Chapitre XV et dernier : Le Champ [Quatrième partie]

Dolly ouvrit la porte, sauta, roula dans les champs fleuris, tandis que son frère effaré fit signe au cocher de s'arrêter en toute hâte. Aussitôt se releva-t-elle blessée, euphorique, de quoi, de quoi ? Elle courût ! Coure ! Coure ! Tourna en riant entre les épis dorés et les fleurs colorés ! Tourne ! Tourne ! Que se passait-il, ou, que se disait-elle ? Pourquoi sauter, et, pourquoi, tout cela, ces choses, ces pensées, ces états, ces actions, tout, tout ! Et tout ! Pourquoi tout ? Tout ! Elle est heureuse, elle rit, elle pleure, tout cela est immense ! Haha ! Dans sa tête, quoi donc dans sa tête ? Dans son corps, des humeurs, des folies ? Et l'on crierait : la folle ! La folle ! Mais Earl crie : Dolly ! Dolly ! Et qu'y a-t-il au loin ? Au loin...

Ah, au loin, ce sont les ruines d'un château. Usé par les années, il est bien loin mais sa façade se fait néanmoins fort visible, là bas sur la colline défrichée : toute noire, toute sombre et toute morne.

"Dolly !" crièrent le frère et la sœur à l'unisson. La pâle demoiselle venait de s'arrêter et monologuait d'innommables et incompréhensibles paroles, bras écartés, les yeux tournés vers Là-Bas, le visage pétri d'autant de joie sincère que de douleur terrible !

Une insanité démente et horriblement sublime hantait ses yeux sanglants. Ses larmes claires tombaient en petits ruisseaux sur ses joues de porcelaine, jusqu'à se croiser à son fin menton au dessus duquel se dessinait un sourire éclatant et vigoureux. Ses boucles ébouriffées s'emmêlaient en milles mèches folles sur sa tête, dans lesquelles subsistaient encore des vestiges de sa couronne de fleur. Mais, en ce beau champ, que de belles charmantes de toutes les couleurs il y avait ! Oui, Dolly l'aperçut alors... Ces grands lys blancs, pures, célestes et royaux...! Aussitôt en cueillit-elle un et l'accommoda à sa composition capillaire, riant et pleurant sans trop savoir pourquoi, toute secouée d'émotions auxquelles elle était sujette sans même vraiment les comprendre, ou même simplement réaliser qu'elle en était la victime. Earl accourût, terrifié par le discours que sa sœur venait de tenir, et la prit dans ses bras comme un enfant sa peluche. Morte ! Morte ? Peut-être sa pauvre sœur avait-elle raison. En elle, en son cœur, son âme, sans doute que quelque chose était mort... A lui aussi, de faibles larmes vinrent lui piquer l'extrémité des yeux, chose qu'il nia en les essuyant rapidement d'un revers de manche, cependant bien décidé à ne pas lâcher Dolly.

"Savez..." repris Dolly tandis que son frère l'étreignait. "Lorsque j'étais Ici, en Enfers, j'ai fait un grand voyage, une rencontre inoubliable!

-Vraiment ?" articula Earl sur un ton faussement heureux, maintenant persuadé et désespéré de l'apparente folie de sa pauvre sœur.

"-Oh, oui ! C'était dans un grand manoir, comme celui au loin, là-bas. Il y faisait bien sombre, il était bien étrange... Dedans, il y vivait une femme, une très belle femme... Et si vous saviez ! Elle ressemblait comme deux gouttes d'eau à Rosy ! Excepté qu'elle était très pâle, oh oui, vraiment pâle, et maigre, maigre comme un clou ! Et elle avait deux crocs protubérants, deux crocs tranchants comme des lames... Ha, ce que j'eus peur de ces crocs en premier lieu! Imaginez donc, c'était une vampiresse ! Une vampiresse semblable en tous points ou presque à ma belle Rosy ! Ah, comme c'est étrange, comme c'est curieux...!

-Mais Dolly... Rose est...

-Chut, tout cela est la vérité." dit-elle en enlaçant fort son frère et enfouissant sa jolie tête dans son cou chaud. Earl poussa un long soupir, muet et triste. Il pouvait sentir le nez et le menton tout frais de sa sœur lui chatouiller le cou, et n'avait de cesse de l'étreindre toujours plus fort, comme s'il eût peur que, dans son délire, l'idée ne lui vienne de s'enfuir à nouveau. Ainsi ses mains se retrouvèrent à nouveau dans les douces boucles nacrées de Dolly, lui descendant jusqu'aux hanches, détachées de la sorte. Et alors ! Cette sensation lui revint ! La même, délicieuse sensation d'un cœur fort et beau battant vigoureusement contre le siens ! Le cœur de sa sœur adorée, tambourinant, tout tintamarrant contre son propre organe ! Y avait-il de plus beau ressenti que celui de cette grosse chair ardente cognant contre la sienne ? Voilà que les souvenirs du passé lui revenait subitement, à la vitesse et au rythme de son propre cœur enhardi de beaucoup d'émotion, s'élançant prodigieusement fort à travers sa poitrine contre celle de sa sœur. Voilà qu'il se revoyait tout à coup à Riverhive, en ce mois de novembre 1897, dans la chambre de Dolly. Il y étudiait un de ses manuels d'allemand, tout en écoutant sa Muse d'albâtre interpréter avec brio la Passacaglia en G mineur de Handel. Après quoi, il s'était attardé sur quelques vers méconnus, mais quid de la grammaire lorsqu'il dansa avec sa sœur ? Il fût, cette après-midi là, parfaitement comblé, aux anges. Et rien n'aurait pu lui ravir les plaisirs d'une journée aussi exquise, exception faîte de l'apprentissage d'une terrible nouvelle à laquelle avait suivit la plus affreuse soirée que lui et Dolly n'aient jamais vécus... Il y avait cela de bon et de déprimant avec le passé qu'il ne pouvait se changer ni s'effacer. Chaque pierre construite sur l'édifice d'une journée pouvait se ternir et s'effriter avec le temps, comme toute chose et tout être, mais jamais disparaître, jamais se renouveler... Cette splendide après-midi demeurerait éternellement ce qu'elle fût, autant qu'il en serait de même pour la catastrophique nuit qui suivit; pour toujours et à jamais.

Mais tout avait changé, tout ne pourrai plus jamais être comme avant. Aussi immobile soit le passé, le futur est un oiseau indécis, changeant de direction, de cap ou d'attitude pour un rien, par rien comme par et pour tout. Earl, introspectif, se disait n'avoir guère changé en ces six derniers mois. Certes, il avait bien été, durant cette sombre période, le triste sujet des chagrins et colères les plus destructeurs, mais il aimait à se dire que ces dures épreuves avaient en lui modifié quelque chose, endurci son esprit pour que dès lors, jamais plus il ne laisse telle tragédie advenir.

"La vérité, soldat... Je me demande où est ma vampiresse... Où est Rosy..." souffla tendrement Dolly d'une voix douce, en balançant légèrement son corps de droite à gauche et entraînant Earl dans ses mouvements. "Après tout, ne voguons-nous pas sur le dangereux Styx qui nous conduit de l'Enfer au monde mortel ? Ne naviguons-nous pas en des eaux où vie et mort ne tiennent toute deux qu'à de simples volontés, chtoniennes ou célestes, capricieuses ? Peut-être même à nos simples volontés mortelles, gouvernées par nos âmes, mais surtout nos cœurs ? Nos cœurs... Oui, car nous aimons ! Comme j'ai aimé Rosy, comme j'ai aimé Gwendolyn, oh, si vous saviez ! Dussé-je avoir été sous l'emprise pernicieuse d'un quelconque démon qui me fit dès mes plus jeunes années porter tout intérêt romantique aux femmes seulement, je les aient aimées toutes deux, et si sincèrement, si puissamment ! Mais le fait est que, nous aimons de bien des manières, or certaines ne conviennent pas. Certaines sont tragiques, certaines vous rendraient fou un sain d'esprit..." Earl baissa les yeux. Les doux et merveilleux, ineffaçables et sacrés souvenirs qu'il avait de sa sœur chérie ne sauraient être effacés par le passage du temps, mais qu'en était-il maintenant ? Dolly... Ce n'est pas un joli mot à dire pour désigner une jeune fille autrefois si rayonnante, mais... Dolly, c'est une tragique peine de le reconnaître, mais il faut le dire... Dolly, pense-t-il, pense, pense, pense... Dolly est folle. Qu'on n'use point d'autre adjectif complexe, celui-ci convient très bien.

"Ma pauvre sœur adorée est folle, folle... Ma pauvre petite Dolly est folle..." murmura Earl, d'une intonation si basse et dépité qu'il fût seul à s'entendre, le visage écrasé dans les lourds cheveux odorants de sa diaphane Ophelia.

"Allons, que vous arrive-t-il ? Êtes-vous mélancolique ?" demanda Dolly d'un ton charmant en se décollant un peu de son frère pour prendre son visage d'une main. Elle le transperça alors du plus beau sourire qu'il n'ait jamais vu, et comment pût-il retenir ses larmes ! Non, il ne le pût, et se mit à pleurer doucement. Au loin, le soleil était masqué par quelques lourds nuages gris, dont seuls quelques maigres et timides rayons parvenaient à faire leur chemin jusqu'au champ. Nature morte c'était.

"Ah, mélancolique... Oui, sans doute... Et vous ?" parvint-il à murmurer entre deux sanglots, son regard plongé dans les pupilles rougeoyantes de sa jolie sœur, toute de blanc vêtue et de fleurs parée. Une pâle nymphe, intouchable et inviolable... Étais-ce bien Dolly qui lui faisait face ? Se pouvait-il qu'un être humain soit imprégné de telles aura qu'il en paraisse angélique ? Un ange ! Earl vit un ange ce jour là. Oh, pour peu que la raison ne lui fasse défaut comme à sa pauvre sœur, oui, il pût jurer avoir vu un ange ce jour là, à cet instant, en ce champ fleuri : un bel ange aux reflets mortifères et complexions mortifiées, un bel ange aux cheveux de nacre et yeux de sang, un ange mortel, mort, si pâle, si pur, Dolly ! Earl vit un ange ce jour là, et son nom était Dolly Heaventon.

"-Moi ?" répondit l'Ange distraitement, le regard tourné vers les cieux. "Nay, nulle mélancolie ne saurait m'habiter : je ne suis pas malade, je ne suis pas folle !" Comme Earl aimerait encore y croire... "Ah !" Soudain, la figure angélique disparût, et comment, et pourquoi ? Un sombre souvenir semblait avoir frappé sa mémoire à l'instant même, si profond, si intense et douloureux que sa poitrine se souleva, son dos se cambra comme sous le pli d'un engin de torture, et son visage se figea d'une expression atroce, horrifiée ! "Ah ! Ah ! Aaaaah !" Elle cria, gémit, se tordit de terribles douleurs internes. "Ahahaha !" Un grand rire alors, et se répétèrent cris et gémissement, pleurs, rires, qui, quoi? Que ce passe-t-il ? Tout, rien, c'est à n'y rien comprendre ! Ne sachant que faire, Earl tenta désespérément de parler à Dolly, de la raisonner; c'en était fini. La raison l'avait momentanément bel et bien abandonnée. Jusqu'à quand serait-elle sujette à de si violents délires ?

"Du sang, du sang, mon amour, ma mignonne, donne-moi tout ton sang...!" psalmodia-t-elle entre deux soubresauts terrifiants. Sans crier garde, elle prit à la ceinture de son malheureux frère le poignard dont il ne se séparait jamais lorsqu'il sortait. Ce souvenir ne lui avait pas fait défaut, car aussi loin qu'elle ne soit capable de se le remémorer, Earl n'avait jamais effectué le moindre déplacement sans une arme à portée de bras, sous les bonnes recommandations de leur père. Elle le saisit, alors, serra ses longs doigts squelettiques contre son manche en argent orné d'une petite améthyste en son pommeau, et le plaça contre sa gorge.

"Dolly ! Que faîtes-vous ?!" s'écria Earl en tentant immédiatement de lui reprendre l'arme des mains. Dieu sait qu'il craignait le pire...

"-Du sang, du sang... Ma belle Rosy, elle et moi, nous avons versé beaucoup de sang, pour quoi, pourquoi ? Ma tendre vampiresse, du sang, du sang, je lui donne tout mon sang... Toutes, toutes deux, mes chairs, mon sang, je leur dédie tout, je leur donne tout, car je les aiment ! Je les aiment, à la folie !

-Dolly, je vous en supplie, donnez-moi ce poignard ! Allons ma sœur, je vous implore ! Pitié, pitié, ne faîtes rien d'irréfléchi...!" s'exclama Earl, la voix fendue de terreur, en tentant sans succès d'à nouveau lui dérober la lame fatale. Mi-pleurante et mi-souriante, Dolly pencha son cou en arrière, sa gorge blanche et tendue orientée vers le ciel, et elle s'écria, s'exclama grandement et passionnément, ivre d'un ultime délire et aveuglée d'une suprême folie, hors de tout, détraquée, malade, sublimée, insensée, démente, immense, angélique :

"Du sang ! Mon Dieu ! En ce cœur, en cette chair, en cette âme... Morte ! Morte ! J'ai supplié et ils m'ont tuée, nonny ! C'est ainsi ! Je suis morte ! Oh, bien...! Les fleurs m'ont enivrée, les corps m'ont DÉCHIRÉE ! Ciel ! Morte, morte...! Hey nonny ! Et ici, les fleurs éclosent, sur les terres insouillées par la folie des hommes ! Où êtes-vous, cher frère ? Oh, vous aussi, vous m'avez tuée, mon pauvre frère ! Morte ! Que je vous aime ! Morte ! Et ma pauvre Rosy ma vampiresse, que je les aiment, que je les aiment jusqu'à l'indécence ! Du sang, du sang...! L'amour, c'est plus de larmes et de sang versé que de baisers donnés ! Oh, mon frère ! Nonny no nonny ! Tout est fané, tout est brisé ! Ah, mais ! Qui m'a fanée...? Qui m'a tuée...? Qui m'a brisée...? Malheur à moi, joie ! Nonny ! Extase torturé ! Morte, morte, je suis MORTE !! Folie, joie ! Hey nonny ! Je suis agonisée, je suis tuée, folie, folie, joie ! Je suis bien morte, sublime atrocité ! Morte ? Nonny... Ah, ah ! Je suis morte..." Le poignard vint à son cou, aussi trouva-t-il chemin à travers les chairs de la gorge, et détruisit tout sur son passage. Au blanc de la peau, vint s'ajouter le rouge du sang, et cette rencontre fût fatale.

Les yeux de Dolly s'écarquillèrent, comme prêts à sortir de leur orbite, et tout son visage ne fût alors plus que le reflet d'une douleur immense. Sa main spasmodique lâcha le poignard, maintenant planté de gauche à droite de son cou et maintenu ainsi, tandis que de larges filets de sang s'échappèrent allègrement de sa plaie en de brillants jets vermeils qui éclaboussèrent tant sa robe que son visage, et même celui de son frère, interdit et pétrifié. Étrangement, les convulsions qui la saisirent furent très légères bien que nombreuses, presque calmes. Dolly s'écroula à terre, au milieu de ce champ dans lequel avaient fleuri des belladones, des gentianes, des volubilis, des pétunias et des zinias. Point de lys. Tout son corps se soulevait au rythme détraqué et saccadé des terribles petits cris tous faibles, tous doux, et pourtant rauques qui s'échappaient de sa gorge charcutée. Le sang lui sortit alors même de la bouche, et vint inonder son menton. A chaque soubresaut torturé, elle en cracha un peu plus, le corps tout en feu, l'âme de plus en plus froide et veule. Earl, larmoyant, incapable, se jeta à ses côtés, faible, faible comme il ne l'avait jamais été ! Il voulut tout d'abord retirer le poignard du cou de Dolly, mais se ravisa vite en pensant que cela ne ferait qu'accélérer sa perte de sang. Et ainsi contempla-t-il, infortuné spectateur, le macabre spectacle qu'est celui d'une vie qui se meurt sous ses yeux meurtris. La funèbre symphonie des râles désespérés de l'âme qui tambourine contre les lèvres et les cordes vocales. Ce fût comme si, dans son désir de fuir ce grand champ de souffrance qu'était devenu le corps, celle-ci cherchait à accomplir cette ultime volonté qu'est celle des dernières paroles. Mais la gorge de Dolly était tailladée de telle sorte qu'elle ne parvint à dire quoi que ce soit. Ses coassements souffreteux, qui sonnaient comme une démoniaque oraison funèbre, redoublèrent alors qu'Earl ne pût rien faire d'autre que de contempler, désemparé, impuissant, la mort, le suicide de sa sœur sous ses yeux incapables. Et quand un son autre qu'un rauquement guttural et douloureux sembla enfin parvenir à sortir de l'organe détruit de la blanche Ophelia, tout son corps nacré se souleva d'un coup, comme tiré de ce lieu et cette existence. Quand cette grande chair vidée retomba entre les fleurs, elle n'était plus.

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