Chapitre XII : L'Asile (4) [Seconde partie]
ACTE I, SCÈNE 2
Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics, cellule C54-55F
Dr Philbert EDMOND, DOLLY Heaventon, alias patiente C54F (peau cadavérique, cheveux blancs en bataille, les bras emprisonnés d'une camisole)
Cellule sombre et glacée. Dolly attends sans rien dire, repliée sur elle-même dans un coin de sa cellule. Entre Edmond. Dolly commence à trembler et à respirer plus fort. Edmond la toise un temps, puis l'attrape par les cheveux et la met debout. Dolly pousse un petit gémissement de douleur. Edmond l'observe attentivement. Il sourit d'un air mauvais. Il promène une de ses longues mains sur le visage de Dolly, qui se débat faiblement, les forces lui manquant. La main arrive dans le cheveux de Dolly, une autre dans son dos. Dolly tremble beaucoup et ferme les yeux. Son souffle est rapide et nerveux. Edmond l'embrasse sur la bouche. Il empêche Dolly de bouger. Dolly garde les yeux fermés et tremble toujours. Edmond romps le baiser. Il la pousse vers la porte sans un mot. Il la conduit vers le hall d'entrée.
FIN DE L'ACTE I
ACTE II, SCÈNE 1
Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics, hall d'entrée
Dr Philbert EDMOND, DOLLY Heaventon, Lord Wallace DOUGHMAN, Lord Teophilius HUNTER, KELLY Baker
HUNTER, à Kelly, voyant Edmond revenir et accompagné de Dolly, dont une des mains du docteur est posée sur son épaule : Serais-ce elle ?
DOUGHMAN : Ciel ! Qu'elle est pâle et veule ! L'on croirait un cadavre !
KELLY : Et pourtant...! Sa folie ne l'a pas embellie.
HUNTER : Je lui trouve un certain charme...
DOUGHMAN : Quelque chose de spectral, de macabre, oui; mais de là à parler de charme...
EDMOND : Messieurs, je vous présente la patiente C54F, celle qui correspondrait à votre description. Il pousse Dolly vers Hunter et Doughman. Allons, ne sois pas malpolie : présente-toi ! Dolly effectue une petite courbette maladroite. Son regard est fuyant.
HUNTER : Elle n'est pas bien causante...
DOUGHMAN : Et elle me semble habité par un je-ne-sais quoi de... Dérangeant.
EDMOND : N'en déplaise à ses nombreux troubles, messieurs, tout le personnel de l'Asile fait de son mieux pour permettre à cette jeune demoiselle de recouvrer la santé mentale qui lui fait actuellement défaut. Soyez sûrs que grâce à nous, elle saura retrouver la raison, et regagnera sa place dans notre société.
DOUGHMAN, d'un air méfiant : Et quels sont ces fameux troubles qui l'accablent ?
EDMOND : C'est une saphique.
KELLY : Une nymphomane.
EDMOND : Violente et dangereuse.
KELLY : Abusive et menteuse.
EDMOND : Pour l'instant.
KELLY : Humhum.
DOUGHMAN, horrifié : Parbleu ! Comment une jeune fille protégée par le baptême peut-elle se porter garante de tant d'horreurs ?!
KELLY : Ha, si vous saviez... Allez savoir, avec une complexion pareille, elle est peut-être possédée.
DOUGHMAN : Après tout...
EDMOND : Son dossier stipule pourtant qu'elle a été exorcisée avant d'être internée.
HUNTER : Voilà qui est curieux... Pardonnez-moi docteur, mais j'ai bien du mal à croire qu'une jeune fille d'apparence si douce puisse cacher tant de bassesse en son âme... Et puis, là n'est pas la question ! Celle que je demande est : peut-elle jouer ?
EDMOND : Sans doute le peut-elle. Mais elle reste très faible, vous comprenez...
DOUGHMAN : A quand son dernier sommeil ? Son teint est cireux, ses yeux pochés d'obscurité !
EDMOND : Nous ne pouvons réguler le sommeil de nos patientes, monsieur.
HUNTER : Qu'importe, je vais lui demander !
EDMOND : Voulez-vous que je la tienne ?
HUNTER : Je pense que la camisole est suffisante. A Dolly : Peux-tu jouer du violoncelle pour nous ?
DOLLY, les yeux écarquillés, elle n'arrive pas à parler. Après quelques secondes, elle hoche faiblement la tête. Soudain, la voix lui revient, et elle sourit de toutes ses dents : Oui !
HUNTER : Voyez ? Elle le peut ! Se tournant vers Edmond : S'il ne vous déplaise, pouvons-nous procéder dès maintenant ? J'aimerai l'entendre, la voir à l'œuvre avant que quelque démarche ne soit entreprise. Si votre patiente est amenée à se présenter devant la reine, il faut que je juge de son niveau.
EDMOND : Il n'y a pas d'instruments à l'Asile.
DOUGHMAN : N'ayez crainte, nous avions prévus cette éventualité. Mr. Hunter a fait un bref passage dans un magasin de musique pour louer à ses frais un violoncelle, avant notre, hum... Tournée des asiles, dirons-nous. Il attends dans notre voiture.
EDMOND, bas : Hé bien, puisqu'il en est ainsi... Plus fort : Kelly, allez donc chercher ce fameux violoncelle, que notre patiente puisse pratiquer.
KELLY : Bien, docteur... Elle tourne les talons et s'en va vers la porte d'entrée de l'Asile
DOUGHMAN : Je vous accompagne ! Il la suit
EDMOND, à Hunter : Hé bien, dirigeons-nous dans une office un peu plus intime, si vous le voulez bien. Il n'est guère agréable d'être entouré de passants et de folles pour un récital.
HUNTER : Vrai; je vous suis.
EDMOND, attrape violemment Dolly par l'épaule et la fait avancer : Allez ! A Hunter, qui le dévisage curieusement : Il faut prendre des précautions avec les femmes.
HUNTER : Pourtant à la regarder, elle ne ferait pas de mal à une mouche, cette pauvre mignonne ! Je lui trouve une élégance, un petit je-ne-sais quoi de tout à fait mystérieux et charmant... Elle me rappelle la poupée avec laquelle mon épouse jouait étant enfant !
EDMOND : Vous avez été marié jeune ?
HUNTER, plutôt consterné : Docteur, enfin, c'est une question qui ne se pose... Et cette pâle demoiselle, est-elle fiancée ?
EDMOND, ricanant : Bien malheureux est l'homme qui s'est fait le promis d'une tribade !
Ils passent une porte au fond d'un couloir gris. Partout dans l'Asile, les bruits de la vie quotidienne en ce lieu résonnent. La porte se referme dans un bruit d'acier crissant et claqué.
ACTE II, SCÈNE 2
Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics, une sorte d'ancien théâtre, très vieux, avec des sièges couleur cerise abîmés et une petite scène en bois, légèrement surélevée. Une odeur de moisissure flotte dans la pièce, où il fait beaucoup plus chaud que dans le reste de l'Asile
DOLLY Heaventon, Dr Philbert EDMOND, Teophilius HUNTER, Wallace DOUGHMAN, KELLY Baker
EDMOND : Excusez la vétusté de cette pièce, nous ne l'utilisons presque jamais. Vous savez, cet Asile a été bâti à partir d'un ancien hôpital. Cet endroit servait de lieu de détente pour les patients, mais avec les folles, pensez... Mieux vaut ne pas prendre le moindre risque.
HUNTER, notant la saleté et l'humidité des lieux : Ne pensez-vous pas qu'il serait au contraire profitable à vos patientes de se changer l'esprit par quelques distractions ? Il regarde Dolly, qui a perdu son sourire de tout à l'heure, et demeure immobile, la tête penchée vers le bas.
EDMOND, froidement : Nous savons ce qui est le mieux pour nos patientes.
Arrivent Doughman et Kelly, le baron portant sur ses épaules une large housse en bois s'apparentant à celle d'un violoncelle.
DOUGHMAN : Nous avons ce que nous cherchions. Voici. Il ouvre la housse et en sort un grand violoncelle en érable brun, ainsi qu'un archer.
HUNTER : Bien ! Nous allons pouvoir commencer. Wallace, pouvez-vous installer l'instrument sur l'estrade ? Oui, comme ceci. Très bien. L'archer, s'il vous plaît. Doughman lui tends l'archer, qu'il donne lui-même à Dolly avec un petit sourire. Après-vous, mademoiselle.
Dolly prends fébrilement l'archer, le regarde attentivement, puis porte son regard sur Hunter. Les lèvres tremblantes, elle semble sur le point de dire quelque chose, mais se ravise, tourne soudainement les talons, et monte l'estrade à toute vitesse. Sa robe de détenue est courte au point de laisser ses cuisses visible, ce qui choque beaucoup Hunter et Doughman. Dolly s'assied timidement sur une petite chaise posée près du violoncelle. Edmond et Kelly restent debout, Hunter et Doughman s'assoient sur des sièges grinçants, face à l'estrade. Hésitante, Dolly touche fébrilement le violoncelle, le caresse presque, comme si il s'agissait d'une relique. Ses tremblements la reprennent. Elle commence à pleurer.
DOUGHMAN : Hé bien, qu'y a-t-il ?
Kelly et Edmond échangent quelques messes-basses. Kelly s'apprête à monter sur l'estrade et fait quelques pas vers l'avant.
HUNTER, arrêtant Kelly d'un signe de main : Non, attendez ! Laissons-lui quelques instants.
Edmond, Kelly et Doughman le fixent dubitativement. Dolly sèche peu à peu ses larmes, et semble soudainement dans un état de grande concentration.
HUNTER : Voyons voir... J'aimerai que vous commenciez par quelque chose de simple, de doux... Il faut que j'analyse votre technique. Sauriez-vous jouer de tête "Le Cygne" de Camille Saint-Saëns ?
DOLLY : Oui.
HUNTER : Fort bien. Nous vous sommes tout ouïe.
Dolly replie ses doigts sur l'archer et approche le manche du violoncelle de sa joue. Ses mains parcourent le grand corps boisé de l'instrument avec délicatesse, comme si elle étreignait un ami cher qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps. Ses yeux sont alors fermés, mais on la devine curieusement très apaisée. Elle inspire, expire, lève l'archer, et commence à jouer.
https://youtu.be/S9XuwYWawyg
HUNTER, une fois la dernière note achevée : Bien ! Très bien ! A Doughman : Splendide, n'est-il pas ? Que pensez-vous de son jeu ?
DOUGHMAN : Oui, elle se débrouille...
HUNTER : Et qu'avez vous pensé de son vibrato ? Il est parfait !
DOUGHMAN : Oui, sans doute... Mais la mélodie était un peu simple, un peu lente.
HUNTER : Hé bien, ne vous endormez pas ! Voyons comment notre amie se débrouille sur quelque chose de plus corsé. A Dolly : Seriez-vous capable de nous jouer quelque chose de plus...vif ?
DOLLY : Oui.
HUNTER : Vous n'auriez aucune objection à ce que je vous demande de nous interpréter de tête le vingt-quatrième Caprice de Paganini ?
DOLLY : Non.
HUNTER, surpris, mais ravi : Hé bien ! Dans ce cas ! Il lui fait signe de commencer à jouer, ce que Dolly fait. Bas, à Doughman : Quelle assurance ! Paganini est le cauchemar de tous mes élèves, et elle n'a pas hésité une seule seconde !
DOUGHMAN : Nous verrons ce qu'il en est.
https://youtu.be/_mw09JXSTYw
HUNTER, émerveillé, une fois le morceau terminé : Vrai, c'est là... C'est là une maîtrise...excellente. Irréprochable...
DOUGHMAN : Hé bien ! Les mots viendraient-ils à vous manquer ?
HUNTER : C'est... J'ai rarement entendu pareille virtuosité et vu pareille dextérité...! Cette fille... Je sens quelque chose de très fort en elle, comme une aura...
DOUGHMAN, dubitatif et légèrement moqueur : Une aura ?
HUNTER : Oui, oui... Cette jeune fille joue à la perfection, c'est indéniable, mais je sens encore quelque chose en elle... Quelque chose qui n'attends qu'à être libéré... Une exaltation de l'âme... Une sublimation de la chair et de l'esprit... Je veux entendre cela ! A Dolly : Dites-moi... Comment vous sentez-vous ? Non, ne le dites pas avec des mots, dites-le en musique ! Faîtes ! Ce sera la dernière chose que je vous demande ! Jouez, jouez !
Dolly reste figée un court instant. Puis, elle ferme tranquillement les yeux, lève à nouveau son archer, et commence à jouer avec une virtuosité exceptionnelle "La Follia", de Antonio Vivaldi.
https://youtu.be/TjsRheVIADs
Son jeu est magistral et époustouflant, sa maîtrise divine, et sa dextérité céleste. La musique semble habiter les plus immenses profondeurs de son âme et traverse son corps tout entier, à tel point que de violents spasmes la traversent de toute part alors qu'elle joue, secouée par le rythme tantôt langoureux, tantôt explosif de la mélodie. Elle ne fait alors plus qu'un avec son instrument, comme si l'archer et le violoncelle étaient une prolongation de ses mains. Son rythme respiratoire s'intensifie au point qu'un souffle hardi de passion s'échappe de ses lèvres chaudes. Les yeux fermés, elle joue avec plus d'adresse et de résonance que tout un orchestre, et ses doigts s'agitent si vite sur le manche de l'instrument que l'on jurerait en entendre au moins deux autres, mais elle est seule; et joue comme trois ! Son archer vole sur les cordes à la cadence effrénée de son inarrêtable mélomanie, et tout son corps tremble d'une telle mélodie. Son souffle est maintenant si fort qu'elle gémit presque, transcendée par la musique. Elle lève alors la tête au ciel, le corps spasmodiquement ahuri de la propre vitesse à laquelle les notes s'enchaînent et les croches s'envolent. Dolly se mord les lèvres jusqu'au sang tant jouer brûle son âme, et elle continue, continue ! Jusqu'à ce qu'elle ne contrôle plus rien d'elle même, jusqu'à ce qu'elle ne soit complètement abandonnée à sa transe sacrée ! Puis la dernière note, arrachée avec plus de cœur et de corps que ne le fût n'importe quel Ré ! Alors Dolly, soulevée de grâce et de tremblements, écarte violemment les deux bras, la tête en arrière, lâche l'archer, et tombe au sol, submergée, bénie, évanouie. L'auditoire demeure muet, il règne alors un silence de mort. Tous, même Kelly et Edmond, ont les yeux écarquillés, la bouche ouverte, le regard transit. Hunter se lève de son siège. Il applaudit fort, la mine grave.
HUNTER : Bravo ! Bravo ! Il continue d'applaudir. L'assemblée reste dans un mutisme total, Dolly est toujours évanouie au sol. Bravo ! Bravo ! Personne ne bouge, personne ne parle. Hunter applaudit toujours plus fort, ses yeux son embués de larmes, et son corps tout secoué de petits spasmes euphoriques et terribles. Bravo ! Bravo !
FIN DE L'ACTE II
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