Chapitre XIII : Le Manoir (7) [Première partie]
La main de Dolly serrait délicatement celle de Gwendolyn, qui la conduisait -elle reconnaissait le chemin- jusqu'au jardin intérieur. En seulement quelques pas foulés avec la légèreté qu'ont les pieds soumis aux avancées volages de l'amour, les deux aimées eurent tôt fait de bientôt se retrouver devant le grand cyprès, et le noir tombeau à l'orée de la petite procession de lys, enroulés autour de ses racines comme de soyeuses boucles de cristal. Sur le côté droit du tombeau, et Dolly ne l'aperçut qu'à cet instant, demeurait gravée à même la pierre, avec la même clarté qu'au premier jour le court poème suivant :
"Amour, allons voir si le lys
Sous le cyprès a bien grandi.
A ta mort, j'étendrai ton corps sans vie
Sous ce cyprès plein de lys
Pour que jamais notre passion ne périsse."
Où était la Lune? Étais-ce bientôt l'aube? Plus rien ne brillait dans le ciel, hormis son large manteau d'étoiles que de lourds nuages sombres cachaient avec une ferveur mauvaise à mesure que le temps s'écoulait.
"Nous y voici." déclara calmement la vampiresse en passant une main squelettique dans les cheveux de sa belle. Comment interpréter l'expression qui se logeait sur ce visage blafard, au sourire ravi et aux yeux embués d'une muette amertume? La belle en question s'approcha, l'étreignit tendrement par la taille et murmura, la tête reposée sur une épaule pointue et rachitique :
"Y a-t-il en ce lieu quelque chose que vous voudriez me montrer?
-Davantage quelque chose que je souhaiterai vous partager." répliqua lentement Gwendolyn en commençant le jeu des petites embrassades ci et là; à noter qu'elle commençait à gagner plus d'assurance et de connaissance dans l'utilisation de ces gestes à force de les pratiquer. Dolly se laissa faire, souriante, heureuse, amoureuse. En peu de temps se retrouva-t-elle délicatement allongée par terre, au milieu des doux lys et des noueuses racines du cyprès, couverte de petits baisers chastes et mordants. Bientôt, elle en vint à considérer sa fine robe de chambre comme une barrière à quelques nouvelles sensations auxquelles son corps s'éveillait pour la première fois. Aussi l'enleva-t-elle pudiquement, dans le courant d'un baiser, une manche après l'autre, et la fit glisser sur son corps jusqu'à ce que les hanches n'apparaissent comme une zone infranchissable. L'on savait son corps pâle et ses complexions cadavériques dû à son albinisme natif, mais force est de constater qu'il était encore plus parlant de le voir que de le dire. Même son visage parfois, se voyait légèrement coloré, comme en ce moment un peu rosit par tout le sang qui affluait à ses joues au fur et à mesure que ses désirs s'épanouissaient comme une fleur éclot. Mais ce corps, son corps, avait plus de pâleur et de blancheur encore que tout ce qui fût vu sur un être humain. Il s'en dégageait quelque chose de terrible et de surnaturel, de mortuaire et d'angélique, qui semblait hors de toute chose et de tout être. Ses proportions étaient définies en les plus justes quantités qui soient, et elle n'était ni grasse ni maigre; sans que rien ne soit amené à manquer ou être en excès. Ses longues boucles blanches s'enroulaient mollement entre les lys et sa peau laiteuse, certaines mèches venant même doucement se reposer sur son torse, maintenant nu, et sa poitrine nacrée.
"Les voici donc, vos petits boutons de rose..." susurra Gwendolyn en effleurant lesdits bourgeons doux et charnus d'une main hésitante. La vampiresse s'arrêta quelques instants, puis laissa finalement corps et tendre luxure prendre le devant sur ses doutes et ses inquiétudes. Derrière les murs du manoir, l'on entendit soudainement un vent hurlant, attaquer le domaine avec plus de férocité que jamais. Il en aurait arraché toutes les pierres et déraciné toutes les plantes! Mais ce long rugissement, malgré tous les efforts avec lesquels il avait été prodigué, ne parvint à rien d'autre qu'aux oreilles distraites des deux femmes, protégées par une solide enceinte de l'extérieur et ses dangers. Et quand il eût rugit, soufflé ses milles avertissements, qu'il s'égosilla jusqu'à en perdre la voix, alors, le grand vent se tût. Alors jamais plus on ne l'entendit. Quand aux deux corps tout braisés d'ardeur chaste, les baisers et les caresses n'avaient de cesse de se faire toujours plus véhéments au fur et à mesure que désir et amour se joignaient en un tendre et délicat ballet. Mais soudain, alors que leur union était probablement sur le point de gagner en intensité, les yeux de Dolly s'écarquillèrent à une vitesse effarante et sa bouche s'ouvrit comme si elle voulut crier, comme si elle venait d'être sujette à une horrible vision.
"Mon amour!" s'écria-t-elle en se relevant brusquement tout à coup, la voix nouée d'effroi.
"Qu'y a-t-il?" répliqua aussitôt la vampiresse sur le même ton, craignant que ses petites audaces n'aient été mal perçues par celle à qui elle les donnaient. Mais fût-elle entendue seulement? Le regard de Dolly venait de divaguer, comme si la présence physique de la jeune fille fût assurée au détriment de celle psychologique. De quelqu'un, quelque chose, tout, Dolly sembla instantanément absente, probablement à elle-même également. Son regard était redevenu le même que celui qui inquiétât tant Gwendolyn dans les souterrains du manoir Thrall. Assise sur les lys, le dos nu courbé et les bras en arrière, Dolly resserra ses doigts contre les petites fleurs blanches et déclara gravement :
"Une question terrible vient de me frapper...!" La vampiresse s'assit à ses côtés, passa une main derrière son dos, et l'engageant à continuer. "Je me demande..." repris timidement Dolly. "Je me demande... N'est-il..." sa voix se fit de plus en plus faible et hésitante. "N'est-il pas un mal de...désirer de la sorte... La chaleur d'un autre corps?" Gwendolyn ne put s'empêcher de sourire face à une remarque aussi pudibonde venant de la personne n'ayant pas bronché à lui présenter à l'instant son corps sous un regard plus intime. Néanmoins, il fallût noter la justesse de ce questionnement. Elle amusa alors les petites boucles folles sur le haut de la tête de Dolly, comme on titillerait la toison d'une brebis, et déclara chaudement, presque langoureusement : "Il dépends... Êtes-vous promise?
-Nay.
-Votre coeur bat-il pour une autre autre?
-Certes non!" Le visage de Gwendolyn adopta alors une expression très grave qu'elle ne parvint guère à dissimuler. "Alors... Il n'y a rien à craindre. Voyez cela comme des vices ou des péchés si vous ne le pouvez autrement, mais ceux-ci sont humains, et éprouvés par tous.
-Mais!" répliqua immédiatement Dolly en lui empoignant un bras. "Quand je mourrai, Là-Haut, ne me jugera-t-on point pour cela? Peut-être ne suis-je ni la plus vertueuse, ni la plus pieuse, mais j'aime tout de même à penser à un Paradis après la mort lorsqu'il en sera fini de mon âme, et que mon corps s'écroulera sous le poids des années...
-Ah, vous êtes soudainement bien macabre... Mais fi de vos craintes, tendre Dolly, aimer n'est pas pécher.
-Alors qu'est-ce qu'aimer?" Elle se suspendit dans cette vaste réflexion plusieurs secondes, avant de poursuivre d'une voix chaude : "Est-ce brûler de l'intérieur sous le feu d'impitoyables passions, de pulsions si primaires? Ou est-ce geler de dépit sous l'incroyable dépression dans laquelle il peut nous plonger...? Je ne sais si je suis déprimée, mais je me sens brûlée... Et heureuse! Et perdue! Et je vous aime! Et... Et...? Ah!" Elle se jeta contre le corps trop fin et trop dur de Gwendolyn, l'étreignit comme une poupée de chiffon : "Il est des fois..." commença-t-elle dans un chuchotement atone, qui gagnait en intensité au fur et à mesure que sa verve s'épanouissait : "Il est des fois ou je me décompose. Oui, je me décompose. Tout à l'intérieur de moi, tout au fond de mes entrailles, je ressens des choses si violentes et si vives que tout mon corps s'en meurt..." Ses mains passèrent lascivement sur les courbes de son corps sélénite. "Tout ce jardin intérieur qui grouille de vie en moi, quelqu'un, quelque chose, peut-être moi s'active à l'enflammer, à en arracher toutes les fleurs, à les entretenir... Et j'en ai mal, si vous saviez! Que j'ai mal de ces saccages inexplicables! Et quand enfin les douleurs se meurent, alors les odorantes putréfactions embaument chacun de mes organes, et pénètrent jusqu'à mes os! Puis les parfums d'agonie s'élèvent jusqu'à mon cerveau, et alors, il est un de ces moments ou une voix chuchote à mon esprit 'Quelle folie!' Et je sens toutes mes chairs, toutes mes pensées, toute mon âme, faner comme une grande fleur malade! Et tout se décompose, tout se meurt; ou n'est-ce qu'une illusion? Car, oh, dans ces moments ou la Mort frappe, frappe-t-elle ou non, ce que je me sens vivante! Alors? Vivre, mourir, qu'en est-il, et pourquoi? J'ai de l'esprit, mon amour, je vous jure sur mon coeur que ces paroles sont sincères! Il y a de la vie, il y a de la mort dans ce corps en décomposition, et qui sait, peut-être ce lieu, ces murailles, sa vie intérieure y sont-ils pour quelque chose? Comment savoir... Vous me disiez lys, peut-être est-ce vrai; car même les lys se fanent. Suis-je entrain de me faner? Impossible! Et pourtant? Quel est ce vide déchirant, ce volcan incandescent, cette toundra mordante qui tourmente, tourmente, tourmente mon coeur, et mon esprit, et mon âme?! Je me sens comme hors et pleine de moi! Submergée, la tête hors de l'eau! C'est affreux, c'est merveilleux! Je suis maladie, je suis folie, je suis beauté, je suis pureté, je suis...? Dieu, qui, qu'est ce jardin infernal en moi? Il y a tant de sensations! D'émotions! Que c'est là beaucoup à supporter pour moi, et je crois que je vous aime follement, et je crois que la tête me tourne! Je déborde de touts ces amours, toutes ces choses inconnues et mortifères qui tourbillonnent en moi comme un vent d'automne vif et mélancolique. Et mes vives mélancolies sont l'engrais de ce jardin décomposé, et je meurs. Pour vivre! Joie? J'aime! Malheur? Je suis amoureuse, amoureuse! Et j'ai tant de questions! Et tant de craintes! Et ces souffrances, ces mals farouches qui m'arrachent plus de douleurs que milles poignards assassins, elles sont là aussi! Je suis décomposée, embrasserez-vous un cadavre animé? Je suis vivante, embrasserez-vous une mourante? Je vous aime, c'est une forte et belle malédiction. Que de choses se trament au fond de mes pensées, si vous saviez... Oui, peut-être savez-vous, moi, je ne sais guère, j'avance dans un brouillard. Je suis une brume, une oraison, un lys, une femme, je suis Dolly Heaventon et pour rien au monde je ne souhaiterai être autre chose que Dolly Heaventon! Je l'aime! Amen!"
Elle rompit, le dos courbé, les sens et les pensées exacerbées, et se coucha à nouveau dans les lys en respirant fort. Eût-elle comprit, ou simplement réalisé ne serais-ce que la moitié de ce qu'elle venait de dire? Tant de paroles s'étaient déversées de ses lèvres à un rythme si intense que sans doute ne mesura-t-elle rien de ce qu'elle dit. Ou plus précisément, sans doute n'eût-elle conscience de la profondeur de celles-ci, peut-être n'y crût-elle même pas quand bien même elle clama les prononcer avec honnêteté. Comment savoir? Peut-être ne fût-ce que des divagations, mais, quelle âme il y eût alors, dans ces divagations! De si sincères paroles, articulées avec une telle bizarrerie qu'il aurait été bien difficile à n'importe qui de les comprendre? Cela se pouvait. Et si Dolly n'eût compris un traître mot et n'aurait su répéter ne serais-ce qu'une phrase de son étonnant soliloque, au moins Gwendolyn semblait l'avoir comprise. Elle en fût d'ailleurs complètement accablée, et n'en parût qu'encore plus sombre et mélancolique.
"Dolly... Que savez-vous de ce lieu? Que savez-vous de moi? Que savez-vous de vous même?" demanda-t-elle alors en l'attrapant vivement par les épaules, les yeux inquiets et les lèvres effectuant une moue vers le bas. La pâle albinos posa alors avec autant de vigueur ses mains sur les joues de la vampiresse, secoua faiblement sa tête à l'horizontale, et s'exclama avec une voix et un regard tous deux plus doux et désolés qu'une métaphore idéale n'existe malheureusement pas pour en retranscrire toute l'intense alchimie.
"Ce lieu? D'un champ de fleur je suis retournée à un autre, voilà ce que je sais. Maudite? Si vous dites vrai, que la malédiction qui vous piège en ces murs est également sur moi, alors je ne veux pas y penser pour l'heure. Vous? Je vous aime, belle vampiresse. Et pour vous, je donnerai tout mon sang et toute mon âme, aussi bien que ma chair si le désir vous la quémande. Moi? Je sais tout et je ne sais rien. Je peux vous dire sans me tromper mon nom comme mon âge, mes auteurs et compositeurs favoris comme mon plat préféré, mais je devine bien que votre question touche à des extrémités plus sensibles de mon coeur et de mon esprit... Ce que je sais de moi? Que savoir... J'ai déliré, je le sais, et vous me l'avez fait savoir. Dans le souterrain, peut-être l'anémie fût-elle mon joug, mais oui, j'en suis consciente, j'ai déliré. De quoi? Je ne m'en souviens plus... Je doute de tout. J'en viens parfois à croire que je suis morte, et que ceci est mon Paradis. D'autre fois, je me sens bien vivante, mais quelle douleur alors que cette vie! Je sens quelque chose de caché dans mon jardin décomposé, si profondément que j'ai bien peur de ne jamais le retrouver. Et je ne sais guère comment me positionner face à cela! Dois-je m'en réjouir? Dois-je en pâtir? Au fond qu'importe, mon amour. Car oui, il y a bien vous, vous que j'aime comme nul autre ne le pourrait! Et je serai prête à braver milles tortures pour vous enlacer si l'on venait à m'en empêcher! Ce corps fragile et blême serait prêt à souffrir du bâton, du fouet, de la saignée, il ne fléchirait point sous les coups de poignard ou la faim du feu qui dévorerait ses chairs, il irait à l'encontre de toutes les éthiques et de toutes les morales, il irait au delà de la raison comme de la folie s'il le fallait; pour vous! Vous, vous, vous, que j'aime! Et qu'il est doux d'aimer... Vrai, Gwendolyn, ma triste Carmilla? Qu'il est doux d'aimer, quand bien même votre mélancolie vous habitue à penser le contraire... Moi, je trouve qu'il est très agréable d'être amoureuse. Cela vous cogne parfois la tête et le coeur comme un ouragan ravageur, mais j'aime me donner entière aux caprices de la tempête. Et à la seconde même ou mes yeux se posèrent sur les votre, aussitôt cet ouragan m'a heurté d'une force incroyable, si bien que j'en suis toujours prisonnière, de ce vent impétueux et tumultueux... Il a fait fleurir et se décomposer en même temps mon petit jardin d'amour, comment se peut-ce...?
-Dolly..." Elles se turent.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top