I. Chapitre 5 fin

« - Nous allons essayer un petit galop. Ne le retiens pas. Laisse-le aller à son rythme. Il y a assez d'espace pour qu'il s'essouffle tout seul, et ma jument a assez de sang pour tenir la distance à ses côtés.
Daram répondit spontanément à la pression de ses jambes. Comme lui avait demandé le Chevalier, elle ne chercha pas à rythmer l'allure du pur-sang. D'ailleurs elle n'en avait pas envie. Elle se pencha sur l'encolure pour ne faire plus qu'un avec lui. Bientôt elle sentit la cadence de l'étalon ralentir, puis il passa au trot en s'ébrouant, avant de se remettre sagement au pas.
Durant leur course, le Chevalier s'était tenu légèrement en retrait, à quelques mètres derrière, mais sans se laisser distancer. Encore une fois il avait apprécié les qualités de cavalière de son élève. Mais lorsqu'elle se retourna vers lui, les yeux brillants d'excitation, la bouche entrouverte, le souffle court, il prit son image de femme en plein cœur ! Ils se dévisagèrent tous les deux sans rien dire. Leurs chevaux s'étaient mis à brouter sous eux.
–Nous ne devrions pas les laisser à l'arrêt comme cela après un tel galop, dit l'homme d'une voix rauque. Viens, rentrons.
Et ils prirent le chemin du retour. Ils marchèrent au pas, chacun perdu dans ses pensées, inaccessibles à la beauté des paysages qui les entouraient... Partout le regard se perdait sur des collines recouvertes d'herbes sèches qui ondulaient sous le vent, avec parfois des massifs de fougères géantes roussies par l'hiver.

Le Chevalier de Tuhr avançait en tête. Il essayait de remettre de l'ordre dans ses pensées, de calmer son cœur et son corps. Il revoyait le visage d'Eléa irradiant de bonheur et de vie lorsqu'elle s'était retournée vers lui, à la fin de leur folle cavalcade. Oui, c'était cela ! Elle était la vie, la chaleur qui lui manquait si terriblement.
Dès le début de son mariage, il avait découvert que sous la beauté spectaculaire de Dame Esira, se cachait une éducation stricte basée sur le contrôle de soi et le culte des apparences. Lorsque durant leur nuit de noces, il s'était penché, brûlant de désir, sur son corps parfait, elle l'avait dévisagé d'un regard glacial, et avait asséné d'une voix sèche.
–J'accepte vos attouchements dans le seul but d'enfanter un héritier, faites vite.
Pendant un temps, il avait cru pouvoir réveiller ce corps de marbre. Mais leurs étreintes n'avaient fini par être que de cruels exercices de reproduction, Dame Esira mettant un point d'honneur à porter l'héritier de la Maison de Tuhr. Il gardait un souvenir amer du regard vide de son épouse lorsqu'elle s'endormait en lui tournant le dos, enroulée dans ses couvertures. Comme à son habitude, elle avait réussi à atteindre son objectif ... Elle avait annoncé à la Cour il y avait quelques jours, rougissante de fierté et de pudeur, les mains posées sur son ventre, qu'elle portait l'enfant du Chevalier.
Et le jeu des apparences était devenu plus cruel encore. En effet, en public, elle jouait à la perfection le rôle de la jeune épouse comblée par son mari, mais en privé elle refusait qu'il la touche, estimant désormais cela inutile. C'est pour cette raison qu'il avait décidé de quitter un lit conjugal glacial, pour s'installer dans un bâtiment annexe au Château réservé aux visiteurs. Là encore, Dame Esira le remercia pudiquement en public de sa grande délicatesse, prétextant une grossesse difficile. La réputation morale du Chevalier n'en grandit encore que davantage, devant tant d'abnégation.
Et puis il y avait eu Eléa... Eléa et ses yeux de velours sombre... Eléa et sa bouche entrouverte sur son sourire... Eléa et son jeune corps souple qui épousait parfaitement le rythme de son pur-sang... Eléa... Le chevalier avait eu du mal à maîtriser le désir qui lui avait enflammé les reins lorsqu'il l'avait vue pour la première fois. Il avait alors reporté toute son énergie dans la formation des deux jeunes princes, en essayant de la chasser de son esprit.
Mais Maître Domkan avait fini par lui reprocher son comportement.
–Je m'étonne de votre réaction Chevalier, l'avait réprimandé le vieux Maître de sa voix éraillée. Je pensais que vous étiez assez ouvert d'esprit pour reconnaître la valeur d'un écuyer, qu'il soit fille ou garçon. Je ne pensais pas que vous adhéreriez à la vision réductrice des femmes malheureusement si répandue à Noshaïa !
Lorsqu'il s'était rendu aux Écuries Provisoires, il avait lâchement espéré qu'Eléa n'ait pas réussi à dompter son poulain fou. Mais en découvrant le travail admirable qu'elle avait accompli avec le jeune étalon, il avait éprouvé une grande honte. Elle méritait amplement d'accéder à la formation de Maistre Écuyer ! Il s'était juré de maîtriser ses pulsions et avait planifié leur première sortie. Mais si la jeune cavalière et son poulain avaient réussi le test haut la main, lui, avait lamentablement échoué... Il n'arrivait plus à détacher son regard d'elle ! C'est pour cela qu'il avait pris la tête sur le chemin du retour, pour essayer d'éclaircir son esprit. En vain...

Eléa le suivait, elle aussi perdue dans ses pensées. Elle flattait l'encolure de Daram, tant pour le rassurer que pour se réconforter elle-même... Le jeune pur-sang allait d'un bon pas. Le galop avait étanché sa soif de vitesse. Il suivait la jument sans énervement, l'ayant assimilé à un « maître référent » et non plus à une femelle à conquérir. Sa cavalière aussi observait son « maître référent », mais avec plus de trouble... Elle voyait bien ses épaules raides. Elle avait aperçu son front soucieux. Avait-elle échoué au test ? Non ! Elle savait bien que non. Que se passait-il alors ?! Elle revoyait le visage de l'homme lorsqu'elle s'était retournée vers lui à la fin du formidable galop qui les avait emportés. Il avait eu alors une expression si heureuse, si vivante en la regardant. Ses yeux pailletés d'or avaient littéralement irradié de vie. Elle ressentait encore en elle le trouble que cela avait réveillé dans son corps... Elle se surprit à observer les longues mains musclées du Chevalier qui caressaient l'encolure de sa jument. Et une douce chaleur l'envahit...

Ils arrivèrent enfin aux Écuries Provisoires où Natéa les attendait avec impatience. Tandis qu'Eléa conduisait Daram à l'intérieur vers son box, le Chevalier tendit les rênes à la fillette et lui dit dans un sourire.
–Épreuve réussie jeune damoiselle.
Natéa battit des mains de joie.
–Tiens, ramène ma jument dans son box, je dois encore régler deux ou trois choses avec Eléa. Tu veux la monter ? Elle s'est bien défoulée pendant notre sortie et elle est très bien dressée, tu devrais t'en sortir. Et il l'aida à grimper en selle.
–Oh merci Messire ! dit-elle, un immense sourire de pur bonheur et de fierté illuminant son visage.
Il les regarda s'éloigner, puis entra dans le bâtiment. Eléa était en train de ranger sa selle et sa bride. Elle se tenait dos à la porte.
En entendant les pas derrière elle, elle s'écria.
–Daram a été parfait Natéa ! C'est magni...
Elle se retourna et se figea.
–...fique... acheva-t-elle dans un souffle.
L'homme avança vers elle, le regard plongé dans le sien.
–Oui magnifique... murmura-t-il en prenant son visage dans ses mains et en l'embrassant
sensuellement.
Elle sentit de nouveau la chaleur envahir son ventre. Lorsqu'il recula, elle tremblait et c'est elle qui alla vers lui. Il la dévora des yeux. Il serra son jeune corps contre lui en gémissant dans son cou. Loin, très loin, retentirent les cloches du Château annonçant le repas du soir. Il sembla reprendre ses esprits. Mais c'est d'une voix brûlante qu'il lui dit.
- Dans une demi-heure dans mes appartements.
Devant le regard tremblant d'Eléa, il rajouta d'une voix plus douce.
–Si tu le veux. Je t'attendrai.
Et il l'embrassa rapidement avant de s'éloigner à grands pas. »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
Ce contenu est peut-être protégé par des droits d'auteur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top