II. Chapitre 8 suite

      « Le printemps finit par arriver. Timidement d'abord. L'air se radoucit, la neige commença à fondre en se décrochant par paquets des arbres et des toits. La première nuit qu'elle entendit ce bruit terrifiant, elle crut qu'une partie du Château s'était écroulée au-dessus d'elle ! Puis la terre brune apparut ici et là. Bientôt toute la région pataugea dans une gadoue sombre et collante. Mais l'air doux réchauffa les corps et les cœurs, et chacun prit son mal en patience.
      Les pur-sang prirent un malin plaisir à se rouler dans les enclos, et les palefreniers passaient des heures à les brosser.
      En parallèle, la période des poulinages débuta. Chacun allait de son pronostic sur telle ou telle naissance à venir. Une surtout déchaîna les passions. Il s'agissait d'une jeune alezane primipare d'une lignée ancienne. C'était le Vieux Roi Alh lui-même qui avait choisi l'étalon parmi de nombreuses possibilités. Le poulain à naître rassemblait les lignées les plus nobles des chevaux de combat du Royaume.

      Mais l'hiver avait affaibli le vieil homme... Désormais il ne venait plus qu'un jour sur deux, emmitouflé dans des fourrures chaudes et accompagné d'un serviteur.
–Le printemps me paraît si loin... soupira-t-il un jour en contemplant la pluie qui inondait la cour.
–Mais non il n'est plus très loin, regardez les premiers brins d'herbe commencent à apparaître... essaya de l'encourager Eléa.
–J'aurais tant aimé voir le Carrousel Royal...
–La semaine prochaine je Vous promets de Vous réserver notre première reprise complète Altesse, nous sommes quasiment prêts !
–C'est très bien mon enfant, très bien. Je suis tellement heureux que tu sois ici avec nous, acheva-t-il en lui prenant une main et en y déposant un léger baiser.
–Moi aussi Votre Altesse, je suis heureuse d'être parmi vous, répondit-elle, émue.
      Vick vint faire la fête à son maître. Elle avait été surprise quand le molosse avait décidé de demeurer aux écuries dès le début des poulinages. Le Patriarche lui avait alors expliqué qu'il en avait toujours été ainsi avec cette lignée de chiens de combat. La race était très liée à l'élevage des chevaux du même nom. En temps de guerre, pendant les batailles, les dogues couraient sans crainte aux pieds des pur-sang. Daram avait d'ailleurs eu du mal à s'habituer à galoper avec le mastodonte dans ses jambes ! En temps de paix, les chiens devenaient des dératiseurs impitoyables. Mais la lignée de Vick avait une particularité en plus, ils étaient des « guetteurs de poulains ». Le chien sentait quand une jument était sur le point de mettre bas, et il montait la garde devant.
      Eléa s'aperçut effectivement que lorsqu'il se couchait le soir face à un box, un poulain y naissait dans la nuit. Les palefreniers avaient organisé des tours de garde pour déranger le moins possible les futures mères. La plupart du temps d'ailleurs, celles-ci s'arrangeaient pour pouliner entre deux passages des hommes ensommeillés. Et la tâche de Vick ne se limitait pas aux naissances. À chaque première sortie d'un jeune pur-sang et de sa mère, il attendait devant l'enclos pour les surveiller, jusqu'à ce qu'on les rentre.

      Un soir, le grand chien noir se coucha devant le box de la jeune alezane. Le Vieux Roi avait ordonné qu'on vienne le prévenir dès que cela se produirait. Eléa ne fut donc pas surprise de le voir arriver au bras d'un serviteur. En revanche, elle s'alarma quand le vieil homme lui annonça qu'il comptait passer la nuit dans les écuries, assis sur une chaise ! Elle demanda discrètement que l'on prévienne le Roi Galh.
      Celui-ci arriva quelques instants après, accompagné de Calh.
–Père ! Vous n'y pensez pas sérieusement ! s'écria-t-il.
–Ce poulain à naître est l'aboutissement de toute une vie de travail pour croiser les meilleures lignées : la mienne, répondit stoïquement le noble Patriarche.
–Mais enfin il va encore geler cette nuit ! C'est de la folie à votre âge ! essaya de le raisonner le Roi.
      L'homme en face de lui se réfugia dans un silence obstiné et resserra ses fourrures autour de lui. Vick vint se coucher à ses pieds en gémissant.
–Je vais rester avec lui, proposa Eléa.
- Moi aussi, ajouta le Prince. Nous veillerons à ce qu'il ne se surmène pas... chuchota-t-il à l'oreille de son père.
      Après l'avoir regardé une dernière fois sur sa chaise, le Roi capitula.
–Qu'on lui apporte au moins un fauteuil digne de ce nom et le double de fourrures ! Et à manger et à boire ! ordonna-t-il.
      Deux palefreniers partirent sur-le-champ, en courant, transmettre les consignes au Château. Lorsqu'ils se retrouvèrent seuls tous les trois, le Vieux Roi leur dit d'un air malicieux.
–Avec un Prince Chevalier et un Maistre Écuyer, il ne peut rien m'arriver de grave.

      Après avoir pris tous les trois ensemble leur collation, les deux amants attendirent que l'aïeul s'endorme, avant de s'éloigner du box. La jument était calme. Vick semblait s'être aussi assoupi aux pieds de son maître. La nuit risquait d'être longue...
      Dans la douce chaleur des écuries, seul le bruit des mâchoires broyant le foin se faisait entendre. De temps en temps, un pur-sang s'ébrouait en renâclant.
      Eléa et Calh s'assirent sur une botte de paille, blottis l'un contre l'autre. Ils durent s'endormir, car ils se réveillèrent en sursaut en entendant Vick gémir. Ils se précipitèrent vers le box de la jeune alezane. Le Vieux Roi était déjà à la porte.
–Ça se présente mal, dit-il d'une voix grave au Maistre Écuyer.
      La jeune femme avait déjà vu des juments paniquer lors de leur première mise bas. Certaines allant jusqu'à se redresser au mauvais moment et provoquer la chute du poulain. D'autres encore restaient effrayées par le petit être sanguinolent sorti de leur corps et elles devaient être maintenues de force le temps d'accepter leur poulain. D'autres enfin, plus rares, allaient jusqu'à le rejeter, voire le tuer.

      Elle entra précautionneusement pour ne pas effrayer la jument. L'alezane était couchée sur le côté, déjà trempée de sueur. Une plainte rauque sortait de sa bouche à chaque contraction.
–Tout doux ma belle... Là... Je sais que tu as mal... Laisse-moi regarder...
      Elle se pencha entre les postérieurs et appela le Prince d'une voix douce mais ferme.
–Calh, il va falloir que tu viennes m'aider pour la maintenir au sol. Il y a un problème avec un antérieur du poulain.
      Le jeune homme entra dans le box et l'interrogea du regard.
–Tu vas t'avancer lentement vers sa tête et tu vas lui parler pour la rassurer. Si elle bouge, tu essayes de lui maintenir l'encolure au sol, mais sans crier, il ne faut pas l'affoler.
      Il acquiesça la mine grave. La jument tenta de se relever quand il s'accroupit à côté d'elle, mais il parvint à la maîtriser facilement, preuve que le pur-sang s'épuisait.
–Parle-lui, calme-la, elle ne va pas apprécier ce que je vais devoir lui faire.
      Eléa avait les mâchoires crispées mais le regard décidé. Le plus précautionneusement qu'elle put, elle entra les mains autour du seul sabot qui pointait à l'entrée de la vulve de la jument. Celle-ci gémit de douleur. Calh lui murmura des paroles d'encouragement, tout en lui flattant l'encolure.
–Allez mon beau... Donne-moi ton sabot s'il te plaît...
      Les traits tirés, Eléa se concentrait sur ce que ses mains palpaient à l'intérieur de la matrice.
–Voilà... ça y est... Je l'ai, dit-elle calmement.
      Calh voyait la sueur perlait sur le front de la jeune femme. Il avait entendu des histoires terribles où des palefreniers avaient eu les bras fracturés par les contractions ou les coups de pied de juments rendues folles de douleur.
–Allez ma belle... Encore un effort... l'encouragea-t-elle en ramenant lentement le second sabot. Voilà... Le plus dur est fait ma belle... Courage.
      Et elle tira doucement sur les deux minuscules pâturons pour les aligner. Elle savait qu'il fallait attendre la prochaine contraction pour ne pas déchirer la jument, et surtout tirer en arc de cercle pour éviter une éventration. La jeune jument gémit une fois encore mais elle poussa courageusement son petit hors de son ventre. Eléa recula en l'encourageant de la voix dans son effort. Dans un bruit de succion, le poulain sortit enfin ! Elle se dépêcha de déchirer le placenta pour l'aider à respirer.
–Vous avez réussi les enfants !
       Le Vieux Roi derrière eux s'assit dans la paille souillée, les jambes tremblantes.
- Grand-père ça va ?! s'alarma le Prince.
–Oui, oui mon garçon. Occupez-vous de la jument et du poulain. Il faut qu'elle se relève et qu'il tète.
–C'est un petit mâle, annonça Eléa.
      Elle le bouchonna énergiquement pour le sécher et le stimuler, après sa venue au monde difficile qui l'avait affaibli. Calh de son côté encouragea la jument à se relever. En digne héritière de sa lignée de chevaux de combat, elle se redressa vaillamment en ahanant. Puis elle se pencha vers son poulain et se mit à le lécher consciencieusement.
–Ce sera une bonne mère, constata avec soulagement Eléa.
      Une autre contraction vint tendre les flancs de l'alezane, et elle expulsa le placenta. À la demande du Vieux Roi, le Maistre Écuyer déplia la matrice pour s'assurer qu'aucun morceau n'était resté à l'intérieur et ne risquait pas de provoquer une septicémie. Mais tout était en ordre. Le jeune pur-sang essaya à trois reprises de se mettre debout. Au bout de quelques minutes, il parut plus stable sur ses fines jambes de danseuse. Eléa le guida plusieurs fois avec un doigt dans la bouche vers le pis de sa mère avant qu'il n'arrive à le saisir.
–Les poulains sont toujours moins dégourdis que les pouliches, dit-elle en souriant à Calh.
      En découvrant leurs regards complices et amoureux, le Patriarche murmura.
–Grâce à vous deux, je sais que l'avenir du Royaume est assuré...
–Grand-père ?! s'inquiéta à nouveau le Prince. »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
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