Chapitre X : L'Asile (3) (Première partie)

"Tu arrête de sommeiller, oui ? Il n'y a que les fainéantes et les mauvaises filles qui dorment en pleine journée ! Non, je m'en fiche que tu ai passé trois jours sans dormir ! Non, ce n'est pas la faute aux médicaments ! Quelle idée ! Hé bien quoi, tu as perdu ton sourire maintenant? Ah, mais c'est vrai que tu ne souris jamais! La vie ici est pas assez confortable pour la demoiselle? Il lui faut plus que la charité? Ah ben! Alors ça, c'est trop fort!" la voix de Kelly raisonna comme un piaillement strident à travers tout le hall vide. Silencieusement, comme il en était toujours ainsi, Dolly et les autres patientes assistèrent sans rien dire à une énième démonstration de la cruauté des infirmières. Kelly et Julie, le terrible duo, portaient aujourd'hui le dévolu de leur acharnement sur une pauvre nouvelle. La plus bavarde des deux repris : "C'est fou ce qu'elles veulent de nos jours, les folles! Tu devrais être bien contente d'avoir un toit sous lequel dormir, avec des gentils médecins pour soigner tes pauvres bobos à la tête!" cingla-t-elle d'un air aussi insultant que satisfait de sa méchanceté. La patiente, nouvellement nommée B10A (personne ne savait quel était son nom), chercha à se défendre face à de telles paroles par tous les moyens, mais rien n'y fit. Dès qu'elle montra un seul signe de violence (elle leva symboliquement les bras au ciel, lui témoin de son malheur), les infirmières n'attendirent pas : Kelly cria "Ah! En voilà une autre qui porte atteinte au personnel!" et Julie ne se fit pas prier pour lui donner un grand coup de poing dans le sternum, ce qui calma B10A sur le coup. Après quoi, un docteur accouru et l'emmena, assisté par Julie. Kelly, quand à elle, continua de monter la garde en souriant. "C'est bien, mes petites fofolles, c'est bien. Restez sage!" rit-elle, un sourire perfide en coin de ses lèvres viles. Dolly et d'autres baissèrent la tête. Elles ne dirent rien. Quand à B10A, on ne la revit pas avant un moment. 


Deux semaines plus tôt, mardi 12 novembre 1897 : 

Après la terrible expérience du bain, Dolly et les autres patientes avaient été conduites jusqu'à ce que le personnel appelait 'le hall vide'. Il n'aurait pu mieux porter son nom. Le hall vide, dans toute sa grandeur, était une grande pièce plus désolante encore que toutes les autres, et où les patientes passaient pourtant la plus grande partie de leur journée. Il ne s'agissait de rien d'autre que d'un large espace entouré de quatre murs blancs tirant sur le gris, contre lesquels des bancs et des chaises en bois grinçant avaient été installés. L'on ordonnait alors au patientes de s'asseoir, et voilà. Rien à dire, rien à faire. Il fallait rester assise, plusieurs heures durant, attendre une forme distraction qui ne serait que l'heure du repas ou le retour dans les cellules, sans compter l'occasionnel passage dans le cabinet d'un médecin. Malheur à celles qui oseraient se rebeller face à un tel traitement, car les infirmières comme les médecins avaient touts droits d'atteinte physique et morale sur elles, dans le cadre de son traitement, et ne se privaient d'ailleurs jamais de le leur rappeler, par la parole comme les actes; avec une cruauté variable. Ainsi, sur une journée, les patientes passaient bien entre six et huit heures seulement dans le hall vide. Chagrinées d'inactivité, abruties de ne rien faire, trop d'entre elles voyaient ce lieu comme la pire torture que pouvait leur soumettre l'Asile et ses méthodes de soin modernes... Cependant, Dolly accepta vite cette contrainte, bien que sans aucune joie. Mieux valait, pensait-elle avec résignation, se plier au bon vouloir des médecins et des infirmières et ne pas attirer l'attention sur elle. De ce fait, quand bien même les horribles et totalement erronés troubles que lui avaient diagnostiqué Edmond faisaient d'ors-et-déjà l'objet de rumeurs et de mauvais regards sur elle, Dolly persistait à penser que faire profil bas restait la meilleure chose à faire pour ne pas davantage attirer sur elle la cruauté sadique des infirmières, et plus de tortures qu'elle n'en subissait déjà... Elle s'assit donc, sans rien dire, et attendit gravement. A côté d'elle s'était assise Sally la Silencieuse, toute voûtée sur elle-même, la tête enfoncée dans le cou et le cou dans les épaules, le tout caché par son immense chevelure noisette, terne et filasse. Sally ne parlait pas, Sally ne bougeait pas. Si Sally respirait, on ne le voyait pas, et pour peu, Sally ne vivait pas. Sally était un corps. Quelque chose qui était arrivé ici entier, avait été dépossédé de tout, et dont il ne restait depuis qu'une enveloppe vide. Sally allait sans doute rester ici jusqu'à la fin de ses jours...

Kelly fit quelques pas dans le hall, déjà fatiguée de devoir surveiller les patientes depuis seulement un quart d'heure. Elle avançait, le pas volontairement lourd et traînant, avec l'implacabilité d'un gardien de prison, couplée à une assurance sordide. S'adossant contre un mur, elle poussa un profond soupir bruyant et sortit un petit livre d'une poche de son tablier, qu'elle commença à lire. "Vous pouvez parler, les fêlées! Mais doucement, hein!" cingla-t-elle, aussitôt plongée dans sa lecture de 'Carmilla' (dont l'audace de la prose lui fit froncer les sourcils à de nombreuses reprises). Quelques voix commencèrent à s'échanger tout bas, mais les patientes n'avaient que peu de choses à dire. C'était sans compter celles qui ne voulaient pas parler, ou celles qui ne le pouvaient pas. D'après les observations de Dolly, elles étaient bien une centaine dans le hall, et il régnait pourtant un silence mortuaire absolument terrible parmis l'assemblée des soi-disante folles. Les rares qui engageaient la conversation parlaient en général de leur vie extérieure, de celles qu'elles étaient avant d'atterrir ici. Il s'en était fallu de peu. Un seul jour ou elles furent un peu trop tristes ou un peu trop en colère avait suffit à les faire passer pour instables, dérangées, inaptes de toute raison aux yeux de la société; et maintenant se retrouvaient-elles ici, camarades dans leur infortune, toutes conjointes dans le grand malheur qui les frappaient; parfaitement saines d'esprit et traitées comme ce que la race humaine pouvait engendrer de pire. Il y avait pourtant bien quelques vraies 'folles', des jeunes filles et femmes, qui auraient effectivement véritablement nécessité des soins quand à leur santé mentale, mais Dieu! Sur une centaine de patientes, celles-ci ne pouvaient se compter que sur les doigts d'une main! Il y en avait par exemple une, entre autre, qui clamait à tout bout de champ être Marie-Antoinette de France, et craignait qu'on ne l'ai mise en cet endroit pour mieux la guillotiner par la suite. Une autre disait avoir vu Dieu, et vénérait depuis ce jour une dent qu'elle s'était cassée, dans laquelle s'était apparemment réincarné son Seigneur. Une autre enfin, était une âme si triste que ses intérêts ne se portaient que vers tous les moyens possibles de mettre fin à ses jours. Puis, il y avait Sally. Des rumeurs étaient chuchotées sur elles tout le temps et à tout va, si bien que, même en étant nouvelle, Dolly en su rapidement autant que les autres patientes à son propos. Sally la Silencieuse, dont on supposait que le véritable nom soit Sally Hills, était arrivée il y a des années de cela au Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics. Les rumeurs disaient entre autre qu'elle fût, comme beaucoup, parfaitement normale et saine d'esprit au début de son séjour en ce terrible lieu. Mais tout avait pesé sur son pauvre esprit : le désespoir ambiant, la cruauté des infirmières, l'incompétence banalisée sous l'insigne de la science et le sadisme des médecin... Le point culminant, celui qui détermina sa chute dans ce qu'elle est maintenant fût le docteur Philbert Edmond. Personne ne su ce qu'il lui fit. "Quelque chose d'horrible", dont même les infirmières se gardaient de se moquer. Après cela, Sally Hills ne fût plus jamais la même. Elle perdit la parole, et les autres sens et émotions suivirent bien vite. En peu de temps, Edmond avait fait de sa patiente ni plus ni moins qu'un corps animé, dont l'âme était morte depuis longtemps. Ainsi, la patiente C28H devint Sally la Silencieuse, et jamais plus on ne l'entendit parler. Quelque chose vivait peut-être en elle, en ce sens que ses muscles s'actionnaient encore, et son coeur battait toujours. En dehors de cela, Sally était morte, morte, morte... Edmond... Que lui avait-il fait... Dolly priait de toute son âme pour ne jamais avoir à le découvrir.


Jeudi 14 novembre 1897 : 

Si Edmond et les autres docteurs étaient la hantise de toutes les patientes, l'on pouvait malheureusement en dire autant de Julie Scottish et Kelly Luann Baker. Il était une indéniable vérité que beaucoup d'infirmières étaient cruelles, voir même sadiques; mais ces deux là, toujours ensembles, atteignaient des sommets. A croire qu'elles furent engagées spécialement pour leur méchanceté. Seulement deux jours que Dolly séjournait à l'Asile, elle faisait de son mieux pour rester saine d'esprit en ce lieu où tout le corps médical tentait de la rendre folle (de la soigner), ou tout du moins de lui faire croire qu'elle l'était. Julie et Kelly, les affreuses, prenaient d'ailleurs leur rôle particulièrement à coeur. Lors des longues heures passées dans le hall vide, elles ne manquaient pas, pour se divertir et satisfaire leur bassesse, de passer leurs nerfs sur une patiente. Cela allait d'une simple remarque acerbe à une humiliation publique, et Dieu sait qu'elles ne s'en lassaient jamais... Alors Dolly priait de tout son coeur pour ne jamais avoir à être leur victime. 


Vendredi 15 novembre 1897, 7h50 : 

Aujourd'hui pour la première fois depuis son arrivée à l'Asile, Dolly fût conviée dans le cabinet d'Edmond pour y suivre sa première séance de soin. La boule au ventre, la gorge serrée, les lèvres sèches et le coeur battant, elle s'allongea donc sur la table médicale quand Edmond le lui ordonna, car il l'aurait frappée si elle avait refusé. Il l'attacha. Pourquoi munir une table de sangles autrement? Cet usage paraissait le satisfaire grandement. Le médecin marmonna quelques mots, sans cesser d'appeler sa patiente Dona, sans cesser de sans cesse mentionner  les certitudes qu'il tenait du dossier de celle-ci. Et comme Dolly lui parût encore trop hardie et fougueuse à son goût, il resserra les liens. Dans l'obscurité du cabinet, Edmond brandit alors ses grandes mains jaunâtres au dessus de Dolly, qui tremblait autant de peur que de froid dans sa misérable robe de détenue qui montrait trop et ne tenait chaud. Ces mains... Ces terribles mains... Dolly en aurait fait des cauchemars! Elle sentit leur contact sur sa douce peau plus blanche encore que d'habitude, faute à la fraîcheur presque polaire des locaux... Edmond avait toujours les mains sèches, à l'exception du bout de ses doigts courbés, qui eux étaient gras et presque huileux... D'horribles frissons la saisirent alors, car ces mains se promenaient là où seule Rosy l'avait auparavant caressée, et où jamais un homme ne devrait toucher celle qui n'est pas son épouse; docteur ou non. Ce après quoi il plongea ses yeux cireux dans les siens sanglants, et la fixa alors avec une sorte de satisfaction morbide à lui provoquer de telles réactions. "Tu as peur, Dona? Il ne faut pas. Tiens-toi tranquille, Dona. Je vais bien te soigner de toutes tes folies, toutes tes dépravités, tous tes vilains troubles..." répétait-il sans cesse. Ou encore : "Pauvre folle... Moi, je vais te guérir. Je vais si bien te guérir... Si bien, si bien, ma pauvre Dona... Ma pauvre malade... Maintenant, cesse de bouger laisse-toi faire... " Sa voix pincée et rauque était aussi terrifiante que ses mains. Il serra encore plus les liens, ce qui comprima tout le corps de sa patiente et lui arracha un petit souffle douloureux. Après quoi, Edmond commença les premières étapes de ce qu'il eût à coeur de nommer le 'traitement' de la patiente C54F, une longue entreprise s'il en est.


Vendredi 15 novembre 1897, 9h20 : 

"Je ne suis pas malade, je ne suis pas folle... Seigneur, donnez-moi la force de ne pas sombrer dans la folie, donnez-moi le courage de ne pas croire en ces supposées maladies... Mon Dieu, mon Dieu...! Je ne suis pas malade, je ne suis pas folle...


Lundi 18 novembre 1897 :

Bientôt une semaine déjà que Dolly était à l'Asile, bien loin de son frère et de son Yorkshire natal. Comment parvenait-elle à tenir? Elle ne le savait que trop peu. Peut-être se rattachait-elle à l'espoir que d'ici huit jour, pas un de plus pas un de moins, Earl reviendrait. Et quand Earl reviendra, tout ira mieux. En attendant, rien ne va. Quand bien même elle aurait désiré le contraire, Dolly était déjà connue de tous à l'Asile, patientes comme membres du personnel. Certains connaissaient la raison de son internement, de son 'trouble', d'autre non. En tous cas, elle ne se faisait ménager par personne. Les patientes se tenaient, pour la plupart, à l'écart d'elle. Lorsqu'elles engageaient la conversation, c'était généralement pour la questionner sur les raisons de son apparence physique ou sur la nature de sa maladie. Une nymphomane saphique et albinos, voilà un spécimen comme l'on avait guère l'habitude d'en voir, même au plus profond de cette fosse de détresse qu'était l'Asile... Même celles qui osaient, à leurs risques et périls, engager une conversation un peu plus normale et amicale avec Dolly le faisaient avec une certaine peur dans leur regard. Comme si elles craignirent que la jeune fille ne saute sur elles à tout moment pour leur faire goûter toute l'étendue de sa soi-disant perversion... En raison de quoi, la seule personne avec laquelle Dolly se sentait le mieux était encore Sally la Silencieuse. Fidèle à son surnom, celle-ci ne prononça jamais un mot, mais Dolly trouvait au final une forme d'apaisement dans ce mutisme. Il y avait comme un relent de putréfaction, une odeur mortifiée qui se dégageait de ce corps calme et silencieux... La mort régnait à l'intérieur de cette enveloppe de chair, abîmée par trop d'années passées en ce lieu. Et pourtant, Dolly ne pouvait s'empêcher d'éprouver comme un attachement amical, presque fusionnel avec Sally. Comme si sa mortelle pestilence l'eût attirée comme le parfum d'une fleur à laquelle Dolly paraissait bien familière. Bien évidemment, ce fût un détail auquel n'échappèrent pas Julie et Kelly. 

Toutes deux étaient de garde dans le hall vide aujourd'hui, à jouir de tous les regards envieux que les pauvres patientes, toutes hagardes à force d'inaction forcée, leur lançait alors qu'elles lisaient pour s'occuper. Kelly, qui lisait très lentement, était sur 'Carmilla' depuis presque une semaine. Quand à Julie, la Bible lui suffisait. Aujourd'hui, lundi 18 novembre, l'ennui les gagna alors qu'elles veillaient depuis maintenant deux heures. Toutes deux chuchotèrent quelques messes-basses, et Dolly, tout comme d'autres patientes, trembla de les voir s'approcher... Kelly se dirigea pile devant Sally, tandis que Julie se mit légèrement en retrait. Dolly baissa la tête. Le moindre geste, le moindre son pourrait détourner l'attention de l'infirmière sur elle. Malgré toute sa sympathie pour la Silencieuse, elle ne souhaitait cela pour rien au monde. 

"La forme, Sally?" demanda Kelly en posant son coude au mur. Bien évidemment, elle n'eût droit à aucune réponse. L'infirmière poursuivit sur une tentative de conversation aussi ridicule que peu inspirée, ponctuée de quelques commentaires cyniques et acerbes. Mais curieusement, elle semblait presque... Se retenir. Comme si elle fût gênée de s'exprimer à Sally en particulier, du même ton qu'elle employait ordinairement pour les autres patientes. Et il n'y avait pourtant pas de la crainte dans sa voix, non. Presque... Comme une sorte de compassion. (Elle était donc capable d'en avoir!) Comme tout le monde ici, Kelly était au fait de "la chose horrible" qui avait fait de Sally ce qu'elle était maintenant. De ce fait, c'était comme si une sorte de limite avait été imposée. "La chose horrible", Kelly elle-même n'était pas sûre de vouloir la souhaiter à une autre patiente, et Dieu sait pourtant comme son sadisme pouvait parfois être radical... En raison de cela, même elle, Kelly Baker la sadique infirmière, semblait d'avis que certaines limites n'étaient plus à franchir avec la patiente C28H. (Elle comprenait donc le principe de limites!) Elle avait assez subit. Elle était suffisamment cassée. 



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top