Chapitre XV et dernier : Le Champ [Seconde partie]

"Dolly, Dolly ! Que vous ont-ils fait ?! Oh, mais que ces chiens vous ont-ils fait pour vous mettre dans un tel état ?! Ma pauvre Dolly !" Et il s'abandonna soudain à la détresse de son effroi, se confondit en de larmoyantes effusions. Sa sœur ! Comment avait-on osé ! Sa pauvre sœur ! La tuer ainsi ! Sa Dolly ! Morte, morte !! DOLLY !

(Et si ce corps vivait encore, l'âme à l'intérieur devait être à l'agonie, ou décédée.)

Elle tourna la tête. Si peu, si faiblement, que ce simple geste lui sembla pénible, comme si elle venait de sortir d'un long sommeil éveillé.

"Oh... Nous connaissons-nous... Soldat ? En voila un fringuant jeune homme à mon chevet... Et l'on vous fait déjà porter l'uniforme ! L'on mène décidément toutes les générations au combat de nos jours... A moins que vous ne soyez d'une colonie ? Oh, mais que faîtes-vous seul dans ma chambre, face à moi qui doit garder le lit ? Vous n'êtes pas un docteur, vous n'êtes pas une infirmière ! Je vous en prie, ce n'est pas décent... " Dolly détourna pudiquement le regard, un petit sourire gêné au coin des lèvres. Elle qui avait encore l'air d'un cadavre il y a un instant çà peine, voilà qu'elle paraissait soudain parfaitement vigoureuse, à en juger par le calme entrain dont ses paroles se retrouvèrent dotées. La surprise de Earl d'une telle réponse fût proportionnelle à son bonheur de constater que sa sœur n'était pas (morte)...

"Dolly, ma sœur ! s'écria-t-il. Enfin, ne me reconnaissez-vous point ? C'est moi, Earl ! Votre frère !

-Oh, j'ai sans doute bien eût un frère, mais il est mort; mister Earl, il est mort comme je suis morte !" répondit Dolly d'une voix tendre et chuchotée, un gentil sourire paisiblement dessiné à la commissure de ses lèvres blanches.

"-Que dites-vous...?" Earl se précipita devant sa sœur et lui empoigna les mains avec tant de désarroi dans les yeux que s'en fût terrible à regarder.

"Ah ! Mister !" s'exclama Dolly en voulant dégager ses propres mains de celle de son frère, qui ne la laissa pas faire.

"Non, Dolly, votre frère n'est pas mort ! Il est là, devant vous, ses mains sur les vôtres ! C'est moi, ma tendre sœur, c'est moi ! Et vous n'êtes point morte ! Nous sommes aussi vivants l'un que l'autre ! Allons, que vous arrive-t-il ?

-Mon frère ? Impossible ! Non, non, cet homme est mort; il m'a tuée et je suis morte de son trépas... Earl n'est pas là, Earl ne viendra pas; soldat, Earl ne viendra pas...

-Si, Dolly ! Allons regardez-moi ! Regardez votre frère ! Earl est là! Je suis là !

-Oh ! Mon frère ! Oh !Mon cher frère !

-Miracle ! Me reconnaissez-vous donc ?

-Nous sommes donc ensembles au Paradis ! Oh, mon frère aimé ! Earl, Earl! Moi qui ai crû être en Enfer tout ce temps, n'étais-ce qu'une étape pour accéder à l'ultime félicité ? Ah... Mais je regarde autour de moi, et tout est... Tout est infernal... Non, vous n'êtes sans doute qu'une illusion, cessez ! Cessez de me tourmenter, de me hanter, de me torturer ! Nuit et jour durant, j'ai attendu, espéré, prié, pleuré en vain en espérant vous voir, ce jour ne peut être différent des autres ! Ah, partez ! Partez ! Vous me faîtes tant de peine !

-Dolly...

-Non, il n'y a pas de Dolly... Qui est Dolly ? Ce nom ne m'est pas inconnu, mais je me nomme Dona. Parfois, la patiente C54F, c'est selon. Dolly est morte, soldat, Dolly est morte...

-Non... Non, jamais...! Hé bien... Hé bien ! Si vous êtes morte, je vais vous ressusciter !

-Me...? Oh, soldat, je ne veux pas. Vivre m'a apporté bien des malheurs, si vous saviez...

-Vous avez trop longtemps vécu en Enfer pour avoir idée de comment est la vie ailleurs, pauvre de vous...

-Il se peut...

-Allons, laissez-moi vous sortir des Enfers.

-Oh, vous êtes bien brave, soldat ! Earl aussi était un homme bien brave, mon cher frère... Serait-il possible que vous soyez Earl ? Ah, mais suis-je bête... Earl est mort, vrai, et moi aussi..." acheva Dolly tandis que son frère l'aidait à se sortir de son vieux lit. Et Dieu qu'elle était froide... Alors qu'il la soutenait d'un bras, Earl pût remarquer à quel point sa sœur avait maigri, sa peau pâlit, et l'ensemble de son corps tant blanchi davantage que bleuit... Elle paraissait alors en plus faible état qu'elle ne l'avait jamais été, et qui sait, si il ne la tenait pas, peut-être n'aurait-elle pas eût la force de rester debout... A de plus précises examinations plus d'horreurs se révélèrent à ses yeux horrifiés : combien de marques faîtes par nulle autre que les sangles de la table de consultation du docteur ou les camisoles trop serrées se révélèrent-elles au fur et à mesure que l'effarement d'Earl grandissait à leur constatation ? Trop, infiniment trop, de châtiments endurés par sa pauvre Dolly. Et comment finit-elle ! Oh, par quelles méthodes sordides, par quelles tortures médicinales, par quelles barbaries immorales sa tendre sœur, pourtant parfaitement saine d'esprit, avait-elle été réduite à un état si désolant et lamentable ?! Qui était l'auteur de ce sacrilège ?! Qui étaient les acteurs de cette blasphémie ?! Au meurtrier ! A l'assassin !!

"Mister, que faîtes-vous ?" grinça Julie en barrant la route à Earl lorsque celui-ci emmena sa sœur à l'extérieur de sa cellule.

"-Miss, sauf votre respect, je me vois dans l'obligation de vous demander de vous écarter; le temps nous manque.

-Oh, mister, si vous avez le temps de kidnapper une de nos patientes, vous avez bien le temps de me dire deux mots! Maintenant je vous prie, laissez cette jeune fille en paix !

-Kidnapper ?! En voila un grand mot ! De la part du sujet d'un bourreau ! Kidnapper ? Ah ! Miss, permettez à ce que je coupe court aux soins apportés à ma sœur, car ils n'ont de soin que le nom! Et maintenant, laissez-nous passer !" Earl fit deux pas vers l'avant, mais Julie fit barrage de son corps à sa progression.

"-Les soins prodigués aux patientes sont les plus adaptés qui soient ! Et puis, pensez-vous vraiment cette jeune fille saine d'esprit ? Mister, allons ! C'est la nouvelle Ophelia, comme disait l'autre ! Ça aussi, cela veut dire ce que cela veut dire !

-Ah, mais je vous jure que si vous ne vous ôtez pas de mon chemin très vite..." Il n'eût guère le temps d'en dire davantage, car aussitôt accourut le docteur Philbert Edmond à toute vitesse, sa grande silhouette dessinant une large ombre difforme sur les murs du couloir, sa petite tête de lutin toute jaune semblant mal vissée sur ce haut tas de chair fripée par les années et la vilenie.

"Que ce passe-t-il ?" s'écria-t-il en reprenant son souffle par quelques inspirations gutturales et sèches. "Julie, qui est cet homme ? Et que fait-il avec Don...avec la patiente C54F ?" L'infirmière voulu bien répondre, mais l'entrain du docteur fût tel qu'il la coupa aussitôt qu'elle s'apprêta à dire quelque chose. "Mister, qui que vous soyez, quels que soient les droits que votre sang vous octroie, ou que sais-je encore, je vais vous demander de partir. La patiente que vous tentez de nous ravir est gravement atteinte et nécessite des soins appropriés et un suivit constant. Pour son bien, il est impératif que cette jeune fille poursuive son traitement, et cela ne peut se faire nul part ailleurs qu'en cet Asile, sous ma tutelle à moi, son médecin traitant. Allons, soyez raisonnable." Il fit un pas vers Earl, et aussitôt Dolly, qui avait encore la force de marcher, se précipita derrière son frère, la mine frappée de tant d'émotions mêlant effroi, appréhension, crainte et horreur, qu'il ne fût pas difficile de comprendre quels rapports entretenait-elle vis-à-vis de son médecin. Mais n'y avait-il que de la peur ? Peut-être aussi de la révulsion, mais il y avait quelque chose d'autre... Quelque chose d'indicible, car, quelle difficulté que de lire avec précision sur un visage saccagé par tant de choses que la raison ne veut imaginer... Probablement, un geste et une vision qui n'échappèrent pas au frère téméraire, qui fit alors entièrement barrière de son corps pour protéger sa sœur. Il s'exprima alors, avec un calme forcé ponctué d'une grande colère contenue au mieux dans sa voix :

"Docteur, je ne cherche pas à m'en prendre personnellement à vous. Mais le fait est que ma sœur était une lady en parfaite santé mentale, pleine d'esprit et de vigueur lorsque je fus contraint de la laisser en ce lieu il y a six mois. Le fait est que, la voilà changée. Je ne sais par qui, je ne sais par quoi, et je n'ose imaginer ce qu'on se sentit dans le droit de faire à ma pauvre Dolly sous prétexte de traitements à une supposée folie, dont elle n'a sans conteste jamais été atteinte. Mais maintenant, je doute! Je doute, car elle est changée, défigurée dans son âme, brisée, morcelée ! Et qui d'autre pourrait être l'acteur d'une si odieuse destruction si ce n'est cet affreux lieux et les pratiques que l'on y exerce ? Vous dites guérir la folie, docteurs, infirmières que vous êtes, mais vous ne faîtes que la provoquer ! Oui, Dolly était saine d'esprit en arrivant ici, mais désormais je crains bien qu'elle ne soit folle ! Par qui ? Par votre faute, oui, votre faute ! Et je vous le demande, estimé médecin, vous qui semblez avoir tant à cœur la guérison de ma sœur : faîtes une expérience, prenez une femme et un homme, tous deux de bonnes conditions physiques et psychologiques, et obligez-les à rester ici six mois durant, en expérimentant tous les genres de traitement auxquels l'on pourrait les soumettre. Hé bien, je ne leur donne pas plus d'un mois pour être démunis de tout esprit, et de faire de ces gens sains pas moins que des loques humaines en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire; tout cela sous prétexte de guérison ! Malheur à vous, infâme docteur, malheur à vous ! Apôtre de la sottise, vous et cet établissement êtes une disgrâce au monde médical, pétri de nobles intentions avant que vos méthodes soi-disant modernes ne ternissent l'image de la psychiatrie ! Médecin vous n'êtes pas, vous n'apportez que le trépas ! Des corps et surtout des âmes; un bourreau ! Vous êtes un bourreau ! Combien de malheureuses victimes fîtes-vous avant de vous attaquer à ma Dolly ? A savoir qu'elle fût seule en ces murs si longtemps, mon cœur est poignardé, car je n'ose imaginer toutes les atrocités qu'elle dû subir sous couvert d'une prétendue guérison à des troubles qu'elle ne contracta jamais ! Je vous blâme, je vous méprise, je vous maudit, je vous hais; je vous hais de tout mon sang pour avoir tué ma sœur et n'avoir laissé qu'une fragile coquille effritée de ce qu'elle fût avant de tomber entre vos mains ! Chien ! Que la peste vous emporte !" Et il partit, Dolly à ses côtés.


Edmond et Julie demeurèrent tous deux muets quelques instants, leur tête encore bourdonnante et leur esprit concentré uniquement sur les bruits de pas des deux partis.

"Docteur... Ne vaudrait-il pas mieux les rattraper ?" demanda finalement Julie, surprise que l'ordre ne lui ai pas encore été donné de ramener la patiente emmenée.

"-Non... Laissez..." marmonna Edmond d'une voix atone, l'air figé, comme s'il fût soudainement assailli de sensations auxquelles il ne savait comment réagir.

"-Mais docteur... C'est votre patiente..." argumenta l'infirmière sur un ton aussi insistant que grinçant. Mais Edmond ne répondit rien. Son regard comme ses pensées, tous deux cloués à un point fixe, il plissait les yeux au fur et à mesure que l'objet de sa fixation disparaissait au bout du long couloir, et de lui-même. Avec la sensation de deux murs s'écrasant sur lui, il porta une main à sa tête, et du se soutenir de l'autre contre ces mêmes colosses de brique morne. Julie le soutint juste avant qu'il ne tombe.

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