Chapitre VIII : L'Asile (2) [Seconde partie]

"Quoi ?" grogna Edmond sur un timbre de voix plus posé.

"Docteur, les bains ont commencés pour la section C." dit-elle sans que l'once d'une quelconque motivation ne traverse sa voix.

"-Ah, oui, les bains... J'avais presque oublié... Hé bien dans ce cas, notre nouvelle pensionnaire ferait bien de se joindre aux autres." répondit-il, comme si une terrible idée venait de lui passer soudainement par la tête. L'infirmière entra alors, et semblait bien jeune. Pour peu, Dolly lui donnait le même âge qu'elle, si ce n'est même moins. Cependant, il n'aurait pu avoir plus austère et revêche, serrée et dure que son expression faciale, qui ne traduisait aucune gentillesse, aucune sympathie, pas même un semblant de bonté ou de tendresse...

"Julie, est-ce qu'il nous reste des camisoles ?" dit Edmond avec une implacable assurance, sans détacher son regard de celui de Dolly. La dénommée Julie, à qui le docteur tournait le dos, répondit froidement :

"Non.

-Ne peux-t-on pas la retirer à certaines patientes ?

-Si la patient B18H vient à s'éteindre comme nous le pensons, il y aura bientôt une nouvelle camisole de disponible sous peu.

-Bah... Tant pis. Je disais ça pour ton bien.

-Pour mon bien, docteur ?

-Notre nouvelle venue ici présente témoigne d'un... Attachement tout particulier envers les femmes." Le visage de Julie s'aigrit encore plus qu'il ne l'était déjà à l'écoute de ces mots. "Tu m'as comprise." poursuivit Edmond en se tournant enfin vers elle. "Pour la sécurité du personnel féminin de cet établissement, ainsi que pour les autres détenues, et dans le cadre de son traitement, la patiente... C54F ne doit approcher des femmes que le moins possible. Mais pour les bains, ça, c'est votre travail... Je ne peux pas m'en charger. Êtes-vous vraiment sûre de ne pas avoir de camisole disponible ?

-Sûre, malheureusement..." répondit Julie en lançant un regard plein de mépris à Dolly, elle recroquevillée dans un coin.

"-Hé bien dans ce cas, bonne chance." dit Edmond en se dirigeant vers la porte d'entrée, après avoir posé une main compatissante sur l'épaule de Julie, qui elle prit une grande inspiration. Sur le point de passer le seuil de la cellule, il se retourna légèrement, pénétra le regard de Dolly une dernière fois. Puis il partit, ne laissant rien d'autre que ce regard hantant... Mais enfin ! Enfin, enfin loin d'Edmond ! Miracle ! Qu'importe l'ampleur de son désarroi, Dolly ne pouvait, à cet instant seulement, être plus soulagée que d'être enfin hors de sa présence ! Et qui sait, cet espoir titilla ses pensées, peut-être l'infirmière n'était-elle pas aussi froide et détachée qu'elle en avait l'air ! De femme à femme, Dolly parviendrait peut-être à enfin se faire entendre ! Cet espoir fût si violent qu'il lui fit oublier un très court instant la situation dans laquelle elle se trouvait. Mais sa fragile joie éphémère s'avéra bien vite contrecarrée par l'ignoble réalité...

"Pas de geste brusque..." maugréa Julie en s'approchant de Dolly, et la saisissant violemment par le bras pour la mettre debout. Voulant se défendre, la pauvre patiente clama :

"A-Attendez ! Je ne suis pas ce que le docteur prétends ! Je...

-Avance." la coupa sèchement Julie en la poussant vers la porte.

"Je vous en prie, écoutez-moi ! Je ne...

-Avance, et plus vite que ça !" Avec quelle violence elle attrapa son pauvre poignet, l'on crû qu'elle allait le lui arracher ! Dolly laissa échapper un petit cri perçant, tant de douleur que de surprise, et se fit ainsi pousser hors de sa cellule. Après quoi, Julie ne lâcha plus son poignet et l'emmena d'un pas court et saccadé jusqu'à destination.


Section C, couloir A, porte 2 : la salle des bains. Devant la mince porte en fer gris abîmée et érodée, de la buée s'échappait du dessous en remontait, épaisse et étourdissante, jusqu'au visage des deux jeunes filles. Julie s'apprêta à faire entrer Dolly et à la suivre, quand une voix l'interpella au bout du couloir.

"Mais qu'est-ce que tu fabriques, Julie ? C'est la salle des bains, ici, pas la morgue !" L'infirmière se retourna, et déclara sur un ton beaucoup plus doux que Dolly ne l'aurait jamais crue capable d'entonner :

"Mais... Je ne vois pas le rapport. Je l'emmène aux bains, rien de plus." dit-elle en serrant plus férocement encore le poignet de Dolly de sa main monstrueusement puissante, quitte à le lui broyer. L'autre se figea presque de stupeur, dévisageant Dolly avec des yeux ronds.

"Aux bains ? Mais elle... Oh ! Oh, bon sang... J'ai crû qu'elle était morte...

-Tu vois beaucoup de cadavres marcher, toi ? répliqua Julie d'un ton sardonique.

-Hé, j'ai confondu, d'accord ? se défendit l'autre avant de reprendre, l'air appréhensif. Mais tout de même... Elle est si pâle... Et... Et ses cheveux ! Ses yeux ! Qu'est-ce que c'est que ce spécimen ?

-Je ne sais pas. Une malade. Edmond recommande à toutes les femmes de s'en approcher le moins possible, alors je te déconseillerai de faire un pas de plus.

-Comment ? Pourquoi donc ?

-Hé bien, la demoiselle a le goût des bonnes choses... Elle aime se donner. Et pas aux hommes..."

Le visage de l'infirmière se mouva alors en plusieurs expressions faciales variées, allant de l'incompréhension au dégoût, en passant par la surprise, le déni, et enfin la révulsion.

"Et tu n'as pas peur... Qu'elle te..." demanda-t-elle en hésitant, accompagnant ce qu'elle ne pouvait dire par des gestes réservés. Julie ne répondit que par un soupir énervé et fuyant. "Bon... Alors... Bonne chance. Tu m'en parlera après, dans le hall." dit finalement l'infirmière, tortillant ses mains sans savoir quoi en faire, ni quoi dire d'autre.

"-Oui. Dans le hall. A tout à l'heure." conclût Julie, qui avait repris sa voix grave et patibulaire. Sans plus attendre, elle posa sa jeune main sur la vieille poignée, ouvrit la porte, et jeta Dolly à l'intérieur.

La jeune fille fit face avec effroi à plus de choses horribles en un seul lieu qu'elle n'en avait jamais vues de toute sa vie. Sur un sol carrelé de petits pavés beiges humides et sales, eau et vapeur se mêlaient en un même flot humide et étouffant. Contrairement aux cellules, la salle était ici proprement éclairée à la lumière naturelle, celle-ci provenant d'une grande fenêtre barrelée solidement accrochée dans le mur du fond. Il y avait au milieu une petite baignoire blanche, vilaine et laide, qui paraissait bien usée (pour cause qu'elle était marquée de petites tâches noires ça et là). Et dans la baignoire... Ha... Sur le côté gauche attendaient un petit groupe de patientes, hagardes pour certaines, terrifiées ou horrifiées pour d'autres; tandis que d'autres encore semblaient terriblement résolues à ce qui les attendaient, comme s'il s'agissait là d'un supplice qu'elles n'avaient que trop enduré... Toutes étaient nues, bien qu'il fasse certes chaud ici, mais si froid dans le reste de l'Asile. Absolument aucun vêtement ne venait masquer ce qui ne devait pas se montrer; et bien qu'elles ne fussent qu'entre femmes (le seul personnel présent était composé de trois infirmières, sans compter Julie), toutes paraissaient au mieux gênées, au pire mortes de honte. Que reflétaient ces regards effarés, perdus, tristes, soumis, bêtes de tant de souffrance physique et morale, si ce n'est celui de pauvres brebis envoyées à l'abattoir ? De soldats de la santé invités à la mort ? Dans le bain, l'on aspergeait une malheureuse avec une eau des fois bouillante, des fois glaciale (en fonction du traitement nécessité) et on la frottait vigoureusement avec un vieux morceau de savon et un gant rêche, dans une eau qui, même de loin, ne semblait plus bien propre... Après quoi, la pauvre, qui avait crié et s'était débattue, était tirée hors de là, entourée d'une serviette souvent trop petite, séchée avec une sauvagerie machinale, et était alors ordonnée de s'asseoir sur un banc de bois où d'autres attendaient, livides, grelottantes et encore trempées...

Toutes, patientes comme infirmière, ne purent s'empêcher de porter sur la nouvelle venue un regard appuyé, auquel s'ajouta pour certaines quelques chuchotements discrets.

"Une nouvelle venue." dit placidement Julie à l'attention de ses collègues en serrant, encore, encore plus fort le poignet de Dolly dans ses mains de colosse.

"-Hé bin, Julie ! T'est allée la pêcher où, celle-là ? Dans un cercueil ?" cingla une infirmière jusque là occupée au lavage d'une patiente, avec son gros accent citadin.

"-Oui, je suis croque-mort à mes heures perdues." répliqua sèchement Julie, un ton que sa collègue de la ville prit pourtant à la plaisanterie. La plus austère reprit, s'adressant aussi aux deux autres infirmières qui n'avaient rien dit jusque là : "C'est la nouvelle patiente d'Edmond. Une nymphomane, saphique, agressive, menteuse... Enfin, d'après lui. D'après le dossier." Le sourire de toutes s'évanouit après le mot qui suivit 'nymphomane', et toutes observèrent alors Dolly non plus avec intrigue, mais avec méfiance. Maintenant, il y avait presque comme de la haine dans leur regard, une haine sournoise et inquiète. Dolly baissa les yeux, abattue. Quoi qu'elle puisse dire pour se défendre, on ne l'écouterait même pas. Et maintenant, la dure identité soulignée par Julie allait lui coller à la peau et ne lui attirer rien d'autre que des ennemis, dans ce lieu où elle était déjà bien trop seule...

Toutes les infirmières se concertèrent un court instant du regard, hésitant quoi faire. Avoir une nymphomane de plus ne les dérangeaient pas, ce lieu en était rempli; de pauvresses débauchées et perdues, perdues dans la débauche ! Mais une saphique était quelque chose de plus rare, de plus... Dangereux. Et toutes craignaient alors que la nouvelle venue, qui n'avait expérimenté encore aucun soin, ne se laisse aller à ses perversions, en ce lieu rempli de femmes; nues, qui plus est.

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