I. Chapitre 1 fin

« Délicatement, elle détacha les dix premiers chevaux un à un. Puis elle les guida vers la porte qu'elle ouvrit plus largement, elle recula derrière eux et... Elle les effraya et elle les lança dans la chaleur étouffante de la cour ! Jolan serait fier d'elle ! Elle courut en haut de la colline. Il était livide, tremblant. Quand, essoufflée, elle le rejoignit, il la saisit par la main et il l'attira au sol. Tous deux relevèrent la tête et admirèrent le spectacle. La plupart des chevaux furent maîtrisés facilement. Mais certains mastodontes sentirent monter en eux l'appel de la liberté. Et ce fut alors le début de folles poursuites et de jurons. Les chevaux, queue en panache, naseaux dilatés, ressemblaient aux dragons des vieilles légendes. Ils soufflaient et ronflaient, enveloppés de poussière dans le fracas de leurs sabots.

      Dans la cour, une géante blonde guidait les opérations pour rattraper les derniers fugitifs. Elle montait un superbe pur-sang fin et racé qui virevoltait sous ses ordres. Eléa était fascinée. Jolan la tira de nouveau par le bras pour commencer à rentrer avant la nuit. Il avait eu son compte de sensations fortes. Ils avaient déjà beaucoup de choses à raconter à Adan et Valina !
      D'autres cavaliers, montés sur des poneys de travail, essayaient d'encercler les derniers chevaux de trait qui s'égayaient dans les champs autour des écuries. L'un des poneys, gagné par la nervosité ambiante, fit un écart. Son cavalier chuta et il fonça droit sur les enfants. Jolan prit ses jambes à son cou et s'enfuit sur le chemin d'Iri !
      Rester seule, Eléa fit face au poney qui montait vers elle. Sans réfléchir, elle se redressa et écarta les bras pour lui barrer le passage. Il était en bout de course après avoir gravi la colline au galop, et son envie de liberté s'était émoussée sous la chaleur. Lorsqu'il vit la petite silhouette devant lui, il ralentit et se laissa attraper par la fillette. Eléa tremblait de la tête aux pieds de peur et d'excitation. Elle referma une main sur les rênes et approcha l'autre des naseaux veloutés. Il respirait fort, et ses flancs étaient blancs d'écume. Elle plongea son regard dans les grands yeux sombres et le temps s'arrêta. Un grand calme l'envahit. Elle était bien, à sa place. Elle flatta son encolure et lui parla tout bas à l'oreille, comme lorsqu'elle murmurait aux animaux blessés qu'elle ramenait à sa mère. Le poney se calma et se mit à brouter. C'est alors qu'elle remarqua une ombre dans son dos. La géante blonde était derrière elle sur son pur-sang ! Celui-ci était bien plus grand que le poney de travail. Il tremblait encore d'excitation mais se soumettait à la volonté de la femme.
–Comment t'appelles-tu ?
La voix était nette, ferme et exigeait une réponse.
–Eléa.
–C'est toi qui as libéré les chevaux ?
Elle acquiesça sans pouvoir faire sortir un autre son de sa gorge.
–Pourquoi ?
      Elle ne savait pas quoi répondre. Elle n'avait d'yeux que pour le pur-sang qui frappait du pied devant elle en renâclant.
–Tu as peur ?
La fillette secoua la tête de droite à gauche.
–Monte sur le poney et suis-moi. Nous devons les rentrer et les bouchonner avant qu'ils ne prennent mal sous ce soleil et par cette chaleur.
      La géante fit volter son cheval et repartit au trot.
      Eléa se retourna vers le poney. Elle ne savait pas vraiment monter à cheval. Bien sûr elle avait déjà guidé le vieux cheval de trait des voisins, mais juste au pas, pour revenir des champs, et avec une lourde charrette de foin attelée derrière elle. Elle prit une grande inspiration, se plaça au-dessus de lui dans la pente de la colline, et sauta sur son dos. Puis elle l'engagea dans la descente. Heureusement pour elle, il avait assez trotté et galopé pour la journée et il resta au pas jusqu'aux écuries.
      Elle le remit à un palefrenier et attendit dans la cour, seule. Elle comprenait qu'elle avait mal agi, mais le spectacle des chevaux en liberté emplissait encore son cœur. La femme réapparut dans la cour. Elle était effectivement très grande. Ses cheveux étaient noués en une immense natte blonde qui lui descendait jusqu'en bas du dos. Elle avait la peau claire des peuples du Nord que trahissait un bronzage plus rouge que doré. Ses yeux étaient bleu acier. Elle portait une tunique sans manches en cuir souple. Ses bras étaient couverts de tatouages.

      Elle dévisageait l'enfant sans rien dire quand le bruit d'une charrette retentit derrière elles. Eléa reconnut ses parents sur le siège avant. À l'arrière elle vit également Adan et Valina, et Jolan qu'ils avaient ramassé en pleurs sur la route. Les deux camarades de la fillette avaient eu peur pour leurs amis et avaient préféré prévenir les adultes des projets douteux « d'invasion » du château. Luna bondit du charriot et courut prendre sa fille dans ses bras. Son compagnon descendit plus difficilement à cause de sa jambe raide et se posta devant la géante. En fait il était aussi grand qu'elle, constata Eléa. Ils restèrent un long moment silencieux face à face.
–L'enfant a un don avec les chevaux.
Ce n'était pas une question, la femme énonçait une vérité.
–Je suis Maistre Écuyer et je cherche un apprenti pour le former. Je peux lui offrir un métier.
      L'homme tourna les yeux vers Luna qui pleurait en silence auprès de leur fille. Ils en avaient souvent discuté ensemble, le soir quand elle dormait. Quel serait son avenir ? Lui n'était qu'un étranger, à peine toléré. Et même si les talents de guérisseuse donnaient un statut reconnu à Luna dans le village, sa mère n'avait pas eu le temps de lui transmettre tout son savoir, et elle ne savait pas comment instruire sa fille. Cette inconnue lui offrait une place dans la société. Maistre Écuyer ! Peu de femmes occupaient ce poste. Eléa semblait avoir trouvé un Maître d'Apprentissage toute seule. Depuis l'enfance leur fille était à part... Pourquoi lui refuser cette chance ? Un seul regard entre Luna et son compagnon suffit pour qu'ils sachent qu'ils étaient d'accord. Elle s'agenouilla devant l'enfant et lui prit les mains.
–Eléa ma chérie, c'est un grand honneur qui t'est fait là. Ton père et moi sommes fiers de toi. Pour que tu n'oublies jamais d'où tu viens, je te donne ma bague. Tu la donneras à ta fille un jour.
      La mère voulut passer l'anneau d'argent au doigt de la fillette mais il était encore beaucoup trop grand. L'homme ôta alors un des liens en cuir de sa tunique, y fit passer le bijou et le noua autour du cou d'Eléa.
–Tu vas, toi aussi, désormais voyager, et connaître d'autres contrées merveilleuses ma fille, dit-il avec un sourire tremblant.
      Adan, Valina et Jolan ouvraient de grands yeux en silence. Ils comprenaient que leur amie était en train de les quitter. Cela les terrifiait. Lentement l'homme entraîna sa compagne vers la charrette. Et après un dernier regard ils repartirent tous vers Iri.

–Je m'appelle Maï-Lô. Va aux cuisines et trouve-toi à manger. Ce soir tu dormiras aux écuries. Nous partons demain matin de bonne heure.
      La géante fit demi-tour et la laissa plantée dans la cour.
       Eléa prit machinalement la bague dans ses doigts et sentit des larmes brouiller sa vue. Courageusement elle releva la tête en reniflant. La nuit était en train de tomber. Elle se laissa guider par les bruits et les odeurs jusqu'aux cuisines. Là, dans le brouhaha des gens de ferme, elle se faufila et attrapa un bout de salaison et une demi-miche de pain, et courut jusqu'aux écuries. En passant dans la cour, elle remplit sa gourde à la fontaine et réajusta son petit couteau à sa ceinture. Elle retrouva la tiédeur des boxs avec soulagement. Après avoir dévoré son repas, elle se roula en boule dans le foin odorant et s'endormit, terrassée par la fatigue, les larmes et les émotions de la journée.

      Le voyage vers les écuries de Maï-Lô dura deux semaines, et il se révéla très douloureux pour l'arrière-train de la fillette. À peine arrivée, la première chose que fit la femme fut de couper ras les cheveux de l'enfant, signe de son entrée en apprentissage. Ce n'était que le début d'un long enseignement fait de courbatures, de bleus, de sueur et parfois même de sang.
      Indépendantes de toute Maison Seigneuriale, les écuries d'Aspara étaient réputées dans tout le Duché de Noshaïa et même dans tout le Royaume. En effet la géante blonde était spécialisée dans le dressage des animaux rétifs. Aucun cheval, aucun poney ne lui résistait. Qu'il s'agisse d'un pur-sang nerveux, d'un poney têtu ou d'un demi-sang paresseux, tous devenaient dociles entre ses mains. Elle avait également une école de cavaliers. Eléa étant son nouvel apprenti, cela voulait dire que son enseignement serait plus poussé. Le premier cycle était ouvert à tous : filles et garçons, nobles mais aussi enfants de bourgeois ou de Maîtres Artisans. Ensuite la formation se poursuivait par un tronc commun aux aspirants Chevaliers et Maistres Écuyers. En effet les chevaliers devaient comprendre les chevaux pour mieux les manier, et les maîtres écuyers devaient connaître les techniques de combat pour mieux sélectionner et entraîner les pur-sang. Au terme de leur formation, ces derniers se reconnaissaient à la natte qu'ils avaient seul le droit de porter. L'apprentissage pouvait être long car il dépendait beaucoup des capacités de l'apprenti. Parfois même certains abandonnaient en route.

      La formation d'Eléa fut relativement « rapide ». En sept ans elle apprit à nettoyer les boxs et les cuirs, rentrer les bottes de foins après les moissons, et enfin à monter sur les poneys de travail, animaux têtus et infatigables. Le soir, elle s'écroulait ivre de fatigue dans son châlit de foin. Son univers sentait la sueur, le cuir et l'odeur musquée des poneys. Les autres élèves rentraient chez eux, certains tous les soirs, d'autres chaque semaine. Eléa elle, restait toujours à Aspara. Les écuries de Maï-Lô étaient devenues son royaume. Elle en connaissait chaque recoin. Elle aimait grimper aux arbres et observer les gens et les animaux. D'ailleurs Maï-Lô ne cessait de lui répéter qu'il fallait observer pour ressentir, pour comprendre. Qu'il n'y avait pas de mauvais poney, de mauvais cheval, juste des mauvais cavaliers qui ne savaient pas être à l'écoute.
       L'année de ses quatorze ans donc, la femme lui annonça qu'elle faisait partie des sélectionnés pour la Grande Chevauchée. Il s'agissait de l'épreuve qui validait le premier cycle. Elle était commune à plusieurs écuries. Les élèves étaient abandonnés de nuit dans un lieu inconnu. Idem pour un troupeau de poneys à peine débourrés et parqués dans un enclos provisoire. Il s'agissait de capturer les poneys avant qu'ils ne détruisent leur corral et ensuite de retrouver sa route jusqu'à un lieu prédéfini. Les élèves avaient une seule carte et une boussole par groupe. Des points de ravitaillement étaient signalés sur le document. L'épreuve durait cinq jours. »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
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