Chapitre XIV : L'Asile (5) [Première partie]
Quel jour, quel mois, quelle année était-on? Qui était-on, où, comment, pourquoi? Tant de question dont ne s'embarrassait plus depuis longtemps Dolly Heaventon. Ses pensées avaient prises avec le temps des complexions à la fois si obtues et si vastes, ses réflexions des apparences si détachées et d'autre fois si inquiétées, qu'il était devenu à ce jour complètement impossible de définir un état 'stable' chez elle, dans son esprit tout du moins. Car la 'stabilité', à son corps, ne se révéla être à force rien de plus qu'une amusante chimère, elle que l'on eût de si nombreuses fois comparé à un cadavre. A raison, car jusqu'à quel point sa peau avait-elle blanchi! Devenue plus pâle encore, si ce n'est livide, que le corps d'une poupée de porcelaine! Sa peau était d'ailleurs si blême, si fine à force de maigrir, et maigrir, et maigrir encore, que l'on en vint à pouvoir aisément distinguer chacune de ses veines à travers, celles-ci semblant également affaiblies, affaissées sur elle-même, comme si elles n'étaient plus capables de quoi que ce soit. Tout cela était sans parler de ses os, maintenant visibles jusqu'à travers la fine membrane de chair les recouvrant. Et pourtant, oui, pourtant, jamais Dolly n'eût été plus radieuse. Et il y avait dans ce curieux rayonnement de son coeur et de sa personne comme une présence, une aura, aussi attrayante que dérangeante, si bien que plus personne, pas même les docteurs ou les infirmières, ne savaient plus depuis un temps déjà, comment se positionner face au cas de la patiente C54F.
Dolly sortit du bain, la mine glacée par l'eau froide, et se laissa sécher sans rien dire avant d'aller s'asseoir par elle-même sur le banc où toutes celles ayant déjà passé ce supplice attendaient en grelottant. Perdue entre les sensations de l'instant qui la maintenaient fermement ancrée dans la réalité, l'humidité tant étouffante que givrante de ces lieux, le carrelage froid et sale sur lequel reposait ses pieds nus, ou encore la moiteur âcre des pauvres âmes essorées de toute leur dignité; et celles qui prenaient la forme de vaste divagations, de délires lucides et mélancoliques comme disaient les médecins, Dolly reposait son dos contre le mur gouttelé et attendait, l'oeil hagard. Ni Julie, ni Kelly ne prenaient maintenant le risque de lui adresser la parole, de la provoquer plus que nécessaire. Celles-ci avaient, au même titre la plupart du personnel de l'établissement, été mises au fait d'une chose concernant la patiente C54F; une chose sur laquelle tous se contenaient de s'exprimer à haute voix, mais sur laquelle tout le monde avait cependant un avis bien positionné. L'on savait toutes sortes de choses, ou plutôt spéculait-on. Le docteur Philbert Edmond était souvent mentionné dans l'histoire, et les plus ingénus commençaient même à croire que ce bon docteur y fût pour quelque chose dans l'état aggravant de sa patiente. Aggravant? Sans doute que tout n'était qu'une question de point de vue, car le bon docteur en question se trouva presque satisfait de l'état de Dona, en dépit de la chose. Comme il en fût, en soit, de même des années plus tôt avec la patiente C28H Sally Hills.
Dolly et les autres patientes furent dirigées vers le hall vide. Comme il en avait toujours été de même, elles s'assirent et attendirent silencieusement, les yeux fermés, plissés, ou portés pour la plupart vers un point précis, généralement le sol. Dolly s'asseyait sur les bancs durs avec une grâce mal convenue pour un tel endroit, comme elle en faisait à une époque lointaine ou il lui sembla qu'elle avait vécu ailleurs qu'au Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics. Charmante et polie, il lui arrivait de sourire merveilleusement à rien et pour tout, comme elle demeurait parfois complètement paralysée d'effroi ou de quoi que cela puisse être pour exactement les mêmes raisons. Personne ne comprenait, et elle était bien la première de ces personnes, pour peu qu'elle se soit un jour interrogée à ce sujet. Son corps aux complexions mortifères rayonnait au soleil qui arrivait parfois dans le hall, si bien qu'elle y restait exposée et qu'ainsi sa peau brûlait; comme si elle en eût oublié jusqu'à sa maladie natale. Il y eût bien des moments qu'elle ne compta plus, ou Kelly et Julie l'avaient attachée à une chaise ou camisolée là où le soleil frappait parfois, précisément parce que Kelly avait été mise au courant dès le premier jour de Dolly à l'Asile des dangers auxquels sa peau ne devait être exposée sous aucun prétexte, par la patiente elle-même. Alors comme c'était d'un drôle! Que de voir, disaient-elles, cette jolie peau immaculée torturée par le feu des astres, rougie et boursouflée en de larges cloques qu'elles prenaient ensuite un malin plaisir à percer avec leurs ongles pour qu'il n'en reste que de grosses cicatrices sanguinolentes! Dolly en comptait au moins cinq dans son dos, d'autres sur ses épaules, trop sur ses jambes. Ses bras avaient été protégées grâce à la camisole qu'on lui mettait parfois, car bien souvent pensaient les infirmières, elle n'était malheureusement guère de trop.
Les mains de Dolly se promenèrent sur ses cheveux ondulés, longuement, entre ses boucles emmêlées rendues rêches et ternes avec le temps; et qui avaient ainsi perdu beaucoup d'éclat à défaut de blancheur. Et ces cheveux, ces longs cheveux d'anges tout pâles, tout fin, neigeux, ce qu'il y avait dedans peut surprendre, mais il y avait, voyez, entre ces boucles blêmes, quantité de...fleurs. Des bleuets nocturnes, des campanules violacées, des chrysanthèmes scintillants, des pâquerettes innocentes... Et même quelques grains de blé! Ah, quelle jolie composition c'était! Et ces belles fleurs, était-elles fraîches? Elles le furent, et c'était il y a une semaine déjà. Un bouquet avait été laissé dans la salle d'attente de l'Asile, où Dolly se rendait parfois, comme certaines patientes lors d'une des très rares heures dans la journée où les prisonnières étaient 'libres' de circulation une petite demi-heure durant. Ledit bouquet était joliment posé dans un petit vase en porcelaine blanche, et ornementé de motifs caractéristique du savoir-faire artisanal que l'on retrouvait dans le Shropshire. L'éclat vivifiant et admiratif qui traversa Dolly à la vue dudit bouquet fût tel lorsqu'elle aperçu pour la première fois depuis trop longtemps quelque chose qui n'appartenait pas à l'univers de l'Asile, qu'elle demanda immédiatement si ces fleurs était destinées à quelqu'un, et si elle pouvait en disposer pour son bon plaisir. L'on accepta.
Les mains de Dolly heurtèrent un chrysanthème séché dont quelques pétales morts s'affaissèrent entre ses boucles comme des soldats tombent au combat. Elle pleura et ria, d'un seul coup et sans raison. Puis elle s'arrêta aussitôt, cachant son visage déformé d'un triste sourire heureux entre ses deux mains, alors que tout son corps se repliait sur lui-même, s'arquait et se courbait, comme si elle chercha à se faire toute petite. Comme elle se souvenait de la tendre fraîcheur de ces adorées lorsqu'elle les saisit de leur vase entre ses mains froides et fébriles! Elle touchait de la vie à nouveau! De splendides Vies aux couleurs des champs! Alors elle remercia, oh oui, elle remercia autant ce peut et s'en alla, plus guillerette qu'une fillette par un après-midi d'été, en faire une charmante couronne bucolique qu'elle posa sur sa tête, ravie aussitôt l'ouvrage achevé. Ainsi demeurait-elle, toute de fleurs coiffée, allant et venant d'un pas léger entre les sombre corridors et les couloirs gelés; macabre Ophelia qu'elle était devenue.
Il n'était pas rare que Dolly ait 'des absences', comme disaient Edmond et d'autres membres du personnel. Il s'agissait d'un de ces moments ou plus aucune once de raison ne semblait habiter la jeune fille, comme si elle se fût donnée entièrement à ses délires, ses pensées extravagantes et fantasques, offerte vivante aux perditions de l'esprit les plus violentes et les plus profondes. La malheureuse! Dolly errait, le corps léger, l'âme lourde, observait les lieux et personnes composant son entourage d'un regard embrasé d'insanité. Et quel beau sourire elle avait! Souvent dans sa cellule, elle s'asseyait au plus près de la petite lucarne en haut du mur par les temps nuageux, et fredonnait quelques airs de ses compositeurs favoris, ou bien récitait 'The Lady of Shallott', ou encore quelques vers qu'elle entonnait en s'imaginant être Juliette, Cordelia, Ophelia ou Desdemona. Parfois même, elle chantait, d'une tendre voix cristalline, quelques balades amoureuses ou autres comptines qu'elle avait mémorisé de son enfance :
"Ring-a-round the rosie,
Pockets full of posies,
Ashes, ashes,
We all fall down!
Ring-a-round the rosie,
Pockets full of posies,
Hush! -The cry?- Hush! -The cry?
We all fall down!"
Et soudain elle redevenait subitement mélancolique, tragique, perdue dans une immense abyme de chagrin, comme si la raison lui fusse revenue d'un coup; comme si sa trouble réalité n'était dès lors plus leurrée par quelques pauvres chimères réconfortantes. Alors se mettait-elle à pleurer. Ou bien, lorsque ce n'était pas le cas, demeurait-elle inerte et paralysée dans son malheur, des heures, des jours durant. Un rien pouvait la faire passer à nouveau dans l'euphorie, tout comme un même rien pouvait dès lors autant la replonger dans les catalepsies les plus obscures. Et la Mort, ou tout du moins sa soeur Agonie, eût-elle un jour de plus beau reflet? Nay. A être morte, Dolly était la plus trompeuse, car l'on jura bien des fois lorsque le sommeil la prenait qu'un cercueil ferait un meilleur lit pour ce pauvre corps. Et que de pureté, que de tendres choses il y avait à mirer en ce joli semi-cadavre... N'étais-ce pas ainsi qu'elle était plus belle, plus ravissante que jamais et que quiconque? Morte? Décomposée? Un corps cadavérique avait ses charmes, mais quoi de plus ravissant qu'un intérieur déchiré! Qu'un coeur détruit, qu'une âme brisée! Nay? Mais! C'est la voie de la guérison! Pouvait-il donc y avoir de résultat plus désiré par le médecin de la Ravissante? Nay!
Les rumeurs allaient et venaient quand à l'origine de son comportement étrange et de ses pensées désarticulées. Après tout, la patiente C54F ne fût-elle pas, en dépit de son physique atypique, une jeune fille comme toutes celles que l'on trouvait ici lors de ses premières semaines à l'Asile? En terme d'accusation, beaucoup avaient leur avis quand à la chose, ignorée dans sa véracité mais supposée de tous... Jamais cependant, de preuves ne furent apportés quand à la vérification de son exactitude ou non.
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