Chapitre 4

Le monte-charge nous attendait. Il se balançait faiblement d'avant en arrière, comme en écho à sa précédente course. Novak m'y poussa puis s'empressa de refermer les barrières coulissantes avant d'actionner le levier pour faire démarrer la machine. Une nouvelle fois, nous montions. Je me demandai jusqu'à quelle profondeur cet édifice pouvait bien se trouver. Y avait-il seulement une surface, là-haut, quelque part ? Je me rappelai alors la petite fenêtre naturelle de la salle du trône et un poids se leva de ma poitrine. Tout ce que j'avais à faire était d'atteindre l'extérieur et de trouver un moyen de m'échapper. Rien d'autre n'importait à l'heure actuelle. J'aurais bien le temps de réfléchir à tout le reste plus tard.

Novak s'était accoudé à la rambarde qui permettait de se tenir pour affronter les soubresauts de l'ascenseur.

— Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il.

Je plissai les yeux et croisai les bras sur ma poitrine.

— Vous pensez vraiment que je vais vous répondre ? Commencez par me dire qui vous êtes et où nous nous trouvons, et on en reparlera.

Il se redressa, visiblement amusé. Il ne prit toutefois pas la peine de riposter. Je fis un pas vers lui.

— Eh ! Je vous parle ! Je vous ai posé une question !

Il chassa une poussière qui était venue se ficher sur son épaule avant de planter de nouveau ses yeux dans les miens.

— Oh, mais je crois que tu le sais très bien. Inutile de faire semblant avec moi.

Je restai là, à le regarder bêtement, tentant de trouver un sens à ses paroles. Il pencha la tête de côté, son sourire retors s'élargissant encore.

— Tu devrais fermer la bouche, tu n'as pas idée de ce qui pourrait s'y retrouver par ici...

Cela eu pour effet, dans un premier temps, de me faire ouvrir la bouche encore plus grand, avant que je me force à la refermer d'un claquement sec, outrée.

— Contrairement à ce que vous pensez, je n'ai absolument aucune idée de votre identité. Mais maintenant je sais que vous êtes odieux !

Il ricana. On aurait dit que je lui avais fait le plus exquis des compliments. Il caressa son menton légèrement pointu, songeur.

Je me sentais déstabilisée et vulnérable. Je resserrai plus encore l'étoffe moelleuse du manteau contre mon corps et détournai le regard.

Le monte-charge stoppa enfin sa course. Novak ouvrit les grilles. Nous émergeâmes dans un nouveau couloir. Les murs étaient tapissés de velours rouge et un parfum floral entêtant baignait les lieux. Je m'arrêtai, jetant un coup d'œil furtif vers l'ascenseur. Aurais-je le temps de l'atteindre et de le refermer avant qu'il ne me rattrape ? Novak se retourna.

— N'y pense même pas, dit-il d'une voix glaciale en plissant les yeux.

Il leva la main et fit un brusque mouvement du poignet. Les portes du monte-charge claquèrent derrière moi. Je réprimai un rire nerveux. C'était une blague, c'est ça ? Les cameramen allaient sortir de sous les tentures et crier « surprise », accompagnés de mes parents qui se foutraient bien de moi et de ma crédulité.

— Avance, ajouta Novak en s'emparant de nouveau de mon poignet. Ne me fais pas perdre mon temps.

Je tirai en sens inverse.

— Lâchez-moi, je sais marcher sans qu'un mâle débile me traîne au bout d'une laisse.

Il me fixa et haussa les deux sourcils, amusé.

— Ne me tente pas, me défia-t-il.

Il lâcha toutefois mon bras d'un geste théâtral et me fit signe de passer devant. J'obtempérai avec réticence.

Une porte de bois titanesque nous fit bientôt face. Je n'en avais jamais vu de pareille si ce n'est dans les films. Novak la poussa et elle s'ouvrit sur un escalier de pierre qui montait encore vers la surface. Tout le long, des lanternes agrémentaient les murs, brillant comme des milliers de vers luisants.

Novak me dépassa et je me rendis compte que, le souffle coupé, j'avais cessé mon avancée. Il me lança un regard amusé, l'un de ses sourcils épais levés comiquement. Je rougis en fermant de nouveau la bouche.

Quand nous arrivâmes au premier palier, il me poussa dans une pièce qui avait été taillée à même la roche. Elle était immense. À l'intérieur, des centaines de bougies brûlaient paisiblement dans des niches creusées dans les parois. Des coussins étaient disposés en un amas moelleux au centre, et, sur ceux-ci, une femme se prélassait. Elle devait avoir une cinquantaine d'années mais dégageait quelque chose de séducteur et de dangereux à la fois qui la rendait incroyablement sexy malgré les rides et les mèches blanches qui parsemaient sa chevelure rousse. Elle portait un pantalon et une chemise en un tissu orange vaporeux. Les premiers boutons avaient été laissés libres et une large partie de son opulente poitrine était visible. Cela n'eut toutefois pas l'air de perturber Novak, qui lui fit signe de se lever avec impatience.

Elle s'étira langoureusement, son corps se cambrant avec délectation, puis se traîna à quatre pattes jusqu'aux pieds de Novak avec une sensualité indécente. Elle y exécuta une parodie de révérence.

— Maître... que me vaut le plaisir ? Cela faisait longtemps...

Novak se plaça à mes côtés.

— Elle doit passer le test, se contenta-t-il de dire.

La femme s'était relevée et contournait doucement Novak. Ses seins se balançaient au rythme de ses pas lents et calculés. Elle m'ignorait royalement. Soudain, son corps se retrouva figé, comme s'il avait heurté un mur invisible.

— Assez, Tania ! grinça Novak.

L'amusement avait quitté ses yeux, et son visage était encore plus effrayant. La tête de la femme lui arrivait à peine au niveau du torse et il se servait de sa taille pour l'écraser par sa présence.

Une moue désabusée barra les traits de Tania.

— Moi qui croyais que vous étiez venu pour moi...

Le regard froid que lui jeta Novak valait réponse. Ils s'affrontèrent un court moment, et elle finit par capituler avant que Novak ajoute :

— Contente-toi de la tester avant que je perde patience.

Une ombre passa sur le visage de Tania. Elle prit une profonde inspiration et s'approcha de moi avant de plonger ses iris d'un étrange mauve dans les miens. Une lueur surnaturelle semblait en émaner. J'avais presque l'impression qu'en m'y perdant je pourrais toucher son âme et elle la mienne.

Je clignai les yeux pour chasser cette désagréable impression. La femme attrapa mes joues entre deux de ses longs doigts et m'inspecta méticuleusement en faisant pivoter ma tête de droite à gauche.

— Alors c'est donc de toi que tout le monde parle ? Forcément... Il ne t'aurait pas amenée ici en personne dans le cas contraire. Il n'aurait pas même daigné t'accorder un regard, et encore moins te toucher...

Elle se pencha jusqu'à mon oreille et chuchota sur le ton de la confidence :

— Vois-tu, il a quelques petits problèmes avec les femmes...

Tout à coup, un froid polaire envahit la pièce. Nos souffles formèrent des nuages de condensation et ma peau se hérissa malgré le manteau qui la couvrait. Un vent violent se leva, balayant nos silhouettes avec une telle force que je peinai à rester sur place. Inconsciemment, je m'appuyais sur Novak pour conserver mon équilibre jusqu'à ce que je me rende compte que les bourrasques émanaient de son corps. Elles étaient d'une puissance inouïe. Je m'agrippai malgré tout à lui alors que les bougies tombaient une à une. La pierre se couvrit de givre tout autour de nous et Tania, qui avait chuté dès les premières rafales, recula précipitamment jusque sur les coussins pour tenter de se protéger de la brûlure de la glace.

Mais qu'est-ce que c'était que ce délire ? Je levai le regard vers Novak, terrifiée. Ses traits étaient complètement impassibles. J'aurais presque pu croire que je m'étais trompée, que ce n'était pas lui qui avait provoqué tout ça. Mais ses yeux... Des émotions si contradictoires s'y lisaient. Une colère extrême, froide, mais également quelque chose de triste. Ils avaient l'air... vivants.

Il prit une grande inspiration, puis ferma les paupières, et à ce moment-là la tempête cessa et la glace se brisa instantanément pour retomber en une fine couche de neige sur le sol. Mon cœur battait la chamade. À ce stade, j'avoue que je ne cherchais plus vraiment à comprendre ce qui m'arrivait. Vivre, ou plutôt survivre, c'était déjà bien trop à gérer pour mon corps et pour mon esprit. J'avais littéralement enfoncé mes ongles dans son bras mais il ne semblait même pas s'en être aperçu.

Après un temps qui me parut interminable, il rouvrit enfin les yeux. Les quelques bougies qui subsistaient sur les étagères s'embrasèrent dans un claquement sec.

Je me rendis compte que je tremblais et que des larmes d'effroi s'écoulaient lentement sur mon visage. Novak m'éloigna de lui et secoua son bras pour m'en décrocher avant de rouler ses épaules pour remettre en place sa chemise que j'avais complètement chiffonnée. J'étais libre. Je luttai contre l'envie de prendre mes jambes à mon cou. Après cette petite démonstration, je savais avec une extrême certitude que je n'aurais aucune chance.

— Où en étions-nous déjà ? articula Novak d'une voix polaire entre ses dents serrées. Ah oui, au moment où tu fais ton travail, sans faire d'histoires et sans me faire perdre mon temps.

Tania déglutit avec difficulté. Elle tremblait de tout son corps. De froid ? De peur ? Peut-être les deux.

— Bien, Maître..., murmura-t-elle en s'inclinant bien bas.

Elle me prit par la main et m'obligea à m'asseoir sur les coussins.

Novak se cala contre le mur dans le coin le plus sombre de la pièce. Avec ses vêtements et sa chevelure obscurs, seuls ses yeux luisaient en renvoyant l'éclat des quelques bougies restantes. Je me forçais à détacher mon regard du sien quand je sentis une vive douleur dans mon bras, que Tania n'avait pas lâché. Elle venait d'y faire une entaille de vingt centimètres et le sang s'écoulait à flots dans une bassine qu'elle avait placé en dessous. Mes muscles me criaient de retirer ma main et de tout envoyer balader en m'enfuyant. Mais mon esprit n'avait pas encore surmonté l'effroi provoqué par le tour de magie de Novak.

— Qu'est-ce que vous me faites ?

— Chut, tais-toi, et tiens-toi tranquille, m'admonesta-t-elle.

Elle tourna la tête vers Novak, forçant un sourire.

— Maître, si vous me permettez, je vais vous demander de sortir. C'est le protocole.

Il ne fit pas mine de bouger. Lentement, il croisa les bras sur sa poitrine, campant sur ses positions. Ils s'affrontèrent du regard quelques instants puis Tania baissa les yeux. Elle s'empara de la bougie la plus proche et l'inclina légèrement au-dessus mon bras. Je serrai les dents lorsque la cire brûlante tomba sur ma blessure. Puis, toujours sans me lâcher, elle tendit la main vers le bassin et se mit à psalmodier. Si je n'avais pas autant souffert, je pense que je me serais sentie complètement ridicule. On se serait cru dans une mauvaise série de sorcières pour ados. Sauf qu'ici tout était bien réel.

Rien ne se produisit. Tania rouvrit les yeux, légèrement étonnée. Un coin de ses lèvres se releva. Visiblement, elle était satisfaite. Novak avait quitté son angle de la pièce. Ses sourcils épais étaient froncés, marquant sa contrariété.

— Rien, Maître, s'exclama Tania en lâchant finalement ma main et en me désignant. Pas la moindre once.

Novak était maintenant à mes côtés, m'écrasant de toute sa hauteur.

— C'est impossible..., dit-il dans un murmure plus pour lui-même qu'à notre attention.

Ses traits étaient indéchiffrables. Mais dans ses yeux se lisaient des émotions contradictoires : soulagement, déception, je n'aurais su le dire.

J'en profitai pour porter mon bras blessé à mon ventre en signe de protection. Punaise, ça faisait mal. La douleur s'était légèrement atténuée mais je pouvais la sentir pulser au rythme de mon pouls. Je repoussai de l'autre main une mèche qui était tombée devant mon visage. Je commençais tout doucement à reprendre le contrôle de mes nerfs. Tania se releva. Elle voulut se servir un verre d'eau mais la carafe gisait brisée sur le sol.

— Peut-être se sont-ils trompés. Peut-être était-ce autre chose. Après tout, comment cela pourrait-il être possible ? Pourquoi elle ?

Novak réfléchissait. Il ne semblait pas enclin à répondre. Je ne savais pas si je devais me lever ou non. Qu'allait-il faire de moi ? Allait-il m'éliminer comme l'homme du couloir ? Me renvoyer chez moi ? Je n'avais rien à perdre. Dans un sursaut, je me relevai et j'agrippai de nouveau la manche de Novak. Je pris une grande inspiration et me forçai à plonger au plus profond de ses yeux déroutants. J'essayai de faire passer toutes les émotions qui m'assaillaient depuis la veille dans ma voix et dans mon regard.

— S'il vous plaît, laissez-moi partir. J'ignore tout de vous ou de l'endroit où nous nous trouvons. Mes parents sont décédés. Je dois rentrer m'occuper de leurs funérailles et retourner auprès du peu de famille qu'il me reste. Ils ont besoin de moi.

Je mentis. Et ce mensonge me fit plus mal que tout ce qui m'avait été infligé ces derniers jours. Car en vérité je n'avais plus de famille. Plus personne. Toute ma vie n'avait été qu'un long chemin slalomant entre de multiples deuils. Une à une, inéluctablement, j'avais perdu chaque personne que j'aimais.

Novak me renvoya un visage d'une parfaite neutralité. Si je n'avais pas été témoin de la terreur qu'il inspirait à ses hommes et de ses pouvoirs, j'aurais pu croire qu'il était sonné. Il repoussa ma main sans un mot et se détourna. Quand il se dirigea vers l'entrée, il n'eut pas même un dernier regard.

Il entreprit de descendre les marches en courant. Plantant Tania sur le seuil, je m'élançai à sa suite.

— Eh ! Vous allez me dire ce que je fais ici, criai-je. Laissez-moi partir.

Il accéléra le pas. Bientôt, nous émergeâmes de nouveau dans le couloir. Plutôt que de se diriger vers le monte-charge, il emprunta le chemin inverse. Des pièces s'ouvraient de part et d'autre et des hommes nous regardèrent passer, bouche bée.

— Est-ce que quelqu'un va finir par me dire où nous nous trouvons et comment partir d'ici ? éructai-je.

J'en avais ma claque de toutes ces conneries. Les nerfs à vif, je me sentais à deux doigts de péter un câble. La colère enfla dans mes veines. Et, en même temps qu'elle, quelque chose d'autre. Quelque chose d'indéfinissable, à la fois furtif et omniprésent. Cela se propagea dans tout mon corps à une vitesse ahurissante, et, malgré toutes mes tentatives, il m'était impossible de le contrôler. La douleur dans mon avant-bras explosa. Mon souffle fut coupé et un voile blanc et lumineux brouilla ma vision. Sans que je puisse le retenir, un cri inhumain s'échappa de ma gorge. Je tombai à genoux, pressant mon bras mutilé de ma main valide dans un vain effort pour contenir la souffrance. J'entendais des voix autour de moi mais j'étais incapable d'en comprendre le sens à travers mon hurlement. Quelqu'un me remit en position assise et me serra dans une étreinte qui se voulait certainement réconfortante mais qui ne fit que renforcer l'impression d'oppression qui me tenaillait. Je me débattis. Mes cris me déchiraient la gorge. Je n'avais jamais rien ressenti de tel.

La douleur ne me quittait pas. Pourtant, petit à petit, ma vision revint. Novak se tenait devant moi, les mains tendues dans ma direction. On aurait dit qu'il souhaitait m'aider mais qu'il ne savait pas comment. Des dizaines d'hommes étaient plaqués contre le mur, horrifiés. Je n'avais aucune idée de l'identité de la personne qui se trouvait derrière moi. La seule chose que je pouvais voir, c'étaient des mains d'homme qui m'enserraient. Malgré leur forme résolument masculine, elles étaient parfaitement manucurées. Je pouvais aussi sentir son corps ferme contre mon dos palpitant et sa tête posée contre l'arrière de mon crâne. J'avais finalement cessé de hurler, même si la douleur n'avait pas régressé. Novak me saisit les mains. Je résistai quelque peu. J'avais l'incroyable illusion que, si je les conservais près de mon corps, le mal serait moins grand. Il finit par arriver à ses fins et je sentis une légère pression.

— Respire. Calmement, l'entendis-je ordonner par-dessus le bourdonnement dans mes oreilles.

C'était malheureusement beaucoup plus facile à dire qu'à faire. Mes dents étaient si serrées que je ne sentais plus mes mâchoires. Avec horreur, je me rendis compte que des petits morceaux d'émail parsemaient le fond de ma bouche. Ils avaient dû s'effriter sous la pression.

— Concentre-toi sur moi. Hey ! Hey ! Là ! Regarde-moi.

Ma tête dodelinait de droite et de gauche. Mes jambes se contractaient en spasmes réguliers, se tordant pour évacuer la douleur. Une sueur froide perla à mon front et coula petit à petit vers mes yeux. Prenant sur moi, je me forçais à maintenir mon attention sur Novak. J'inspirai comme il me le montrait puis j'expirai. Lentement, un geste après l'autre. La chose étrange en moi reflua, même si la douleur restait bien présente. Quelque chose tentait de m'apaiser. Une sorte d'énergie salvatrice qui me berçait. Nous continuâmes ainsi un long moment, jusqu'à ce que je sente la force disparaître totalement. L'homme derrière moi se tendit.

— Novak..., l'entendis-je dire.

Sa voix était délicieusement grave. Mais, dans ma situation, j'étais bien incapable de l'apprécier.

Novak ne lui prêta pas attention dans un premier temps. Il restait focalisé sur moi, m'aidant à tenter d'endiguer la douleur.

— Novak, regarde, insista l'inconnu.

— Je t'avais entendu la première fois, Gratian.

Mais je le vis toutefois baisser les yeux vers mon bras. Lorsque j'en fis de même, suivant son regard, mon cœur manqua un battement : au lieu de la chair blessée et des restes de cires séchée, neuf cercles étaient apparus. On les aurait dits gravés dans ma peau au fer rouge. Et, au milieu de chacun d'eux, un symbole. Le premier ne laissait aucune place à l'interprétation. Un vertige m'assaillit : il s'agissait d'une tête de mort.

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