Chapitre XIII : Le Manoir (7) [Seconde partie]

"...Suis-je folle ?" murmura alors Dolly après un long silence, d'une voix lente et atone, aussi glacée d'appréhension que l'était son propre corps fantomatique. Un sourire dépité se joignit à sa parole, et son visage se jeta dans ses deux mains. Gwendolyn en attrapa alors une et la serra dans les siennes.

"-Vous êtes folle d'amour." articula-t-elle sur un ton que l'on devina tout sauf sincère, et surtout maladroit. Sans crier gare, Dolly se jeta soudain à ses lèvres, et l'embrassa avec fouge; une fougue terrible et incontrôlable... Avec tant de force qu'elle s'en blessa... Maintenant, ses lèvres saignent, sa langue aussi, et

(!!!)

"Vos dents... Vous êtes bien une vampiresse, vrai ? Vos dents, ma tendre amie, il faut que je les voies !" S'exclama Dolly, toute secouée des pleurs naissant au bord de ses yeux rougis, et des soudaines bouffées de chaleur qui lui montaient au corps.

"-Oui, mes dents, voyez : ce sont celles que j' obtint après avoir été mordue il y a deux siècles et demi. Ce sont les dents pointues des vampires, celles qui sont la marque de mon identité." clama calmement Gwendolyn en montrant ses deux canines pointues et se penchant davantage sur le corps de Dolly, qui retomba à nouveau dans les lys et sembla presque immergé entre ceux-ci.

"-Une vampiresse...! Vous êtes donc une vampiresse...!" souffla alors Dolly dans une exclamation tant ravie que terrifiée, comme si elle venait de découvrir à l'instant l'identité de Gwendolyn. Sa cage thoracique se soulevait ostensiblement au rythme de sa forte respiration, son souffle chaud et hardi caressait son plexus et sa poitrine, jusqu'à son ventre. Des tremblements la saisirent, de petites gouttes de transpiration perlèrent sur son front, tandis que ses mains s'accrochèrent dans les lys avec une fureur grandiose, comme si elle fût sur le point de les déraciner.

"Vous êtes une vampiresse, et vous êtes bien réelle..." poursuivit-elle sur le même ton. Une de ses mains passa alors sur ses lèvres sanguinolentes. "Voilà qui me rassure." souffla-t-elle, comme une expiration. Elle sourit et ferma les yeux un instant. Gwendolyn ne se coucha que davantage sur son corps, jusqu'à avoir son visage rajeuni enfoui dans le cou de son aimée.

"Et une simple morsure au cou me condamnerait à devenir moi-même vampiresse, n'est-ce pas ?" demanda Dolly, plongeant ses deux mains dans la chevelure d'obsidienne de sa sombre compagne.

"-C'est une théorie que nous ne vérifierons pas pour l'heure. Aimons-nous plutôt..." chuchota Gwendolyn en donnant quelques baisers fragiles sur le cou albe de sa Dolly.

"-Nous aimer..." souffla Dolly. "Sommes-nous en ce lieu, en cette Terre pour nous aimer...

-Silence maintenant. Ne pensez plus à rien. Chassez tous les questionnements, toutes les craintes et les incompréhensions de votre esprit. Ne philosophez plus, ne vous inquiétez plus. Je vous en prie, ne soyez rien d'autre que Dolly." s'écria tout bas la vampiresse en l'embrassant.

"-Ah, ce que vous êtes audacieuse..." minauda l'autre en se laissant faire.

"-Croyez bien qu'il n'y a guère d'audace dans mes actes... Mais tout est si sombre, tout est si triste... Je veux, une fois seulement, être heureuse, radieuse, que votre âme angélique ne déteigne un peu sur moi, un court instant sur moi... Voulez-vous ?

-Je le veux. Je vous aime !

-Oh, que je suis heureuse !"


Ainsi s'aimèrent-elles. Et quand il en fût finit de s'aimer, quand les ardeurs du corps couplées à l'incandescence de l'âme cessèrent et s'affaissèrent, que resta-t-il de ce doux moment, de cette délicate union des cœurs et des chairs ? Dolly était restée allongée au milieu des lys, elle-même semblable à l'un d'eux, plus grand, beau, et majestueux encore. Dans leur élégance, leur douceur et leur pureté, elle semblait avoir adopté jusqu'à leurs complexions les plus profondes. Son long corps nacré et laiteux apparût sous ce décor plus tendre et céleste qu'il ne le fût jamais : drapée d'un mince tissu de toile qui ne dissimulait guère autre que son bas-ventre, ses deux seins encore gorgés de félicité et d'amour pur se soulevant tranquillement au rythme de sa respiration calme et endormie. En fallait-il plus pour prouver l'existence des anges sur Terre ? Et au dessus de cette sainte âme, de ce corps sacré, ingénue malheureuse, ne pouvait-elle imaginer que planait l'ombre d'un funeste cyprès... Sombre et tragique ! Tortueux torturé ! Oh, qu'il était cruel à faire de l'ombre ainsi aux lys... Le macabre cyprès... A ses racines, caressant d'une main squelettique la chevelure aérienne de la pâle nymphe endormie, Gwendolyn Thrall demeurait, grave et interdite; en proie aux mélancolies les plus virulentes et les plus douloureuses... Elle n'osait regarder Dolly. Pourtant fusse là un désir auquel elle ne pût se soumettre, car ses innocentes et tragiques passions la ramenaient sans cesse au visage de son aimée, chose eût pour effet de ne l'attrister que davantage. De fines larmes muettes coulèrent sur ses joues arrondies par une jeunesse nouvellement acquise au prix du sang de sa belle; fatale, Fatale Jeunesse qui troublait mais n'effaçait point les deux siècles et cinquante années passées à dépérir seule en ce triste lieu... Elle sembla alors victime d'un atroce conflit intérieur, qui la tourmenta, la malmena et la tortura jusqu'au plus profond de son âme, si bien qu'à cette douleur se révélèrent de multiples faciès et gestes qui n'en suggérèrent pas moins. Deux voix semblaient comme se disputer à même son esprit, chacune si violente et médisante envers l'autre, que la vampiresse en poussa des râles, gémit, pleura, se griffa le visage jusqu'au sang ! Rien n'y fit. Ses yeux se posèrent alors entièrement sur Dolly, et tout son corps tressaillit, ses mains frissonnèrent comme ses pleurs silencieux redoublèrent. Et quel reflet eurent ses larmes si ce n'est celui d'une rosée sanglante ? Les doigts crochus et spasmodiques, elle effleura le visage de Dolly, caressa faiblement une joue, puis le cou, une épaule, un sein, et posa alors sa tête contre sa blanche poitrine pour y entendre battre avec beaucoup de vigueur un petit cœur tout gentil et tout chaud, pétillant de santé.

Combien de temps restèrent-elles ainsi ? L'une paisiblement endormie et l'autre terrorisée, incapable de penser à quoi que ce soit d'autre qu'à ses peines et ses tourments ? Les larmes voulurent revenir, mais elle les chassa, les méprisa avec autant de force qu'elle s'abandonna à des chagrins plus profonds encore, si intenses que ses pleurs ne furent que peu de chose en comparaison. A nouveau, à nouveau... Ne pouvait-elle donc plus dégager ses yeux mats de Dolly, dont la silhouette semblait se dessiner entre le les lys comme si elle fût née d'eux ?

"Pourquoi... Pourquoi maintenant... Si tard... A un tel point..." Les mots s'échappèrent de ses lèvres comme de celles d'une mourante. Les tremblements la regagnèrent, et qu'en fût-il de son visage ? Funeste. Funeste ! Comme frappée d'un effroyable sursaut, Gwendolyn, soudainement, se leva presque d'un bond, les mains agrippées dans ses cheveux à les arracher, le teint blafard, livide, perlé de de sueur, salé de larme, et griffé de sang. Un grand cri s'échappa des profondeurs de sa gorge, véritable expulsion de toutes les douleurs prisonnières de son âme, qui revinrent en elle immédiatement l'expiration faîte, pour que le processus recommence, encore et encore ! Et rien ne pourrait être en mesure d'arrêter sa passion cataclysmique et grandiose ! Et comme à la colère se succède la tristesse, aussitôt les râles exhalés et les cris suffoqués apaisés d'un seul coup, vinrent le spleen et la mélancolie. Les tremblements s'affaissèrent...tout du moins le semblèrent-ils... Et aux déchirements faciaux provoqués par les râles et les hurlements étouffés et impuissants, ne suivit qu'un écho atone, plus fin, droit et tranchant qu'une lame... Une main à ses cheveux noir corbeau, une autre tendue sur le ventre froid de sa Dolly, le regard perdu vers de sombres constats désemparant, et terribles; oh, plus que jamais...!

"Vivre... Ma Dolly... Vivre... Mourir... Ma pauvre Dolly... Vivre, mourir, dormir..." Elle se tût, figée dans ses actions comme sa pensée. Puis : "Vivre, mourir...


Vivre, mourir, pourquoi se soumettre à tel choix ?

Se réveiller, dormir; en quel but, en quelle voie ?

Mener vers le tombeau les tristes dissonances

D'une pauvre et candide âme frappée par la démence ?

Les mortelles agonies dont une vie ne saurait

Mieux sublimer les milles tourments tels une grande plaie...?

Y eût-il sur la cruelle Terre de présence

Plus pure et exquise sujette à tant de souffrances ?

Fût-ce ces lieux, ce jardin, ce manoir rêvés,

Des pires chimères délurées, de la folie nés.

O rêve ! Doux et factice songe ! O miroir

Des délices dans lesquels la raison se sent choir...

Vils douceurs des plus suaves déraisons

Dont succombent les âmes sous le joug des Passions...

Cruelle et omnipotente folie ! Toi seule

Par ta perverse emprise sera son linceul...

Et moi, créature de la nuit, moi vampiresse,

Moi, j'erre. Entre amour irraisonné et tristesse,

Entre toutes ces vies, entre toutes ces morts

Dont seule je connais, mais ne puis changer le sort...

Damnée ! Dans ma chair torturée, mon âme brisée

Des amours auxquelles le cœur ne peut résister...

Et cet amour qui gît, paisible, entre les lys...

Blême nymphe, tendre sylphide sans malice...

Folle! Plus heureuse fût-elle dans la folie

Que ne le sera-t-elle jamais dans la vraie vie.

Folle! Et plus lucide que quiconque ne le fût,

Souveraine de délires dont nul ne pût

Jamais se donner l'embarras de s'inquiéter;

Fussent-ils tous autant qu'ils soient sots et aveuglés !

Ah, silence maintenant. Mon petit lys tout blanc...

Combien de peines m'étreignent en cet instant

De vous voir si pâle, si pure, sous ce grand cyprès

Auquel votre âme, votre cœur sera à jamais

Prisonnier des racines de la folie

Dont vous êtes depuis trop la triste Eugénie...

Et elle dort paisiblement, plus douce qu'un ange...

Portée par quels navires vers quels rêves étranges ?

Cruelle, oh, cruelle est la tâche qui m'incombe

De la soumettre aux étreintes de la tombe...!

Car moi, qui erre, moi qui suis songe, moi qui suis vie,

Moi qui suis mort ! Née de l'innocente folie

De la seule à laquelle mon cœur se soit donné !

Après quinze ans, vingt ans, deux-cent-cinquante années !

O rêve ! Vivre pour donner la mort, y a-t-il pire ?

Noyée dans la trouble rivière du délire...

Ma tendre Muse, mon Ophelia, ma Dolly...

Dormez, amour, dormez paisiblement. Folie...

Endormie, un sourire au coin de vos lèvres

Vos blanches paupières fermées vers de beaux rêves...

Vous me dites "Je t'aime", vous répondis-je ainsi :

"Mon amour, telle est la clé vers le Paradis."


Ses crocs tranchants se plantèrent dans le cou de Dolly, et le mordirent jusqu'au sang, jusqu'à la chair, jusqu'à l'os. Jusqu'à l'âme. Elle suça et aspira, tout, et ce jusqu'à la dernière goutte. Les yeux de Dolly s'écarquillèrent d'un coup sous le choc de la douleur. Mais bien vite, ils se refermèrent.

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