agissait pas toujours comme une femme aux bonnes manières. Mais elle restait femme et aimait tout de même les compliments. Bien entendu, elle ne pouvait pas en attendre de Nicolas, étant donné qu'il semblait éperdument amoureux de cette fille.
— Je vois, tu as sûrement raison, de toute façon, elle va se marier.
Nicolas ne répondit pas, elle aurait aimé qu'il réagisse, mais non. Il demeura muet pendant de longues minutes, perdus dans ses pensées. Plus elle le détaillait, et plus elle avait l'impression que quelque chose chez lui avait changé. Ce n'était pas cette barbe naissante, ni même ses cheveux en pagaille, c'était plutôt l'expression de son visage tout sale. Nicolas ne souriait pas beaucoup, mais il n'avait pas non plus l'air agressif. À présent, ses yeux pourtant si particuliers étaient sombres et son visage marqué par une tristesse indescriptible. Quelque chose l'avait marqué, quelque chose de dur, d'effroyable peut-être. Il souffrait mais ne l'exprimait pas.
— Je peux savoir pourquoi tu ne me regardes pas quand tu me parles ? Alors qu'auparavant, tu ne te gênais pas pour fixer les gens droit dans les yeux.
— Je n'ai pas envie, grommela-t-il.
— Pourquoi ? Est-ce que c'est parce-que je t'ai embrassé la veille de ton départ ?
— Bien-sûr que non, c'est différent.
Yselda restait tout de même son premier baiser, il s'en souvenait très bien même s'il préférait l'oublier. Ce fut un moment étrange et particulièrement gênant, il ne la voyait pas comme une compagne, plutôt comme une amie, une camarade ou bien tout simplement un chevalier combattant à ses côtés.
— Alors qu'est-ce que tu as ? J'ai du mal à te reconnaître, on dirait que tu as vieilli de dix ans.
— Ma mère a été tuée.
Yselda entrouvrit les lèvres mais aucun son n'en sortit, elle se sentit tout de suite mal pour lui, prise d'une empathie qu'elle ne connaissait pas. Il avait dit cela sans émotion dans la voix, il l'avait juste dit, comme on pouvait dire bonjour.
— Pourquoi ? Par qui et quand ?
— Par le Seigneur de Paraviel Theobald, grogna Nicolas entre ses dents serrées. Et par ton père.
Le coeur d'Yselda cogna contre sa poitrine et des fourmillements engourdirent ses mains. Elle recula d'un pas, le visage soudain fermé et fusilla Nicolas du regard.
— Mon père ne ferait jamais une telle chose, comme il ne se permettrait pas de te piéger pour tuer l'un de tes monstres.
Elle avait dit cela la voix pleine de dédain, et Nicolas n'avait pu que se tourner vers elle pour affronter son regard assassin.
— Je pense que tu fais erreur sur l'image que tu as de l'homme qu'est ton père, Yselda. Il est comme tous les autres.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Il a empoissonné ma mère avec le seigneur de ton maudit village ! Et pour se déculpabiliser, il m'a dit qu'elle était mourante et m'a emmené la voir.
— Peut-être a-t-il fait cela parce-qu'il voulait que tu lui dises adieu, pas pour se donner bonne conscience, mais pour qui prends-tu mon père ?
Yselda avait les poings serrés et les yeux brillants, comme si elle s'apprêtait à pleurer, elle pinça ses lèvres pour tenter de contenir son émotion, mais elle ne se retenait pas de crier, peu importe qui les entendrait, cela lui était égal. Elle n'aimait pas qu'on insulte son père, il était tout pour elle, sa seule famille.
— Pour un assassin, pour un homme qui ne s'est pas gêné d'enlever des femmes et des enfants à des hommes démunis sous les ordres d'un roi à soif de sang !
Les yeux pourtant clairs comme un ciel en été d'Yselda s'assombrissaient à chaque parole que prononçait Nicolas, comme si il la blessait dès qu'il ouvrait la bouche. Une larme perlait au coin de son œil mais elle l'essuya d'un revers de la main tout en reniflant, son regard assassin plongé dans celui de Nicolas.
— J'étais là, je l'ai déjà vu faire et crois-moi, Nicolas, tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu n'as jamais prononcé tes voeux, on t'a sacré chevalier alors que tu n'as aucun mérite de porter une épée ! Tu n'es rien, rien sauf un sauvage qui s'était perdu dans les montagnes. Tu ne peux pas comprendre les actes de certains soldats.
Yselda respirait fort, elle marqua une pause et jaugea Nicolas qui semblait l'écouter même s'il restait sourd à ses propos, persuadé que la mort de sa mère était en partie de la faute d'Alaric.
— Lorsque l'on prononce nos vœux, nous jurons loyauté à notre roi, à notre chef, celui qui nous donnera les ordres. Un chevalier n'a d'autre choix que d'exécuter les ordres qu'on lui donne, s'il les déroges, il risque bien pire que la prison. Mon père n'a toujours fait que suivre les ordres de Djafar ou de Theobald, mais jamais il n'a enlevé ces enfants et ces femmes par plaisir, tu ne le voyais pas tous les soirs se noyer dans l'alcool et tu ne l'entendais pas non plus pleurer toutes les nuits. Tu ne sais pas ce que c'est que d'être un chevalier, tu n'en es pas vraiment un.
Nicolas plissa ses paupières, il semblait en colère et chagriné par sa perte, Yselda pouvait comprendre le mal qu'il ressentait mais elle ne pouvait supporter qu'on s'attaque à son paternel. Alaric était un homme bon, un homme digne de confiance et un véritable chevalier, loyal et bon combattant.
— Tu me fais ton discours alors que toi-même, tu n'as pas suivi les ordres. Tu t'es rendu à Ador et tu as bien failli te faire couper la tête !
— Je l'ai fait pour toi ! se défendit-elle. Je l'ai fait car je t'avais promis de venir te chercher.
— Non ! l'interrompit-il la voix forte. Tu ne m'as rien promis, tu te l'es promis à toi-même, mais je ne t'ai jamais demandé de me chercher, je ne le voulais pas. Pour qui te prends-tu ?
— Je me prenais pour ton amie il y a de cela quelques secondes, mais je remarque mon erreur, souffla-t-elle.
— Tu as raison, tu as fait une belle erreur, puisque depuis que je t'ai rencontré, toutes les choses auxquelles je tiens s'effondrent. Ton père restera le pire des traîtres, et j'imagine que t'agiras comme lui un jour ou l'autre.
Yselda se pinça les lèvres et le gifla, si fort que la tête de Nicolas partit sur le côté, il ne riposta pas, il lui jeta seulement un regard étrange, une marque rouge sur la joue.
— Tu n'as jamais su ce que le mot ami voulait dire, je le découvre seulement aujourd'hui et si j'avais su, je n'aurais jamais risqué ma vie pour la tienne. Tu es un connard, un pauvre fou plus attaché à des animaux qu'à des êtres humains. Merci, maintenant je sais que je ne t'aime pas. Non, je te déteste.
Elle tourna les talons et s'éloigna de lui le plus vite possible, tandis que Nicolas se tournait vers l'Océan, un poids sur le cœur. Il resta ainsi durant quelques heures, à observer le paysage vide qui défilait sous ses yeux. Il inspira profondément et expira par la bouche, il se sentait infiniment seul, sans dragons, et sans sa seule alliée.
Comment pouvait-il se comporter correctement avec des êtres humains alors qu'il avait vécu durant cinq longues années perché sur la falaise d'une montagne ? Il ne connaissait plus rien aux rapports humains, il essayait, mais échouait, il n'était pas destiné à être un bon ami ou l'amant parfait. Il était destiné à fuir depuis ses treize ans. Peut-être avait-il été dur avec Yselda, il avait parlé de son père comme on parle d'un monstre, alors qu'elle n'avait plus que lui et qu'elle l'avait quitté pour aider Nicolas.
Il se massa les globes oculaires, déçu de lui-même lorsqu'il se rendit compte de son erreur. Il n'avait pas le droit de juger les gens, et encore moins les parents de ceux qui prétendaient être ses amis. Il venait de comprendre que la franchise n'était pas toujours bonne, il fallait peser ses mots et réfléchir avant de parler, chose qu'il ne faisait pas.
Quelqu'un se posta à côté de lui, dos contre la paroi du bateau, c'était Paul, toujours équipé de son armure de chevalier.
— On dirait bien que la petite fille déguisée en homme t'as méchamment frappé.
— Tout ça ne te regarde pas, bougonna Nicolas toujours vexé par le geste d'Yselda.
Paul soupira mais acquiesça.
— Oui, je sais, je m'excuse.
Nicolas ne comprenait toujours pas pourquoi il les avait aidé alors que depuis des mois, Paul ne lui avait pas adressé la parole. Mais il n'avait pas la force de lui demander, il avait sauvé Archibald et c'était le principal.
— Un homme aimerait te voir, Nicolas, reprit Paul après un court silence.
Nicolas lui jeta un regard méfiant.
— Qui ? Et pourquoi ?
— Le frère du capitaine, je crois. Il dit avoir a te parler.
— Et il t'envoie me chercher ?
— Entre autre, oui, répondit le rouquin en haussant les épaules.
— Je n'ai pas envie d'aller le voir, grommela Nicolas.
Paul se tourna à son tour vers l'Océan, il trouvait cela magnifique, c'était pourquoi il aimait beaucoup Ador mais avait préféré se lier aux fugitifs plutôt qu'au roi. Peut-être avait-il fait une erreur mais revenir en arrière était impossible dorénavant.
— Il dit pouvoir t'aider.
— M'aider pour quoi ? questionna Nicolas.
— À comprendre.
Nicolas lui jeta un regard en biais.
— Comprendre quoi ? insista-t-il.
Paul lui adressa un faible sourire, Nicolas n'arrivait toujours pas à savoir s'il pouvait lui faire confiance.
— Il dit pouvoir t'aider à comprendre pourquoi les dragons t'obéissent.
Nicolas ne put rechigner, peut-être était-il temps de savoir pourquoi sa vie avait basculé. Il était temps de comprendre pourquoi les dragons l'avaient choisi lui plutôt qu'un autre.
Et parfois, certains secrets feraient mieux d'être ignorés.
Je vous remercie d'avoir lu !
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