À travers les yeux du dragon
Six ans plus tôt...
C'était sur cette colline verdoyante où le soleil se couchait qu'Yselda suivait son père et quelques autres soldats. Elle portait une épée en bois, que son père lui avait confectionné quelques années plus tôt. Avant de grimper la colline, ils s'étaient rendus dans un village voisin et ce que la petite fille avait vu fut terrible. Elle n'avait rien dit, elle observait les soldats faire leur travail et cela ne l'empêchait guère de penser à son futur, bien qu'elle était jeune, depuis qu'elle savait parlé, elle voulait devenir chevalier.
Arrivés devant la petite chaumière, les soldats enfoncèrent la porte et des cris s'élevèrent dans la maison tandis qu'Yselda restait en retrait dehors, effrayée par ce spectacle.
Elle vit alors son père sortir de la chaumière, tenant fermement le bras d'une femme brune aux pleurs incessants.
— Je vous en conjure, nous avons des enfants ! hurla son mari, à genoux, maintenu par un soldat robuste. Notre dernier n'est qu'un bébé, il s'appelle Honoré ! Par pitié, ne lui enlevez pas sa mère !
Mais Alaric restait sourd, il tirait cette femme comme un vulgaire animal, elle avait beau crier, supplier, pleurer, cela n'atteignait pas ses oreilles. Il ne lui jetait pas un regard, il ne prononçait aucune parole.
Yselda se souvenait parfaitement du visage de cet homme, des plaintes de sa femme et des enfants, si jeunes et terrifiés, qui regardaient la scène par la fenêtre de la chaumière. Elle se souvenait également de la question qu'elle avait posé à son père lorsqu'ils rentraient à Paraviel une fois le travail fini.
— Dis papa, avait-elle commencé de sa voix fluette. Pourquoi vous enlevez ces femmes ? Pourquoi vous tuez ces hommes ?
Alaric, alors qu'il marchait à côté de sa fille, avait posé sa main sur son épaule toute frêle.
— Tu comprendras lorsque tu seras chevalier, ma fille. Il y a certaines choses que nous ne pouvons éviter. Un chevalier prête serment. Un chevalier doit être capable de tout. La peur et le regret, ils ne sont pas censés le ressentir.
— Et toi, papa ? Tu le ressens ?
— Tous les jours...
Et ils n'en avaient plus jamais reparlé.
Aujourd'hui...
— AAAAAAAAAH !
Ce cri fit sortir la jeune fille de sa rêverie, elle cligna plusieurs fois des paupières et se redressa sur ses deux pieds. Archibald, assis sur une vieille chaise poussiéreuse dans la soute sombre du bateau, ne cessait de hurler lorsqu'on frôlait des doigts, sa pauvre cheville enflée.
— Mais enfin, cesse de geindre ! Je ne t'ai même pas encore touché ! grogna le vieux sage devant lui.
Archibald transpirait à grosses gouttes, la respiration rapide et sifflante. Il jeta sa tête en arrière et passa ses mains dans ses cheveux trempés.
— Très bien, allez-y, faites-le, je ne regarde pas. Vite !
Yselda restait adossée contre un mur, les bras croisés, elle s'amusait de voir l'écuyer hurler comme une poule mouillée. C'était plutôt drôle et au moins, cela lui faisait penser à autre chose qu'aux reproches de Nicolas et à ces souvenirs qui refaisaient surface.
— Je vais compter jusqu'à trois, avertit l'homme. Un...
D'un coup sec, il tira sur le pied d'Archibald qui ne put que crier de nouveau en se tordant sur la chaise. Le craquement de son os parvint jusqu'aux oreilles d'Yselda qui grimaça en s'imaginant la douleur que cela devait procurer. Ensuite, l'homme se munit d'un vieux morceau de bois qu'il cala le long de sa jambe, il entoura le tout d'une bande noircie par sa vieillesse et serra assez fort pour que cela tienne comme une atèle. Il tendit ensuite à Archibald, une vieille canne en forme de crâne. D'abord, le jeunet hésita mais ne put que l'accepter s'il voulait pouvoir se déplacer.
Peu de temps après, la porte s'ouvrit sur Paul et Nicolas, qui entrèrent dans la pièce sans même prononcer un mot. Yselda détourna aussitôt le regard, elle le détestait et elle était terriblement blessée. Elle regrettait amèrement d'avoir risqué sa vie pour sauver la sienne. Quelle idée ! Il n'était pas son ami.
L'homme invita Nicolas à s'asseoir devant lui, prenant alors la place d'Archibald qui peina à réussir à se servir de sa canne, Paul l'aida à tenir debout et finalement, il se laissa tomber sur un vieux fauteuil plein de poussière.
— Nicolas, je te remercie d'être venu.
— Paul m'a dit que vous saviez certaines choses.
L'homme acquiesça.
— Évidemment, puis-je te poser une question ?
Il n'était pas si vieux, il était probablement âgé, mais gardait une certaine jeunesse dans son regard. Il avait un œil totalement blanc, la pupille inexistante, Nicolas comprit qu'il était aveugle, seulement de cet œil tandis que l'autre était d'un brun profond et doux.
— Crois-tu en la magie ?
— Absolument pas, avoua Nicolas.
— En certains dons ? insista l'homme.
Nicolas se contenta de hausser les épaules en soupirant.
— J'aimerais simplement savoir ce que vous savez. Paul m'a dit que vous aviez des réponses.
L'homme tendit sa main ridée, tout en regardant Nicolas droit dans les yeux.
— Je peux ?
Nicolas fronça les sourcils l'air dubitatif, mais finalement, il lui prêta sa main. L'homme la pris dans la sienne puis caressa sa paume de son autre main, tout en l'analysant.
— Tu as les mains rêches et abîmées.
— J'ai été brûlé quand j'étais plus jeune...
— Les cicatrices ne mentent pas, quelle douleur horrible, j'ai l'impression de la ressentir...
Et Nicolas ne pouvait l'oublier, notamment les brûlures sur son corps et dans son cou, ce fut terrible. Yselda, Archibald et Paul restaient silencieux et attentifs, tout aussi curieux de savoir ce que cet étrange individu avait à lui dire.
— Tu es encore si jeune, et pourtant, j'ai l'impression que tu as un grand potentiel.
Nicolas ne rétorqua rien, il observait l'homme lui caresser la paume de la main, il n'aimait pas vraiment ce contact, mais lui aussi était curieux de savoir.
— Tu es amoureux, lança-t-il par la suite. Mais pas de la bonne personne...
L'homme jeta un regard vers Yselda qui tourna la tête au même moment pour éviter tout contact visuel avec lui. Nicolas préféra rester immobile et ignorer la remarque.
— Tu ne sais rien, absolument rien. Tu ne comprends pas, tu es perdu et tu te poses beaucoup de questions depuis quelques années déjà. Pourquoi n'as-tu pas fouillé ?
— Que voulez-vous dire ? questionna Nicolas.
— Pourquoi n'as-tu pas cherché à comprendre ?
— Comprendre quoi ?
— Pourquoi toi et pas quelqu'un d'autre. Pourquoi ces yeux, pourquoi cette vie ? Pourquoi toi.
— Je... je ne sais pas, bégaya Nicolas.
C'était étrange de voir que cet homme savait. Il savait les questions que Nicolas se posait, il savait beaucoup de choses, peut-être un peu trop. C'était effrayant et pourtant, il était impossible de lui dire de s'arrêter, Nicolas voulait savoir.
Il était temps de le savoir.
— Ferme les yeux, Nicolas.
Ce dernier s'exécuta avec une légère appréhension, il ferma ses yeux et souffla pour rester serein. Il sentit alors la présence de l'homme plus près de lui et ses mains se poser sur son visage.
— Laisse-toi faire, lui murmura-t-il quand Nicolas gigota sur sa chaise. Laisse-toi faire et vois, vois à travers les yeux du dragon.
C'est ce qu'il fit, il ouvrit les yeux et il vit...
Du feu, énormément de feu. Des cadavres carbonisés, des personnes démunies hurlant de terreur et fuyant pour leur vie. Il vit les flammes destructrices d'un dragon en colère. Il put entendre son rugissement, il vit des maisons brûler, des rues détruites et des vies enlevées. Puis il le vit, lui, un homme au courage incroyable, faire face à une bête bien plus grande que tout ce qu'il avait pu voir auparavant. Tenant dans ses mains, une arbalète armée et prête à l'emploi.
Il était face à une créature blessée et effrayée et le regard de cet homme changea, comme s'il avait compris quelque chose. Mais la bête qui croisa son regard noisette, s'égara et ne vit plus que l'arme qu'il portait dans ses mains, pourtant, elle n'était pas pointée sur elle.
Elle rugit alors et elle ouvrit grand la gueule, Nicolas sentit de la chaleur en lui, comme si c'était lui qui s'apprêtait à abattre des flammes sur un pauvre paysan venu défendre son village.
Et il entendit à nouveau les hurlements de cet homme, il le vit brûler sous ses yeux et tomber à genoux, ne pouvant plus qu'accepter le sort qui lui était destiné. Il hurla un prénom, un seul, avant son dernier souffle, avant que sa peau ne parte en lambeau, avant que son cœur ne s'arrête de battre...
— NICOLAS !
Et les pleurs d'un bébé...
Nicolas ouvrit grand les yeux et se redressa brusquement sur la chaise en poussant un étrange gémissement. Il suait comme s'il avait fait un terrible cauchemar et ses yeux semblaient être embués de larmes, sous le regard intrigué des autres, il releva sa tête vers l'homme assis face à lui.
— Qu'as-tu vu ? demanda Archibald.
— J'ai vu ... j'ai vu mon père, balbutia Nicolas.
Sans savoir comment ni pourquoi, il avait reconnu l'homme à l'arbalète, comme s'il l'avait déjà rencontré, il avait su qui il était et il avait vu comment il avait disparu.
— Pourquoi vous m'avez montré ça ?! cria-t-il en attrapant la vieille chemise puante de l'homme.
— Pour que tu comprennes.
— C'est raté, je n'ai rien compris ! Un dragon a tué mon père ! Que voulez-vous que ça me fasse ? Je les hais à présent !
Un lourd silence s'abattit dans la pièce, Nicolas fixait de ses yeux vifs l'homme face à lui, le visage à seulement quelques centimètres du sien.
— Tu n'as pas vu la mort de ton père, commença-t-il. Tu as vu ta naissance.
— Je ne comprends pas.
— Tu n'as jamais compris ce qu'était un sacrifice, Nicolas ?
Ce dernier desserra son étreinte légèrement, sans lâcher l'homme pour autant.
— Je ne vois pas le rapport entre la mort de mon père et ma naissance.
— Tu as eu ton premier souffle, alors que pour lui, c'était le dernier. Tu es né de sa mort.
— C'est impossible ! Et je ne comprends toujours pas pourquoi c'est moi qui ai dû endurer tout cela ! Je n'ai jamais demandé la mort de mon père, ni même de venir au monde dans ces conditions ! Je ne sais rien de ma vie et je ne sais pas pourquoi ils m'ont choisi !
— Tu étais mort né.
Nicolas se tut et sa respiration se calma légèrement, pourtant, ses yeux restaient grands ouverts. Il lâcha sa chemise et se redressa légèrement sur sa chaise, les mains moites et dans l'incompréhension la plus totale.
— Comment pouvez-vous savoir tout cela ? Vous n'étiez pas là.
— Je l'ai vu dans la paume de ta main.
— Arrêtez vos conneries ! Vous ne savez rien de moi !
— Comment as-tu pu voir à travers les yeux de ce dragon ? Comment as-tu fait pour ne pas le reconnaître ?
Nicolas resta un moment muet avant de comprendre où voulait en venir l'homme. Ce dragon, celui qui avait attaqué Hargon et qui avait tué son père de ses flammes, c'était le même dragon qui l'avait enlevé, le même qu'il avait libéré... Il n'avait jamais voulu y croire.
— C'est impossible... murmura-t-il. Ma mère m'a dit que le dragon qui attaquait Hargon était mort.
— Ce n'était que des histoires pour pouvoir dormir la nuit, Nicolas. Comment des paysans auraient-ils pu tuer une bête aussi grande et dangereuse ? Le dragon s'est enfui après avoir brûlé la moitié du village et il n'est plus jamais revenu jusqu'au jour où...
— ... où je suis allé dans la vallée ... l'interrompit Nicolas l'air absent.
Il se frotta le visage frénétiquement alors que ses pensées restaient floues, où voulait en venir cet homme ? La mort de son père et sa naissance, quel était le rapport ? Tout cela n'avait aucun sens.
— Mon père est mort et j'ai bénéficié de la vie... marmonna-t-il comme pour lui-même.
L'homme hocha la tête.
— Alors que j'étais mort...
— Tu as bénéficié d'un don, un don que personne d'autre n'a. Tu as le pouvoir de contrôler les dragons, ils t'écoutent, ils te suivent, ils te chérissent comme un maître. Ils ne t'ont pas choisi, Nicolas, ils t'ont trouvé. Tu es né pour eux.
— Et mon père alors ? Ils l'ont tué ! Pourquoi ? Pour moi ? Ce sont des conneries !
— On dit que les dragons ne vivent que là où la magie se trouve, la vallée n'a rien de naturel comme pourrait l'être une forêt, et là-bas, tout peut devenir réalité. Ton père a brûlé pour te donner une nouvelle vie, c'est pourquoi tu es ce que tu es aujourd'hui. Me fais-tu confiance ?
— Non.
Nicolas voulut se lever, pour lui, c'en était trop, il en avait entendu assez. Mais l'homme lui saisit le poignet pour l'arrêter, Nicolas se tourna vers lui, d'un air menaçant, prêt à brandir son épée s'il le fallait. Mais voyant que le regard de cet homme n'avait rien d'autre que de la douceur, il se rassit à contrecœur sur la chaise pour se retrouver une nouvelle fois face à lui.
Il lui prit la main à nouveau, puis se munit de la bougie, qui les éclairait jusqu'alors, posée sur la table à côté d'eux. Il l'approcha de la main de Nicolas, d'abord, ce dernier recula mais l'homme le força à rester immobile. Il approcha la flamme de sa peau, si près que Nicolas en sentit sa chaleur. Néanmoins, la douleur qu'il avait jadis connue n'était plus présente, il n'y avait que cette étrange chaleur, et rien d'autre. Sa peau ne brûlait pas, comme si son corps était habitué au feu désormais.
— Tu as le don de contrôler les dragons, alors tu as le don de survivre aux flammes les plus meurtrières.
Nicolas retira brusquement sa main et la frotta sur sa jambe, troublé par toutes ces révélations qui n'avaient plus aucun sens pour lui. Il était tout aussi perdu qu'au début, il était difficile de digérer autant de choses à la fois. Cet homme sortait de nul part, il ne connaissait même pas son nom et il lui annonçait toutes sortes de choses sordides et irréelles.
— Ton père était destiné à un grand avenir, frère d'un homme de pouvoir, fils d'un roi, il aurait pu en hériter, mais il a préféré se trouver un endroit reculé de tout. Comprends-le, ta famille veut ta peau. Ainsi, tu te battras mieux et pour quelque chose. Ramène la paix dans ce monde qui ne devient plus que ténèbres.
— Frère ? répéta Nicolas n'écoutant pas le reste de ses paroles.
— Édouard avait un frère aîné. Édouard a toujours fait partie de la noblesse, d'où son prénom et le tiens.
— Comment connaissez-vous mon père aussi bien ?
— Car je connais le Roi.
Nicolas cligna plusieurs fois des paupières, n'étant pas certain d'avoir tout compris. Il interrogea de son regard brûlant, l'homme en face de lui. Cet inconnu aux connaissances inimaginables.
— Qui est mon père ?
Nicolas avait demandé cela les dents serrées.
— Ton père était le frère du roi Djafar.
Je vous remercie d'avoir lu !
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