Chapitre XI : Le Manoir (6) [Seconde partie]
"-Ne vous souvenez-vous donc pas ?" demanda finalement Gwendolyn en saisissait les mains de son amour entre les siennes. Dolly baissa les yeux.
"-Hélas...! Depuis peu, mes souvenirs ne semblent être que des songes, et mes songes tendent à se transformer en souvenir, si bien que j'en deviens désormais incapable de discerner le vrai du faux...!
-Ne vous souvenez-vous donc pas de ce qu'il s'est passé dans le souterrain?
-Faîtes-vous allusion au moment ou vous avez tenté de boire mon sang jusqu'à la dernière goutte ? Ce n'était donc pas qu'un délire de mon imagination...
-Hélas !
-Vous blâmez-vous encore pour cela ? Oh, Gwendolyn, vous savez bien que je vous pardonnerai tout !
-Dolly... Ce n'est pas cela..." articula la vampiresse, la voix déformée de paroles qu'elle n'osait visiblement pas prononcer.
"-Alors qu'est-ce ?" implora Dolly en retournant son aimée vers elle et la forçant d'un geste à la regarder. Gwendolyn demeura muette, ainsi en fit Dolly; et toutes deux demeurèrent, plusieurs instants, main dans la main, sans plus savoir que dire ou que faire.
"Pardonnez-moi." souffla finalement la vampiresse en esquissant un maigre sourire avant de décocher un petit baiser timide sur le front de Dolly. "Je ne voulais pas vous inquiéter. Je suis bien heureuse de vous voir à nouveau vigoureuse, et non plus aux portes de la mort." Son visage s'éclaircit en ces seuls mots, et elle se perdit soudain en de larmoyantes contemplations.
"-Enfin, Gwendolyn ! Allons, allons ! Pourquoi ces larmes ? Vrai, je dois dire que vous m'inquiétez sincèrement..." s'exclama Dolly en lui caressant le visage du revers de la main droite. Elle passa l'autre dans son dos, se colla un peu plus contre la vampiresse. Gwendolyn resserra brusquement cette étreinte, si bien que Dolly en perdit son souffle un court instant.
"Ce que je vous aime... Malheur, malheur... Mais comme je vous aime..." murmura-t-elle doucement entre deux petits sanglots qu'elle dissimulait bien mal. "Ma Dolly !" s'exclama-t-elle alors en la serrant autant ce peut contre son corps. "Pensez-vous que l'on puisse être fou d'amour ? D'une réelle, terrible, profonde et impitoyable folie amoureuse ?" Le visage de Dolly ne pâlit que davantage.
"L'amour...une folie ? Oui, je le pense..." Elle sourit. "C'est la plus belle des folies.
-Alors nous voilà folles..." répliqua gravement Gwendolyn en saisissant doucement et baisant la main de Dolly avec une gravité.
"-Soit." dit tendrement Dolly en se laissant aller aux embrassades de plus en plus charnelles de sa vampiresse. "Soyons ivres d'amour, que cette ivresse soit notre folie ! Je vous aime !" Elle lui vola un langoureux baiser, qui bientôt lui fût rendu avec la même intensité. Quel magnétisme des âmes et de la chair c'était alors, que de voir ces deux corps enlacés en une étreinte qui semblait définir l'amour à elle seule. Un amour passionné, incontrôlable, terrible de force et de grandeur; fou ? Un amour fou...!
Alors que Dolly se laissait faire, le corps doucement ballotté au rythme des milles et unes embrassades qui ne se fondaient plus qu'en une, les larmes sur le visage de Gwendolyn avaient progressivement séché. La vampiresse menait la danse, bien qu'avec une certaines maladresse dans ces gestes si peu effectués au cours de sa longue et solitaire existence. Son esprit était scindé en deux : la première partie ne pensant à rien d'autre qu'à sa gentille Dolly, la seconde terrassée d'affreuses pensées dont sa belle ignorait jusqu'à l'existence. Le temps était proche, y aurait-il pu avoir chose plus larmoyante et désolante ? Bientôt, pensait-elle, bientôt, le lys serait couché sous le cyprès. Alors, il en serait fini de tout. Et elle chassa des larmes naissantes, et aussitôt se leva, empoigna son viola, rapprocha près du violoncelle le fauteuil sur lequel elle s'était assise.
"Nous disions... Partager un morceau, oui... Ferions-nous cela ?" Arborant un sourire maladroit, elle invita Dolly à s'asseoir sur le siège, lui tendit un archer, et se positionna, elle, debout.
"-Très bien. Alors que jouons-nous ?" demanda Dolly, répondant à l'invitation de Gwendolyn en s'asseyant devant son instrument de prédilection.
"Je ne sais guère..." avoua la vampiresse en baissant légèrement la tête, le viola déjà posé contre son menton. "Y est-il une belle pièce en duo que vous aimeriez que nous interprétions ?" Dolly esquissa une moue tant pensive que timide, comme si elle n'osa proposer l'idée qui se tramait derrière son esprit, de peur de l'imposer. Finalement, elle proposa doucement :
"Hé bien... Je me souviens, et c'est une certitude, avoir joué en entrant ici pour la première fois...
-La Passacaglia en G mineur de Haendel..." compléta Gwendolyn dans un souffle, qui se confondit dans les paroles de la violoncelliste.
"-Celle-là même !" (Ses yeux ne brillent-ils pas d'un éclat plus profond encore que d'ordinaire lorsque s'illuminant aux passions de la musique ?)
"-Vrai, admit Gwendolyn avec un menu sourire, et c'est là un morceau qu'il est plus agréable de jouer en duo qu'en solo.
-Alors l'interpréteriez-vous avec moi ?
-Comment pourrais-je refuser à vous voir si enthousiaste ?" (Et ses yeux ne brillent-ils pas d'un éclat plus profond encore que d'ordinaire lorsque s'illuminant aux passions de la musique ?) Les deux échangèrent un sourire, sans doute Dolly fût la plus ravie des deux. N'attendant pas, elle brandit son archer, et se mit à jouer à peine eût-elle donné un signal clair, trop exaltée dans sa candeur mélomane pour cela, tandis que Gwendolyn suivit comme elle le pu.
"C'est une belle chose..." soupira Gwendolyn après s'être soudainement précipitée aux genoux de Dolly, elle encore assise, viola et archer réunis dans sa main droite.
"-Une belle chose, la Passacaglia ? Oui, n'est-il pas merveilleusement mélodieuse une fois jouée à deux?" déclara tendrement Dolly, le regard encore perdu dans les extases de la musique, un bras toujours enlacé autour du violoncelle, et l'autre caressant doucement les cheveux de la vampiresse.
"Une belle chose, une œuvre d'art... Il n' est probablement que dans l'art que l'on trouve le beau." soupira Gwendolyn. "N'êtes-vous pas d'accord, Dolly ?" La jeune fille centra son regard sur son interlocutrice, celle-ci toujours à ses genoux, le regard à son tour noyé dans de vastes réflexions.
"Hé bien, admettons que l'Art sublime le Beau, commença Dolly avec beaucoup de solennité, il n'y aurai effectivement que dans l'un qu'on trouverait l'autre. Mais l'art n'est pas qu'une affaire de beau... Oui... J'ai cette conviction que l'art peut aussi révéler le laid, en ce sens qu'il dévoile les pires atrocités dont puissent être empruntes les corps et les esprits...
-Les plus grandes folies de l'être, le cœur et l'âme exécutés par le corps et la chair..." La vampiresse se tût un instant, livide et silencieuse. "Aimez-vous l'art, Dolly ?
-Oh que oui !" s'exclama pleinement la jeune fille en souriant. "Une vie sans art serait inenvisageable.
-Je pense qu'elle serait surtout bien fade...
-Vrai, y a-t-il de plus belle exaltation des sens ? Prenez la musique, puisque nous la pratiquons toutes deux : quoi de plus beau moyen d'exprimer ce qui étreint l'esprit et l'âme sans que les mots ne parviennent à en retranscrire tout la subtile justesse ?
-Il est, je pense, ce pouvoir en tous les arts." affirma Gwendolyn d'une voix fort lancinante. "La musique pour sûr, mais aussi la peinture, la sculpture, la danse, le chant, le théâtre, la littérature, et bien sûr la poésie. D'ailleurs, il me semble ne jamais vous avoir demandé : aimez-vous lire ?
-Oh, autant ce peut ! J'aime à lire les romans de capes et d'épées, les vers Pléïadiques comme les nouvelles romantiques, les grandes tragédies comme les petites comédies, les épopées bibliques et les proses gothiques ! Charles Dickens, les sœurs Brontë, Jane Austen, Oscar Wilde, Lewis Caroll, Arthur Conan Doyle, Louisa May Alcott, Robert Louis Stevenson, Walter Scott, Herman Melville, George Eliot, Mary Shelley... Pas un de mes après-midi pluvieux ne s'est déroulé sans leur compagnie ! Et la poésie... La poésie, quelle qu'elle soit, encore, encore ! Oh, là aussi, ce que j'en ai lu ! Elle est comme l'opium de la pensée, et aussitôt y fût-je initiée, jamais n'ai-je pu m'en lasser ! Ce que j'ai appris comme poèmes, si vous saviez ! Petite déjà, je récitait tout Shakespeare, Shelley, Keats, Poe, Byron, Coleridge, et j'en passe ! Savez mon amour, l'Homme n'est rien sans l'art, et je le pense. Et je crois aussi qu'il réside en chaque artiste un poète ! Le sculpteur est un poète, le danseur également, de même pour le peintre et le musicien... Vous, moi, nous sommes des poètes ; et l'art nous fait vivre ! L'art instruit, l'art éveille ! Je pense, il est le seul apprentissage dont nous devrions tous disposer. Ah... Mais sans doute dois-je vous ennuyer avec mes divagations à charge...
-Nullement." répondit faiblement Gwendolyn en esquissant un calme sourire que Dolly n'aperçût pas. "Dites-moi..." repris-t-elle, sa voix ayant à nouveau adopté une teinte grave et presque trop solennelle. "Vous qui comme moi êtes grande amatrice de poésie... Avez-vous lue Tennyson ?
-Toutes ses œuvres.
-Savez... Il y est un vers qui me hante, tiré de sa 'Lady of Shallott'... «I am half sick of shadows...
-Said the Lady of Shalott. »
-Lorsqu'elle prononce ces mots, Elaine prends alors conscience que les êtres et paysages tissée à travers sa toile ne sont autre qu'un large tissu d'ombre recouvrant sa macabre réalité, et son pauvre cœur auquel la félicité de l'amour ne sera jamais accordée... Et dans les ombres elle demeure, celles-ci ses illusions, ses tourments, et son unique compagne... Comme pour toutes les pauvres âmes, le malheur est friand de sa compagnie..." Et elle se tût, grave et mélancolique. Sans qu'elle ne le désire, plusieurs larmes, plus vives encore qu'elle ne l'aurait imaginé, se mirent à se répandre sur ses joues plates.
"Ah, misère..." grogna-t-elle entre deux sanglots, cherchant à tout prix à dissimuler ce qu'elle ne voulait que Dolly voit; quand bien même il était trop tard.
"-Amour, répondez-moi sincèrement : quelle terrible douleur vous met-elle dans un tel état ?" demanda-t-elle tristement en orientant la tête de Gwendolyn vers elle, qu'elle couvrit d'un tendre baiser. "Cela me tue de vous voir ainsi, si vous saviez !" Si vous saviez...!
La vampiresse sécha ses larmes d'un revers de la main, repartit immédiatement dans une nouvelle avalanche de pleurs incontrôlés, se calma à nouveau, et dit, empoignant fermement les épaules de Dolly :
"Je m'excuse de vous inquiéter de la sorte. Mais il est des choses que je désire garder secrète, pardonnez-moi. Pour l'heure, je ne souhaite que vous aimer, et ne penser à rien d'autre. Me laisseriez-vous vous aimer sans nulle autre pensée l'espace d'un court moment ?
-Oh, mais enfin ! Vous savez bien que oui !" enchaîna aussitôt Dolly en embrassant à nouveau sa vampiresse.
Amour, allons voir si le lys sous le cyprès à bien grandi...
"Pas ici. Venez, suivez-moi." souffla Gwendolyn dans l'oreille de Dolly, avant de l'emmener par la main hors du salon.
"La malédiction est sur moi !" s'écria la Dame de Shalott...
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