Au delà des rives

Ses paupières étaient lourdes, une affreuse douleur perçait ses côtes et une pression entourait son abdomen. Quand il ouvrit les yeux, mi-clos, il vit l'océan à travers le ciel. D'abord, il crut rêver, puis il sentit l'odeur marine, reconnut, malgré ce voile devant ses pupilles, ce bleu et ces vagues mousseuses ...

Mais très vite, des palpitations lui rappelèrent qu'il n'était pas en état de s'extasier sur quoi que ce soit et ses yeux se fermèrent à nouveau.

Ce fut ainsi plusieurs fois. Il se réveillait, apercevait des paysages ou du brouillard comme des nuages puis reperdait connaissance la seconde d'après. Tout son corps semblait anesthésié, endormi par une douleur qu'il ne savait localiser.

Lorsqu'il ouvrit les yeux une énième fois, il fut projeter cinq ans en arrière. Il aperçut des énormes cailloux et de l'herbe verte. Il s'en approchait dangereusement. Quand la pression sur son abdomen disparut, il chuta et roula dans l'herbe, provoquant de multiples douleurs un petit peu partout sur son corps.

Il resta immobile sur le dos, essoufflé d'un effort qu'il n'avait pas fait, paralysé par la douleur. Il fixa le ciel de longues secondes, un ciel noir.
Il faisait nuit.

Le sol trembla à côté de lui et une ombre se tenait à proximité. Nicolas tourna doucement sa tête vers la bête qui l'avait amené jusqu'ici. Ses yeux jaunes vifs brillaient toujours autant et son souffle était chaud, brûlant.

— Je te reconnais ... murmura-t-il dans un souffle avant que ses paupières ne se ferment toutes seules.

Il rêva. Mais rien de joyeux. Il ne rêva pas de Ador, Paraviel ou Hargon. Ni même de sa mère, Archibald, Ivène ou Yselda. Il rêva du dragon noir, encore. Toujours ce même cauchemar. Il détruisait tout, absolument tout. Il crachait ses flammes destructrices sur des gens, des bâtisses. Il détruisait une ville complète et poussait son rugissement terrorisant. Puis Nicolas crut se voir lui, face à la bête, celle-ci ouvrit grand la gueule et cracha son feu, droit sur lui. Il sentit les flammes le ronger, déchiqueter sa peau et détruire ses os.


Il ouvrit les yeux brusquement et prit une lente inspiration. Le jour l'éblouie quelque peu mais il s'y habitua rapidement. Des oiseaux piaillaient non loin d'ici, le vent caressait sa peau et le ciel était bleu, parsemé de quelques nuages.

Nicolas était collé à quelque chose. Quelque chose de chaud, de dur, de rugueux... Il tourna la tête et aperçut cet immense corps contre lui. Celui d'un dragon. La bête s'était couchée près de lui, certainement pour le garder au chaud, et elle dormait.

Il reposa sa tête dans l'herbe et prit quelques secondes pour se souvenir de ce qu'il s'était passé. Il se souvint rapidement que Nathaniel lui avait tiré dessus et qu'il était tombé en arrière, dans le vide. Il se souvint avoir atterrit dans l'eau glacée de l'océan et de s'être cogné contre un rocher à cause du courant des vagues. Puis il fut englouti par les ténèbres.

Il s'appuya sur ses coudes, puis sur ses mains pour se redresser mais poussa un gémissement lorsqu'une terrible douleur se réveilla au niveau de ses côtes. Il y posa sa main, serra les dents et jeta sa tête en arrière.

— Seigneur... gémit-il.

Lorsqu'il réussit, par miracle, à se remettre sur ses deux pieds, ses jambes flageolèrent et il crut s'écrouler à nouveau par terre. Il se retint au dragon et baissa la tête pour voir ce qui provoquait cette douleur. Il put voir à travers ses vêtements déchirés par les griffes du dragon, qu'il saignait. Sous ses côtes, il y avait un trou, du moins, cela avait l'air d'un trou, comme si on lui avait arraché un bout de lui.

Il fit un pas, puis un autre avant de tomber un genou dans l'herbe. Il grogna, mal en point et tenta de se relever. Mais sa seconde tentative d'avancer fut un échec, il s'écroula tête la première dans l'herbe. Il se tourna sur le dos, la respiration bien trop rapide.

Puis il entendit des voix, des voix enfantines et fluettes. Son dragon se réveilla aussitôt, rugit puis les ténèbres l'enveloppèrent. Plus un bruit, plus un soupçon de lumière ...

Il s'entendit simplement marmonner :

— Ne lui faites pas de mal...


*


— Il est mort ? demanda une petite voix.

— Mais non ! Il dort ! répondit une autre.

— Chut ! Vous allez le réveiller ! grommela quelqu'un d'autre.

— Je vous dis qu'il est mort, il ne respire pas... reprit la petite voix.

— Si regarde !

— Chuuut !

— Il bouge ! Il bouge !

Nicolas ouvrit doucement ses paupières. Au début, sa vue était trouble, il était enveloppé dans quelque chose de chaud, allongé sur une surface plus confortable que de l'herbe. Au dessus de lui se trouvaient trois petites têtes. Une petite fille blonde, et deux petits garçons qui l'observaient comme un animal mort.

Quand ils croisèrent son regard, ils se volatilisèrent littéralement. Et Nicolas ne chercha pas à les rappeler. Il gémit d'abord avant de redresser la tête et de remarquer qu'une couverture le recouvrait. Il reposa sa tête sur un coussin qui sentait les écuries et ferma les yeux encore quelques secondes.

Des bruits de pas sur du plancher le fit rouvrir ses paupières lourdes. Un homme à la barbe mal entretenue et aux vêtements peu coûteux s'approcha de son lit et déposa sur la petite table à sa gauche, un grand verre de lait et un bout de pain dur. Il se redressa et recula d'un pas pour laisser tout son espace à Nicolas, qui le regardait d'un œil méfiant.

— Je ne peux vous offrir que cela à manger, les récoltes sont mauvaises cette saison.

Nicolas s'appuya sur ses mains et se redressa légèrement, la douleur lui rappela qu'il était certainement gravement blessé. Quand la couverture glissa de son torse, il remarqua qu'on lui avait retiré sa cotte de mailles, son torse était nu et un bandage entourait presque tout son abdomen, une tâche rouge au niveau de ses côtes.

— Je vous ai soigné avec ce que nous avions. Mes enfants et moi avons nettoyé votre plaie et l'avons bandé pour limiter les risques d'infection. Mais je ne vous garanti rien, je ne suis pas médecin.

Cet homme n'avait pas l'air méchant, et Nicolas ne pouvait que lui être redevable.

— J'ai déposé des vêtements propres au pied de votre lit, vous pouvez nous rejoindre lorsque vous serez prêt.

Après ces quelques mots, l'homme sortit de la pièce et ferma la porte derrière lui. Nicolas resta un moment immobile à repenser à ce que cet homme lui avait dit. Il faisait preuve d'hospitalité et ne pouvait donc pas se montrer dur avec lui. Mais il se demandait où était le dragon maintenant, depuis combien de jours il dormait et pourquoi ces gens l'avaient-ils sauvé.

Il mangea son bout de pain dur qu'il apprécia et but à grosses goulées le verre de lait qu'il trouvait indéniablement sucré. Il se reposa encore quelques minutes, le temps de s'habituer à cette douleur puis décida de se lever de ce lit. Au début, lorsque ses pieds touchèrent le sol et qu'il se mit debout, il crut perdre l'équilibre et tomber en avant, tête la première sur le plancher. Or, il se retint à la petite table et souffla à plusieurs reprises pour rester calme et se concentrer. Lorsqu'il jugea bon, il avança lentement et se saisit des vêtements qu'on lui avait offert. Il les enfila non sans difficultés et sortit de la pièce, titubant, les jambes lourdes.

Il entendit du bruit dans une pièce voisine et s'y aventura malgré tout. Il longeait les murs pour garder l'équilibre et lorsqu'il rejoignit l'inconnu, trois paires d'yeux le fixaient, pendant que l'homme s'affairait à nettoyer la poussière déposée sur le peu de meubles dont il bénéficiait.

— Ne faites pas attention à eux, ce ne sont que des enfants, lança-t-il en se tournant vers lui et lui adressant un sourire courtois.

Nicolas détourna alors son regard des enfants pour le porter sur leur père.

— Où suis-je ? demanda-t-il d'une voix faible.

— Dans une chaumière, rétorqua l'homme.

— Perdue au milieu des champs ! lança la petite fille.

— Vous devriez sortir dehors, c'est tellement beau ici ! s'exclama un petit garçon aux yeux verts.

Nicolas préféra s'asseoir sur l'une des chaises disponibles, la douleur était bien trop intense pour pouvoir profiter de quoi que ce soit. Les enfants continuaient de l'observer, sans gênes tandis que l'homme s'assit face à lui.

— Je m'appelle Arnold, et vous ?

— Nicolas.

— Eux, ce sont mes enfants, dit-il en désignant les trois petites têtes, il y a Jeanne, Honoré et Arnaud.

Les trois enfants sourirent poliment mais ne détournaient pas leurs yeux de Nicolas. Ils agirent ainsi durant des jours, le temps que Nicolas se remette de ses blessures. En contre-partie de cette hospitalité, il aidait Arnold dans ses tâches quotidiennes tel que traire les quelques vaches qui lui restait, nourrir ses cochons et tenter de trouver des légumes dans ses plantations.

Des jours durant, Arnold et Nicolas discutèrent tandis que les enfants ne changeaient guère leur comportement à son égard. Ce fut un beau matin ensoleillé qu'il comprit pourquoi ils agissaient ainsi.

Nicolas observait le magnifique paysage qui s'étendait sous ses yeux. En effet, la maisonnette était perchée sur des collines et d'ici, on voyait les arbres, les plaines et même les rivières, c'était magique. Des oiseaux volaient le matin très tôt et Nicolas aimait bien les observer. Cet endroit était idyllique, hors du temps, comme si ce coup de feu l'avait tué et qu'il s'était retrouvé au paradis avec un homme à la bienveillance débordante.

Les enfants étaient assis dans l'herbe, près de Nicolas et ce fut Jeanne, la petite blonde, qui se lança la première.

— Mes frères et moi aimerions te poser une question, souffla-t-elle.

Les deux petits garçons opinèrent de la tête pour montrer leur accord. Nicolas leur jeta un bref regard, il n'était pas très à l'aise avec les enfants mais ne pouvait pas non plus être ingrat avec eux. Alors il leur laissa la parole.

— Il y avait un dragon avec toi ! cria Honoré sans pouvoir se retenir.

C'était le plus jeune des trois, il n'était pas plus âgé de dix ans et ne tenait pas toujours sa langue.

— Bravo, Ho', maintenant, papa va nous entendre ! grommela Jeanne.

— Arnold ne l'a pas vu ? demanda Nicolas.

Les trois enfants secouèrent la tête de droite à gauche, en même temps.

— Nous, oui, déclara Arnaud.

— Mais il s'est envolé quand on s'est cachés, expliqua la petite blonde.

— Il était grand et gros et il faisait très peur ! Il rugissait comme un vrai monstre ! Grrr ! intervint Honoré en faisant de grands gestes et imitant la bête qu'il avait vu.

Nicolas fut soulagé de savoir que le dragon n'avait pas essayé de s'attaquer à eux, ce qui prouvait bien qu'il n'était pas si dangereux que cela. Il suffisait de laisser ces créatures vivre, sans les effrayer ou bien les traquer.

— Il reviendra ? questionna Jeanne. Le dragon, il reviendra ?

— Il était si beau, j'en avais jamais vu ! Je croyais qu'ils n'existaient pas, c'était comme dans un rêve ! s'extasia Arnaud.

Très vite, Arnold les rejoignit et la conversation s'acheva. Nicolas devait-il réellement cacher cela à la personne qui l'hébergeait ? Il espérait néanmoins retrouver ce dragon et pouvoir partir d'ici. Il n'allait pas pouvoir vivre avec cette famille indéfiniment, lorsque sa blessure serait guérie, il partirait pour Paraviel.
Très vite, Djafar se lancerait à sa poursuite.

Un soir, alors que les enfants dormaient, Arnold s'assit à table, non loin de Nicolas, jouant avec son couteau fétiche, un couteau qu'il portait toujours avec lui. Il appelait cela, un porte bonheur. Il était temps de parler de ce qui le tracassait depuis qu'il avait sauvé Nicolas. Il planta la lame de son couteau dans le bois de la table et leva ses yeux bruns vers lui.

— Maintenant que nous nous connaissons ne serait-ce qu'un peu, peux-tu me dire ce qu'il s'est passé ? Et d'où vient cette blessure ?

Comment lui expliquer que cela était de sa faute ? Qu'il avait fait un marché avec le fils du roi mais que malheureusement, il l'avait trahi en flirtant avec sa fiancée ? C'était ridicule, il avait honte de son acte. Jamais auparavant, il n'aurait agi comme cela. Mais plus il était en la compagnie des Hommes et plus il agissait comme eux, à croire que finalement, sa solitude de cinq ans s'était envolée, et tout ce qu'il avait appris seul avec.

— On m'a tiré dessus, avoua-t-il. J'ai trahi un ami et il a voulu se venger.

— Où ? Car cet endroit est isolé du reste du monde, j'aimerais savoir comment tu t'es retrouvé ici. Pourquoi tes vêtements étaient en lambeaux ? J'ai entendu ce bruit étrange... comme un grognement, ou je ne sais quoi. J'étais ici, dans la maison, et d'un seul coup, le soleil a disparu le temps de quelques secondes, comme si un énorme nuage était passé au même moment. Mais je sais cela impossible. Et tes yeux... Nicolas, tes yeux n'ont rien d'humain.

Nicolas les baissa aussitôt, ses yeux ne passaient pas inaperçu et beaucoup trop de monde se posait des questions dessus. Lui-même ne savait pas pourquoi ils avaient cette couleur. Sauf peut-être si l'histoire de Paul était la vraie, parlant de Edouard et de ce fameux dragon à Hargon...

— Je ne veux pas te mêler à tout ça, je partirai dès demain, à l'aube.

— Pour aller où ? s'enquit Arnold.

—À Paraviel.

— Le village du Seigneur Theobald ?

— Oui, où est le problème ?

Arnold passa sa main dans sa vieille barbe.

— Je sais qu'il fait des affaires avec le roi. C'est bien pour cela que je reste dans cette chaumière et que je ne vais jamais en ville.

— Quelles affaires ?

Nicolas se redressa sur sa chaise. Mais Arnold paraissait perturbé par quelque chose, comme si une vague d'émotion l'envahissait soudainement.

— Lorsque nous n'avons pas assez de récoltes à donner au roi, il prend nos femmes ou nos enfants et nous ne les revoyons plus. J'ai connu cela, il y a quelques années, quand Honoré n'était encore qu'un bébé. Les récoltes étaient mauvaises, il y avait très peu de pluie et c'était seulement quelques années après les attaques d'un dragon près des vallées, plus rien n'allait pour personne... Les hommes du roi ont emporté ma femme et je ne l'ai plus jamais revue. Ils me l'ont arraché. C'est pour ça que je reste ici maintenant, je ne veux plus avoir affaire à ces monstres. Je veux garder mes enfants, ils sont tout ce que j'aie.

Nicolas ne savait pas cela, lui qui avait vécu dans les montagnes bien trop longtemps. Jamais il n'aurait pu penser que le roi se permettrait de briser des familles. Pour quelles raisons ? Qu'est-ce que cela pouvait-il bien lui apporter ? À Hargon, les villageois disaient de lui qu'il était bienveillant et clément, finalement, pas pour tout le monde... Mais il avait pu le comprendre et voir son vrai visage ce jour-là, lorsqu'il avait proposé de l'argent à sa mère en échange de lui, pauvre petit garçon.

— Le Seigneur Theobald participe à cela, reprit Arnold d'une petite voix.

— Les hommes de Theobald le font, eux aussi ? Les chevaliers et apprentis chevaliers ?

Arnold hocha lentement la tête.

— Qui était l'homme qui a pris votre femme ?

Il releva la tête vers Nicolas, les sourcils froncés sous cette masse de cheveux et de poils.

— Pourquoi cette question ?

— J'aimerais seulement savoir.

— Theobald n'emmène sur le terrain que ses meilleurs chevaliers... Cet homme était grand et robuste, les cheveux longs, clairs, très clairs... Quelqu'un l'a appelé alors qu'il empoignait le bras de ma femme et qu'il me l'arrachait... C'était une petite fille, je me souviens de sa voix.

— Comment s'appelait-il ? insista Nicolas.

Nicolas sentait son rythme cardiaque s'accélérer et ses mains devenir moites, comme si quelque chose l'envahissait. Probablement une colère non maîtrisée. Il y avait trop de choses qu'il ne connaissait pas sur ce monde.

— Alaric. Il s'appelait, Alaric.








Je vous remercie d'avoir lu !

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