Chapitre XV et dernier : Le Champ [Troisième partie]
Hors, vers, loin. HORS de l'Asile, VERS la liberté, LOIN des tourments passés. Hors, vers, loin ! HORS de l'Enfer, VERS une nouvelle vie, LOIN d'Edmond, Julie, Kelly, loin, loin, loin ! Maintenant, ils étaient en route, maintenant, tout cela était derrière eux. Maintenant, ils étaient partis. Mais pas vers Riverhive. Tout sauf Riverhive. Il ne faisait plus bon d'y être à dernièrement, il ne faisait jamais bon d'être dans un petit village de campagne où de terribles rumeurs hantaient toujours les lieux, comme un spectre qui jamais ne quitte son mausolée. Et quand bien même ne fût-ce pas le cas, quand bien même toutes ces suppositions assassines à propos de Dolly, et de sa chère Rose, auraient été apaisées avec le temps, ce pouvait-il seulement imaginer que l'ancienne patiente C54F puisse reprendre sa vie ordinaire là où elle s'était arrêtée ?
Earl et Dolly étaient maintenant assis sur les sièges mal molletonnés d'un petit attelage conduit par deux chevaux que le frère avait intercepté au sortir même de l'Asile. Le cocher, une fois la surprise de voir un soldat débraillé et une jeune fille semblant plus morte que vive passée, hésita quelque peu à embarquer d'aussi curieux énergumènes. Après tout, il venait de les voir tous deux sortir à la hâte du Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics, et la jeune fille que le curieux gentleman pressait loin de ces murs portait une tenue plus que singulière, de celles que l'on aurait fait porter à une patiente de l'établissement. Il ne fallut que cinq pence supplémentaires au tarif instauré pour le faire changer d'avis. Ainsi le militaire et la macchabée montèrent, quittant bientôt la ville de Port Isaac sous le bruit lourd et régulier des sabots équins foulant les rares rues pavées du centre-ville. Dolly et Earl s'étaient assis l'un à côté de l'autre, la tête de Dolly calmement posée sur les genoux de son frère. Elle semblait assoupie, ou tout du moins sur le point de s'endormir. Une main caressant les longues boucles défaites de sa jolie sœur, Earl raconta, la voix étranglée par autant de remord que de joie, et le cœur gros de beaucoup d'émotions :
"Si vous saviez tout ce qu'il c'est passé en six mois, ma pauvre Dolly... Je devine aisément que vos heures en ce terrible lieu furent loin d'être gaies, et croyez bien qu'il en fût de même pour moi... En novembre de l'année dernière, lorsque je vous laissa bien malgré moi à l'Asile, je m'en suis retourné aussi vite que possible à Riverhive, car je voulais m'entretenir au plus tôt avec Miss Rose..." Il déglutit plus péniblement que jamais, la gorge d'ors-et-déjà très sèche. Néanmoins, pensant que Dolly s'était endormie sur le coup de l'épuisement physique et moral, il osa poursuivre : "Je ne le pût. Rose... Rose Fair est morte. Sa famille... Sa famille réagit tout aussi violemment que la notre suite à la nouvelle... Mais... Rose est fille unique. Elle n'eût ni frère ni sœur pour se mettre en travers de la rage de ses parents, et ses domestiques n'osèrent pas s'élever contre leurs maîtres... Rose est morte, rouée de coups... J'ai appris la nouvelle de la bouche de Mrs. Mary, la bonne employée chez les Fair." Le souffle faible et dur, il fit une courte pause. Dolly l'avait-elle entendue ? N'avait-il pas ressenti un petit crissement, comme une main froissant un pli de son pantalon au moment ou il annonça la terrible nouvelle ? Trop tard, trop tard, autant continuer... "De retour à Riverhive, je vous ai écrit. Quatre lettres. J'ose espérer que vous les reçûtes. Et j'ai attendu dans l'impatience la plus grande, deux semaines durant. Père et mère, si vous saviez... Ils firent comme si vous n'aviez jamais existé. Comme s'ils n'avaient toujours eût qu'un fils unique... C'était à pleurer tant leur attitude était pathétique ! Mais le pire est à venir..." Il souffla, à nouveau, le cœur serré, serré ! Et caressant toujours les cheveux blancs de sa sœur, il poursuivit : "Trois jours avant celui de votre estimée sortie de l'Asile, j'ai pris une carriole qui devait me mener à Port Isaac. Ah, pauvre de moi... Père et mère m'accompagnèrent, mais l'on ne me conduit nullement à la destination souhaitée. L'attelage nous emmena jusqu'à Liverpool, où je fus conduit jusqu'à un port où officiait une division de la Royal Navy. Pensez ! On m'engagea de force ! Père et mère, je compris avec effroi, n'avaient nullement l'intention que nous vous ramenions au foyer ! Non, ils étaient prêts à vous abandonner dans ce lieu misérable, les lâches ! Et, comme ils savaient également que rien ne m'arrêterai pour vous retrouver, aussitôt prirent-ils des mesures extrêmes, et s'assurèrent que je ne sois...que je ne sois plus un gêne à votre internement, qu'ils semblaient vouloir faire perdurer définitivement... On m'a fait soldat de la Marine Britannique, et le jour même, j'embarquai sur un navire qui me mena jusqu'à l'une de nos colonies en Afrique, au Nigeria. J'ai tout fait pour partir ! Durant la traversée, combien de fois ais-je tenté de subtiliser un des canaux dont notre navire disposait pour fuir vers l'Angleterre ! Mais l'on m'intercepta à chaque fois, me ramena de force sur le bateau quand, désespéré, j'allais jusqu'à me jeter à la mer pour poursuivre à la nage ! Le capitaine de bord demanda à ce que l'on me surveille une fois arrivé en Afrique, aussi ne me laissa-t-on presque jamais quitter le port, m'occupant nuit et jour à des besognes harassantes. Trois mois durant, je ne pus quitter ce continent aride, mais je continuais à vous envoyer lettres sur lettres, je vous en ai écrit plus d'une centaine. Et enfin un soir de mars, je parvins à tromper la vigilance des autres membres de ma division : je subtilisa un sac de vivres, une gourde, un radeau et deux rames, et je quitta le continent en ramant ! J'ai ramé, ramé jusqu'à ce que mes bras ne soient plus que de vastes étendues de chair douloureuse atrophiées par l'effort, j'ai ramé qu'importe la soif, la faim et la fatigue, j'ai ramé, ramé à m'en éclater les muscles ! Et alors que je voguais en pleine mer, épuisé, vidé de toutes forces mais l'âme encore vaillante de vous retrouver, je me suis fais repêcher par un navire marchand qui disait se rendre jusqu'à Plymouth, et ainsi fût-je bientôt de retour en Angleterre. De là, les choses ne furent pas plus simples pour autant... Je demeurai deux jours à Plymouth, où j'écrivis à Ms Copstone pour lui expliquer la situation. Elle me fût d'un grand soutien. Lorsque sa réponse me parvint, elle avait joint avec sa missive une lettre -quelle ne fût pas ma surprise en la voyant-, votre lettre. Oh, Dolly, ma pauvre petite Dolly, si vous saviez comme mon cœur fût déchiré de la lire ! Comme j'ai maudit Ciel et Terre de nous avoir séparés si longtemps ! Car peut-être ne pouvais-je vous entendre, mais les mots que vous fîtes résonner avec une ardeur si désespérée dans votre complainte furent pire que milles coups de poignard pour mon âme ! Aussi me mis-je en route le plus vite possible pour Port Isaac, à pied, car mon éprouvante traversée en mer et mon séjour à Plymouth n'épargnèrent guère mes maigres économies accumulées sur ma solde de marin. Et j'ai marché, autant que je rama, encore, encore... Je savais, je savais que vous étiez au plus mal, votre lettre n'aurait pu mieux l'exprimer ! Je la relisais, encore et encore, détruit de vous savoir dans un tel état ! Je poursuivis ma route, et enfin...enfin ! Port Isaac ! Ce matin même j'y parvins ! Et alors que je me mettais en recherche de la terrible prison où vous étiez retenue prisonnière, passant devant une échoppe vendant quelques nouvelles technologies en matière de photographie, j'aperçus dans la vitrine, au milieu de quelques clichés d'enfants travailleurs et de riches propriétaires, une, à votre effigie. "Ophelia au bord du lac"... Enfin je revoyais votre tendre visage, mais quelle ne fût pas mon appréhension de savoir en quel objectif cette photo avait été prise...! Mais il n'empêche! Dolly, c'était vous sur ce cliché! Vous, vous, ma sœur aimée! C'est au prix d'une livre entière que ce doux portrait me fût cédé. Et enfin, après encore quelques minutes de marche hardie, je passai les portes de cet affreux Asile où vous demeurâtes bien trop longtemps, et enfin, enfin, Dolly ! Vous n'y êtes plus ! Vous êtes sortie, maintenant. Vous êtes là, je suis là, à vos côtés. Maintenant, tout va bien. Ma Dolly, tout va bien."
Il embrassa le front de sa sœur, et se tût. Au dehors, l'attelage passait aux abords de champs fleuris de sublimes couleurs printanières, et c'était tout à fait joli. Earl eût alors l'air de se souvenir de quelque chose, et, fouillant dans une poche intérieure de sa redingote, il en sortit une branche de romarin odorante, bien verte, avec encore ses quelques petites fleurettes violettes par endroits.
"Vous disiez vouloir du romarin dans votre lettre... En gage de souvenir..." dit-il doucement en passant la plante dans la main veule de sa sœur. "Alors voici, je vous l'offre. En souvenir de nos jours heureux avant ces six terribles mois, en souvenir de ces six terribles mois dont jamais plus nous ne laisserons les infamies subies par nos âmes se reproduire, et en souvenir de l'espoir que nous érigeons dès maintenant à mener une vie heureuse." Il plaça ainsi la branche dans les cheveux de Dolly, notant que cette touche de verdure allait à merveille avec l'arrangement floral fané dont s'était parée sa sœur auparavant. Mais, par ailleurs, était-elle toujours assoupie ? A moins qu'elle ne le fût à aucun moment ?
"Ah, c'est une tragique histoire... Oui, bien tragique, vraiment..." murmura Dolly en serrant doucement ses poings sur le pantalon de son frère. Et elle reprit avant même qu'il ne puisse ajouter quoi que ce soit : "Vous êtes bon, soldat. Ou Earl, si votre nom est Earl... Oui, vous êtes bien bon, bien brave de vous être donné tout ce mal, oh... Mais tout cela... Toutes ces souffrances... En vain...
-En vain ? Dolly, nous voilà réunis de nouveau ! Y a-t-il de plus exquise félicité que l'on puisse désirer ?
-Non, non, gentilhomme, il n'y a pas de Dolly. Ne vous souvenez-vous pas que Dolly est morte, la pauvre fille ? Elle est morte, vrai, je suis très morte... Qui ne le serait pas après tout ce que l'on fit subir à ce pauvre corps, à cette âme malheureuse...!" Earl ne parvint à dissimuler son soupir dépité et effaré.
"-Mais si vous n'êtes pas Dolly... Qui êtes vous ?" souffla-t-il lentement, la voix fébrile.
"-Moi !" Dolly s'exclama en se relevant subitement de sa position, le regard vague concentré sur un point que elle seule semblait voir : "Moi, ah, si vous saviez tout ce que je suis !" Elle émit un petit rire tendre. "Je suis ! Oui, c'est ainsi ! Je suis, soldat ! Dolly, Dona, la patiente C54F, une Ophelia, la folle du grenier sans doute, une amante, une sœur, une malade mentale, une malheureuse, une bienheureuse ! Je suis tant de chose que je ne sais pas quoi exactement ! Ah, mais, pour tout et avant tout, oui, souvenons-nous-en, je suis morte, vrai, vrai... Et vous qui êtes bon, vous qui êtes brave, il semblerait que vous m'ayez sortie des Enfers, mais...AAAH !" Son cri retentit soudain comme si un poignard venait de lui transpercer la gorge ! "Ah, et pourtant, et pourtant... Je suis hors de tout cela, mais les douleurs ne partent pas ! Ah ! Je suis hors du palais de l'horreur, mais les terribles souvenirs, les affreuses cicatrices demeurent ! En ce cœur, en cette chair, en ce corps, en cette âme...! Mon Dieu...! Oh ! Mon Dieu...!" Elle se jeta de l'attelage.
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