Préface

Au cœur des plaines de Dartmoor, en Angleterre, dans un champ fleuri, devant un tombeau couvert de fleurs. Il est gravé sur la pierre en guise d'épitaphe : 'Aux amants inconnus, puisse l'Au-Delà leur être plus délectable que ne le fût leur existence torturée'. Quelques passants vagabondent sur les sentiers non-loin. Un couple demeure près du tombeau cependant. L'époux est un acerbe nommé Tino, l'épouse une mélancolique répondant au nom de Sue.

Tino : Venez, Sue. Vous n'avez guère d'intérêt à converser avec les morts, qui plus est avec ceux dont l'identité reste un mystère à ce jour. Allons, où qu'ils soient, ces prétendus amants sont là où ils sont sensés être. Partons, à présent.

Sue : Allez devant moi, je reste encore un peu.

Tino : Ah, mais enfin, quel intérêt trouvez-vous à rester aux pieds de défunts que vous n'avez jamais connu ?

Sue : Précisément, c'est bien là tout l'intérêt : que nous, ni personne d'autre qui passa devant ce tombeau n'ai connaissance des âmes y reposant. Qui sont ces amants, mon époux ? Quelle tragédie les amena à finir ainsi, esseulés et ce champ fleuri, probablement enlacés dans les bras de l'autre, unis pour l'éternité aux confins de notre existence fragile ? Leur amour fût-il si fort que la mort ne pu les séparer ? Pauvre créatures... Aimer aurait-il été leur fatalité ?

Tino : Qu'importe l'amour tant que l'on est bien marié. Partons.

Sue : Mariés ! Ah ! Fussent-ils tous d'eux promis à d'autres ; après la tragique histoire des amants de Vérone, nous avons donc la possiblement tragique histoire des amants de Dartmoor...

Tino : Qui sait...

Sue : Pauvres d'eux ! Morts amoureux! Oh, Eros et Thanatos sont de bien sordides amants, n'est-il pas ? Quoi d'autre que l'amour n'a jamais conduit les Hommes à des actes si désespérés, étranges, vils et cruels au nom de cette prétendue félicité voluptueuse ? Pardieu ! L'amour, quelle folie... Oui, une folie... Car sans doute n'y a-t-il pas d'amour sans folie ; et avec ces deux éléments combinés vient la mort. Oh ! Ne viens-t-on pas de démasquer un grandiose mécanisme ? O tristes amants ! C'est cela ? La folie vous poussa dans les bras l'un de l'autre, à moins qu'aimer ne fût votre fatale folie ? La folie, la folie... Peut-être est-ce bien par elle que l'on est... A moins que... Être, une folie ? Pernicieuse et sublime entité ! Y eût-il un jour d'homme, plus encore de femme, qui n'ait jamais goûté à ses délires enivrants ? Ah ! Les gens veulent l'amour, ils veulent donc la folie... Fous suicidaires ! N'est-ce donc pas grandiose ?! A vivre dans la sanité et l'apaisement du cœur et de l'âme, nous souhaitons tous ou presque expérimenter les folies les plus violentes, les plus prenantes, les plus extrêmes, les plus démentes au nom de cet Amour mystérieux ?! Et nous mourrons par et pour cela ! La folie et la mort, grand bien nous en fasse, nous les savons toutes deux évidemment liées, et pourtant... Ah, et pourtant, si l'amour appelle à la folie et la folie à l'amour, alors, mes pauvres amants, l'amour n'est que mort... Aimer, c'est mourir ! Fussent ces deux âmes folles seulement, mais bien gardées des poisons de l'amour, alors peut-être auraient-elles vécu, oui, peut-être auraient-elles vécu... Mais elles tombèrent amoureuses et elles sont mortes, vrai, elles sont bien là : mortes d'amour. C'est une perte. Une perte terrible ! Aimer est un acte désespérément déprimant ! Quelle tragédie... A tomber amoureux, autant se passer la corde au cou : c'est tant de malheurs que l'on s'épargne ! Et le monde aime... Le monde est donc fou ! Le monde est suicidaire ! Pour vous et moi, Dieu merci : le mariage nous unit, mais nous sommes bien gardés de toute affection envers l'autre...

Tino : Il y en est certains que cela n'empêche pas de sombrer.

Sue : Ah, vilain pessimiste ! Voyez votre cynisme, voyez ma mélancolie : l'aigreur de votre cœur et le spleen qui saisit le miens nous préservent bien de l'amour et ses folies, autant que du tombeau dans lequel il nous aurait conduit si affection entre nous il y eût...

Tino : Vous divaguez. Assumez-vous donc que ces deux amants étaient fous ?

Sue : Oh, oui ! Cliniquement fous ! La sainte émotion, le sacré désir, l'amour promût par tous est bel et bien ce qui nous tue ! A chercher l'amour, nous vivons tous avec le plus ardent désir de mourir ! Et nous mourrons ! Car nous sommes, nous serons tous victimes de la folie ! Oui, que vous le vouliez ou non mon époux, un jour, vous en aimerez vraiment une ! Malheur à vous ce moment venu ! Et moi, malheureuse, j'aurais beau hurler, pleurer, batailler, lutter de toutes mes forces ; quand l'amour me saisira, je n'y pourrais rien, vraiment rien, et je sombrerai dans le malheur ! C'est une cause perdue ! Oui ! L'amour...plus qu'une ironique et macabre folie, c'est une cause perdue... L'Homme veut vivre, et par amour, il se conduit en fait lui-même à l'échafaud ! Grandiose ! Cela est grandiose ! C'est un paradoxe inouï !! Aimer, mourir, folie ! Et si nous ne vivons pour aimer, alors pourquoi, je vous le demande : pourquoi ?! Nous vivons pour mourir ! Nous sommes donc fous ! Tous autant que nous sommes ! Fous ! Fous ! L'humain est amour ? Haha ! O sombre eugénisme ! L'humain est folie !

Tino : Vous êtes folle.

Sue : Heh, peut-être bien ! Après tout, n'est-ce pas la preuve que je vis ?

Tino : Nul qui vit ou qui est sain d'esprit ne tiendrait de propos aussi outrés et désespérés que les vôtres. Oui, j'ai probablement épousé une folle. Dieu merci, grâce aux bonnes grâces du mariage arrangé par nos familles, notre aversion l'un pour l'autre nous a gardés en vie. Sa santé mentale est certes compromise, sans doute n'a-t-elle pas toute sa tête. Après tout, qui d'autre qu'un fou croit que tous les autres le sont tandis que lui seul clame être sain d'esprit ? Ha, mais ces divagations sont celles d'une possible folle. Sans doute n'y a-t-il de ce fait nul besoin d'en tenir compte. A présent, partons.

Ils partent.

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