À l'aube de la Guerre
— M'aimeras-tu même lorsque je vieillirai ?
— Évidemment.
— Est-ce parce-que tu vas être père ou est-ce sincère ?
— L'amour n'a ni limite ni frontière. Je n'y connais rien mais à cet instant, je sais que je t'aime.
Couchés sur le grand lit recouverts de draps rouges en satin, Ivène et Nicolas se regardaient, l'un allongé en face de l'autre. Il n'y avait que la lumière tamisée des bougies qui les éclairaient. Il n'y avait que lui et elle. Une main sous sa joue, Ivène détaillait le visage de Nicolas, son autre main reposant au bas de son ventre étonnement gonflé. Nicolas peinait à croire qu'elle puisse l'aimer aujourd'hui, lui qui était marqué à vie. Son visage n'était plus celui d'un garçon ordinaire, à présent, son visage reflétait la vie qu'il avait vécu. Un visage brûlé, strié de cicatrices, la joue creusée de crevasses blanchâtres, les cicatrices allant et venant pour alors dessiner son histoire sur sa peau. Alors même après tout cela, il ne pourrait retrouver une vie normale, d'un homme banal. Il serait forcé de parcourir les plaines, son visage brûlé dissimulé sous une large capuche. Heureusement qu'une partie n'avait pas été touchée par les flammes. Cela lui permettait de garder une apparence humaine malgré tout. Lorsqu'il la regardait, il se disait souvent qu'elle aurait mieux fait de se tourner vers Nathaniel, lui qui était un beau prince, grand, robuste aux cheveux soyeux. Il regardait son visage enfantin, une femme si jeune qui allait donner la vie, une femme si belle qui s'était donnée à lui. Même petit, il avait toujours cru qu'Ivène ne finirait pas avec lui, pas une petite fille comme elle, bien plus courageuse et téméraire que lui. Bien trop belle pour un paysan comme lui.
— Il faut que je te dise une chose, Nicolas... reprit-elle après un long silence à s'observer.
Nicolas cala sa main sous son visage enfoncé dans l'oreiller moelleux. Ivène lui avait offert cette chambre, et il n'avait pu le refuser. Le roi l'avait laissé libre depuis qu'il pouvait voler sur le dos d'un dragon. Ses ingénieurs avaient pris soin, en un petit mois seulement, de confectionner une scelle. Nicolas avait eu envie de leur hurler dessus. Cette scelle, aussi bien conçue l'avait-elle été, était l'invention de son ami Archibald. Ils avaient volé son carnet et commençaient déjà à rendre ses schémas réels, sans sa permission. C'était du vol et ils s'en attribuaient tout le mérite, le roi allait alors pouvoir faire fortune.
— Je pense que je vais accoucher prochainement et...
— As-tu peur ? demanda-t-il. As-tu peur de la douleur ? As-tu peur de savoir à quoi cet enfant ressemblera ? As-tu peur qu'il soit autant marqué que moi ... ?
Ivène se mordilla les lèvres, elle se redressa doucement dans le lit pour s'asseoir au bord, ses mains caressant son ventre rond caché sous une large robe blanche, légère et flottante, laissant facilement deviner ses courbes.
— Je sais qu'il te ressemblera, dit-elle dos à lui.
Nicolas s'appuya sur son coude, il la regardait dans l'espoir qu'elle se retourne et daigne lui parler en face de sorte à ce qu'il puisse admirer son doux regard, mais il n'en fut rien.
— Mais je sais également des histoires que tu ne connais pas, reprit-elle en baissant la tête.
Nicolas tendit sa main pour caresser l'une de ses longues mèches de cheveux roux mais Ivène passa sa crinière par dessus son épaule, empêchant Nicolas de la toucher. Il laissa retomber son bras mollement sur le lit puis baissa les yeux tout en poussant un soupir. De quelles histoires parlait-elle ? Quand aurait-il droit à un peu de paix ? Le calme n'était qu'une illusion en général, et tout reprenait de plus belle quelques heures plus tard. Son silence poussa Ivène à poursuivre :
— Nathaniel m'a raconté tout ce qu'il savait sur sa grand-mère. La mère de ton père, de Bénédicte et du roi. Il m'a raconté qu'elle avait le même don que toi...
— Je sais, Djafar m'a déjà conté cette histoire, l'interrompit-il.
— Laisse-moi finir. Il m'a expliqué certaines choses qu'il avait entendu ici et là, et il ne sait pas si son père est au courant.
— S'il te plaît, viens en au but, soupira Nicolas.
C'était toujours la même histoire, toujours le même sujet. Et alors qu'il se croyait vivre comme un homme normal, bien que dans l'illégal en ayant une relation avec l'épouse du prince, il s'était senti durant quelques temps, comme un être humain et un homme à part entière. Malheureusement, la réalité le rattrapait et rien ne pouvait changer cela. Telle était sa destinée.
— Pour qu'un enfant de votre lignée naisse, il faut que le père meurt.
— Ridicule ! grogna aussitôt Nicolas en se levant du lit. Martin n'est pas mort lui, et il a eu deux fils.
Ivène se leva à son tour pour se tourner et daigner le regarder enfin. Même dans la pénombre, même enceinte jusqu'aux yeux, il la trouvait séduisante. Sa beauté en était presque irréelle. Lorsqu'il l'embrassait ou l'enlaçait, il peinait à croire qu'il avait la chance de recevoir l'amour d'une telle créature, aussi belle qu'un ange.
— Je sais... soupira-t-elle.
— Alors pourquoi me dis-tu cela ? Il faudrait que je meure pour que notre enfant voie le jour ?
— Tu as le don Nicolas, alors notre enfant mourra quoi qu'il arrive si tu restes en vie.
Nicolas haussa les sourcils, passa une main dans ses cheveux ébouriffés puis pouffa de rire.
— Ce que tu me dis là n'a aucun sens, si Martin a pu vivre, je ne vois pas pourquoi je devrais mourir.
— Bénédicte a vu le jour de cette façon.
— Et alors ?
— Cela ne s'applique qu'à l'enfant qui a le don.
Alors cela voulait dire que Bénédicte, sa tante, bénéficiait du même don que lui et qu'Édouard n'avait jamais pu contrôler de dragons.
— Nous ne pouvons pas savoir s'il aura le don ! Réfléchis...
Parler de la mort le mettait en colère. Après tout ce qu'il avait traversé, après toutes les luttes qu'il avait mené pour rester en vie depuis ses treize ans. La femme qu'il aimait lui disait alors qu'il devait renoncer à la vie pour que son enfant voie le jour ? Pour lui, cela n'avait aucun sens. Nathaniel l'avait probablement manipulée. Pourquoi Martin aurait-pu vivre, lui ?
— C'est des histoires qu'on raconte, un enfant qui naît avec le don, naît mort sauf si son père se sacrifie pour lui donner la vie. Rien ne te prouve que Martin n'a pas eu à faire de sacrifice. Je pense qu'il a refusé de se donner la mort pour ses fils et au final, étant donné qu'ils n'avaient pas ce don, dès leur naissance, ils respiraient.
Nicolas se souvint alors de ce que ce vieillard dans le bateau lui avait raconté. Lorsqu'il lui avait montré la mort de son père à travers les yeux du dragon, brûlé vif par les flammes d'Aldaïde. Le vieillard lui avait alors dit que c'était prendre une vie pour une autre. Il lui avait dit qu'Édouard était mort pour lui laisser la vie, à lui, son fils, mort-né.
L'élu.
— Mais le père ne peut mourir que par les flammes d'un dragon, continua Ivène.
— Pourquoi me dis-tu cela ? On ne peut être sûr que l'enfant que tu portes aura ce don, enfin, est-ce que tu entends ce que tu dis ?
Ces paroles qui sortaient de sa bouche étaient les mêmes qui étaient sorties de la bouche de son père, des années auparavant quand Bénédicte lui avait annoncé la façon dont son fils devait voir le jour.
— Si Nathaniel t'a raconté ces histoires, c'est seulement parce-que son père le lui a demandé. Ils t'ont manipulé. Nous devrions fuir Ador, toi et moi, et nous élèverons notre enfant ensemble, dans une chaumière sur une colline, là où personne ne nous trouvera.
Il s'approcha d'elle mais elle recula d'un pas en baissant les yeux, montrant clairement son désaccord. Nicolas s'arrêta et la toisa de longues secondes dans le silence, le cœur lourd, comme si son poids allait le faire basculer en avant tant il pesait sur sa poitrine.
— Comment peux-tu me demander cela... ? souffla-t-il en laissant retomber ses bras le long de son corps.
— Je veux que mon bébé naisse vivant. Je veux avoir mon enfant.
— ... notre enfant, rectifia Nicolas.
— C'est moi qui le porte, murmura-t-elle. Je veux qu'il voie le jour.
— Tu mens.
Elle releva la tête les sourcils froncés et la bouche entrouverte. Son visage était pincé, ses yeux verts pourtant si purs étaient voilés par une lueur étrange que Nicolas n'appréciait guère. Cette petite ride qui se formait sur son front... elle prouvait que la sincérité qu'elle tentait de faire paraître n'était pas véritable.
— Tu mens, répéta-t-il d'une voix faiblarde.
Il n'avait pas pour habitude d'observer les gens ou bien les analyser mais Ivène... il l'aimait, il connaissait tout d'elle, son corps, son âme, son visage encore plus que tout tant il l'observait jours et nuits. Ce jour-là, cette ride, son expression, ses lèvres pincées et ses sourcils froncés lui renvoyaient l'image d'une inconnue.
— Tu m'as toujours menti, reprit-il en secouant la tête.
— De quoi parles-tu ? Comment pourrais-je te mentir ? Je suis enceinte ! hurla-t-elle.
— Prouve-le moi, prouve-moi que tu ne me mens pas ! Prouve-moi que tu m'aimes vraiment et que tu n'es pas corrompue par ce fou de roi ! Je t'en prie, fais-moi un signe, montre-moi quelque chose...
Ivène s'approcha de lui et saisit fermement son visage entre ses mains. Elle déposa un délicat baiser sur ses lèvres puis le regarda droit dans les yeux en lui adressant un faible sourire. Ses lèvres étaient si douces et l'amour que Nicolas portait pour elle était la seule chose qui le retenait, qui le motivait à continuer de se battre. Peut-être se mentait-il à lui-même, croyant l'aimer mais ne souhaitant qu'engendrer la vie. Ou peut-être était-ce bien réel, peut-être éprouvait-il des sentiments indescriptibles à l'égard de cette jolie rousse qui lui était si familière, depuis toutes ces années.
— Je t'aime, Nicolas. J'espère que tu me pardonneras.
Ses premiers mots adoucirent le cœur du jeune homme avant qu'elle ne poursuivre avec les suivants. Son visage se ferma de nouveau et la porte derrière lui s'ouvrit brusquement. Nicolas se retourna aussitôt pour faire face à quatre soldats armés, accompagnés de leur roi. Djafar s'avança dans la pièce, la main sur le manche de son épée orné de pierres précieuses et avant de dire quoi que ce soit, il lui sourit. Nicolas lança un regard à sa bien-aimée, tentant de comprendre ce qu'elle venait de faire. Elle avait reculé, et n'osait à peine le regarder. Il crut sentir tout son être dépérir sur place, comme si son cœur venait de fondre et que son âme lui avait été arraché. Comment avait-il pu être si sot ? Plus il comprenait ce qu'il se passait et plus il souffrait intérieurement. Alors c'était cela, le chagrin d'amour ? La sensation de trahison ? Le cœur brisé ? Il aurait aimé hurler tant la douleur était intense mais il se résigna et affronta le regard glacial de Djafar, ravalant ses sanglots pour les garder pour lui.
La trahison était bien plus douloureuse qu'une balle dans l'abdomen ou des brûlures de dragon. Encore pire qu'un poison rongeant chaque organe vital de son être. Ce qu'Ivène lui fit vivre fut la pire des douleurs et jamais il ne pourrait l'oublier. Cette cicatrice invisible imprégnerait son être tout entier. Ce serait la plus grosse, la plus effroyable de toutes.
— Je vais te demander de me suivre Nicolas, déclara le roi de sa voix grave.
— Cela ne fait pas partie de notre accord, protesta ce dernier. Vous avez votre dragon ! Qu'avez-vous besoin d'autre ?
Évidemment, en posant cette question, Nicolas connut aussitôt la réponse. Il avait besoin d'un enfant autre que Nathaniel. Un enfant bénéficiant du don que Djafar était incapable de transmettre.
— Tout à fait et je t'en suis entièrement reconnaissant mais n'oublions pas que depuis des mois un virus se propage à Ador et que c'est toi qui a déclenché tout cela. Sais-tu combien d'homme j'ai dû sacrifier pour éviter qu'une épidémie ne se déclare ?
— Mais je vais mieux ! Je ne ressens plus aucun effet !
— Peut-être parce-que tu étais simplement enivré d'amour, mais l'amour s'estompe un jour ou l'autre, parce-que l'amour n'est pas éternel mais tu es bien trop fragile et sensible pour le comprendre.
Nicolas serra les mâchoires. Quand un soldat voulut s'approcher de lui, il recula d'un pas et le fusilla de ses yeux de feu.
— Approchez-vous de moi et je fais en sorte de vous contaminer vous aussi, croyez-moi, je peux être rapide, grogna-t-il.
Djafar esquissa une faible esquisse et pencha la tête sur le côté, comme si tout cela l'amusait. Le malheur des autres était son bonheur.
— Je vis un véritable conte de fée quand toi mon neveu, tu ne fais que t'enfoncer dans un sombre cauchemar et bientôt, tu seras si bas que tu seras incapable d'en sortir. Tu finiras fou, si tu n'es pas mort avant.
Nicolas se tourna vers Ivène, les yeux rouges de colère, rouges de tristesse. Son teint halé devenait de plus en plus pâle et ses yeux dorés s'assombrissaient chaque seconde qui passait.
— Qu'as-tu fait ?! gronda-t-il la voix tremblante.
Ivène sursauta et releva les yeux vers lui, des larmes perlant aux coins de ses prunelles verdoyantes.
— Réponds !
Le menton de la jeune femme tremblait et elle tenait toujours son ventre, aussi rond qu'un ballon. Nicolas le trouvait si beau, il s'était senti revivre en sachant qu'il allait être père, qu'il allait engendrer la vie. À présent, c'était comme se faire enterrer vivant, plus rien n'avait de sens.
— Je suis désolée... je veux que mon bébé voie le jour... murmura-t-elle.
Les yeux de Nicolas étaient grands ouverts et les veines de son cou saillaient, tout comme celle sur son front qui menaçait presque d'exploser. Il se retourna vers Djafar qui depuis tout ce temps, n'avait pas quitté son sourire mesquin, déformant son visage sombre et cruel.
— J'ai offert à ta belle, la vie dont elle a toujours rêvé, en échange de cela, je lui ai demandé quelques faveurs, commença-t-il à expliquer en croisant ses mains décorées de bagues devant lui. Je lui ai d'abord demandé de tomber sur toi par hasard à Ador, lorsque tu étais chevalier de la Garde Royale, puis j'ai saoulé mon fils pour qu'il se laisse aller dans un bordel avec quelques femmes crasseuses... Tout est allé si vite, tu as tenté de le faire marcher mais ton plan a fini par basculer quand Ivène t'as pris dans ses filets. Je savais que tu te laisserais tenté étant donné que tu avais vu mon fils s'adonner à des plaisirs interdits avec une autre femme. Tu t'es alors dit que cela n'avait plus grande importance...
— Mais alors Paul.... souffla Nicolas l'air absent.
— Paul t'as emmené dans ce bordel sous mes ordres.
Nicolas déglutit difficilement, mais il savait que Paul restait un ami. Il les avait aidé à s'échapper et cela, ce n'était pas sous l'ordre du roi. Il ne lui en voulait pas, les temps étaient durs, Paul était jeune et s'était laissé manipulé par le roi, sans vraiment savoir pourquoi il devait faire tout cela. On ne pouvait en vouloir à un mort.
— Alors tu as pris ce qui est cher à une femme aussi jeune que ta chère et tendre. Ce qu'un homme doit prendre lorsqu'il s'est marié. Il aura suffit de quelques fois seulement pour qu'elle tombe enceinte et là, tout s'est passé si vite... Mon fils a découvert votre petite mascarade et t'as tiré dessus. Fort heureusement, il t'a raté, si tu savais comme j'ai été en colère en sachant que tu avais déserté. Mais lorsque la petite casse-cou, fille du preux Chevalier Alaric s'est rendue dans mon château pour m'assassiner aveuglée par l'amour qu'elle te portait, j'y ai vu là l'opportunité de te faire revenir. Malheureusement pour moi, tu as détruit la moitié de mon village. J'avais commencé par ta mère, mais étant donné que je ne te trouvais toujours pas après ton petit cirque sur la place, j'ai décidé d'aller plus loin encore. J'ai envoyé mes assassins au quatre coins de la carte pour immoler tous les paysans éloignés des villages, dans le but de te trouver. Après cela, j'ai commencé par détruire des petits villages avant de m'attarder sur Hargon.
Djafar marqua une pause pour jauger Nicolas de son regard de glace. Ce dernier ne bougeait pas, ne daignait pas émettre un son, il fixait Djafar, telle une statue au visage sculptée sur une expression de haine indescriptible.
— Ivène m'a tout raconté pour la lettre que Nathaniel lui a demandé d'écrire, j'ai trouvé brave de sa part de m'en faire part et je me suis dit qu'en voyant ce que j'avais fait à ton village, tu allais forcément revenir vers moi. Tu es comme ton père, impulsif et stupide. Je ne me suis pas trompé, puisque te voilà et j'ai pu alors entre temps, acheter toutes les armes dont j'avais besoin pour capturer un dragon et le tuer si nécessaire. Me voilà aujourd'hui à voler sur le dos de l'une de ces créatures et je t'ai toi, en prime. Je vais bientôt avoir un enfant, que j'élèverai, et avec son don, il pourra conquérir toutes ces terres que nous n'avons pu visiter. Je terminerai enfin ce que mon père n'a jamais pu finir.
Nicolas peinait à croire a présent qu'Ivene était bel et bien enceinte de lui.
— Votre discours est celui d'un fou ! cracha Nicolas les dents serrées. Votre père n'avait rien commencé sauf la guerre, tout comme son père avant lui et MON fils, ne suivra pas vos traces. Vous n'engendrez que le chaos. Avec ou sans dragons, Djafar, vous êtes un monstre.
— Le monstre c'est toi, Nicolas. Or, pas d'inquiétude, tu fermeras bientôt les yeux pour ne plus jamais les rouvrir. Quand Ivène...
Djafar ne put terminer sa phrase, Ivène poussa un cri et tous se tournèrent vers elle. Elle tenait son ventre, à ses pieds, une tâche translucide gisait sur le sol. Elle venait de perdre les eaux. Elle releva la tête vers eux, le teint pâle et les yeux écarquillés. Elle semblait soudainement terrifiée et Djafar ne sut que sourire à cet instant. Sourire de plaisir et satisfaction. Elle fut aussitôt prise de contractions violentes et ne put s'empêcher de pousser des cris tous plus effroyables les uns que les autres. Sous les ordres du roi, les soldats l'allongèrent sur le lit sous les yeux de Nicolas, tout penaud.
— Elle m'a oté les mots de la bouche, railla Djafar.
Nicolas se tourna vers lui et voulut le frapper en plein visage mais le roi lui saisit le poignet, le serrant dans sa main tout en lui tordant le plus possible. Nicolas n'émit aucun son, se mordant la langue. Il fixa le roi droit dans les yeux, les jambes fléchies pour ne pas faiblir sous la douleur. Derrière, Ivène transpirait déjà à grosses gouttes et les femmes qui s'occupaient de l'auberge, alertées par les cris, se précipitèrent pour lui venir en aide. La chambre semblait à présent toute petite avec tout ce monde. Nicolas ne put rester auprès d'Ivène, Djafar l'entraîna avec lui et le traîna sur le palier, prêt à descendre les escaliers. Il s'immobilisa lorsque les trompettes retentirent, un son lourd et grave, presque terrifiant, annonçant qu'on s'attaquait au Royaume.
Il reprit aussitôt son chemin, tout en tirant Nicolas. Il sortirent de l'auberge tous les deux et manquèrent de se faire rentrer dedans par des soldats qui couraient en direction des rempares. Djafar les suivit des yeux, puis avança à son tour, sans jamais lâcher son neveu. Sa poigne était ferme et douloureuse et Nicolas savait déjà ce qu'il se tramait derrière les murs d'Ador.
— Lâchez-moi ! grogna-t-il en ancrant ses pieds dans le sol.
Les trompettes ne s'arrêtaient pas et la panique gagnait déjà les villageois autour d'eux. Le brouhaha commença à s'intensifier quand des coups de feu retentirent et que les bruits des canons firent trembler le sol sous leurs pieds. Le chaos prenait place petit à petit. Djafar, les yeux grands ouverts, tendit l'oreille. Puis il se tourna vers Nicolas et attrapa son visage par ses oreilles, entrant ses longs ongles dans sa chair. Nicolas gémit mais serra les dents pour ne pas faire plus de bruit, le visage déformée par la colère et la douleur, il toisa le roi droit dans les yeux. Jamais encore il ne l'avait affronté d'aussi près. Il crut lire dans ses prunelles bleues, cette monstruosité qui l'habitait.
— Qu'est-ce que tu as manigancé dans mon dos ? grommela Djafar entre ses dents.
Des postillons atterrirent sur le visage de Nicolas, mais ce dernier ne cilla pas, bien au contraire. Il releva le menton, bien que ses oreilles lui faisaient terriblement mal et il lui sourit. Un sourire aussi provoquant qu'il le put, ce qui déforma le visage déjà tordu du roi. Il secoua Nicolas et colla son front contre le sien, serrant ses oreilles comme s'il était prêt à les lui arracher.
— Dis-moi ce que tu as manigancé ! hurla-t-il en louchant presque.
Il crachait tant il hurlait et le brouhaha autour d'eux ne leur permettait pas de se parler à voix basse. De toutes façons, Djafar était bien trop furieux. Mais Nicolas resta silencieux. Quand de nouveaux soldats les dépassèrent, parés au combat, Djafar le lâcha et les regarda avancer, les yeux emplis de rage. Il jeta un dernier regard à Nicolas tout en posant sa main sur le manche de son épée.
— Ne crois pas pouvoir t'enfuir, dit-il avant que le coup d'un canon n'assourdisse leurs oreilles.
Il brandit son épée, derrière lui, de la fumée s'élevait déjà. Ador entrait en guerre et d'ici quelques temps, le village se transformerait en champ de bataille. Djafar abattit son manche contre la tempe de Nicolas qui s'écroula aussitôt sur le sol. Ses oreilles se mirent à siffler, il entoura son visage de ses mains tant la douleur était intense et, allongé dans la poussière, tourna la tête vers le roi qui le regardait de haut, par dessus sa longue barbe noire. Nicolas n'était plus certain de pouvoir se relever, sa vue devenait déjà trouble et le chaos qui s'abattait sur Ador n'atteignait presque plus ses oreilles sifflantes.
— Tu as fait la plus grosse erreur de ta vie, Nicolas, siffla Djafar.
Ce fut les derniers mots que Nicolas entendit avant que le roi n'abatte sa chaussure sur sa joue. Le plongeant alors dans les ténèbres les plus profonds.
La Guerre pouvait enfin commencer.
Je vous remercie d'avoir lu !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top