Chapitre VI : L'Asile (1) [Seconde partie]

"Je sais, très chère, je sais..." articula-t-il, dépité. "Mais je vous supplie d'être forte ! Père et mère sont prêts à vous pardonner vos actions si vous faîtes le traitement, et alors tout redeviendrai comme avant.

-Oh, mon frère, mais de quoi me penses-ton seulement malade ?! Le docteur, ce méchant Edmond -cela se voit dans ses yeux- a dit que j'étais une nymphomane ! Mais c'est faux ! Seigneur, il n'y a rien de plus faux ! Alors de quoi seulement penses-t-on me soigner ?!" Earl baissa la tête. Le parcours de ses mains en l'albe chevelure de sa sœur fût plus lent, plus précis, en un sens plus contrarié. Finalement, il leva des yeux engourdis de honte et de tristesse vers sa pauvre Dolly :

"Ils ne vous soigneront pas, Dolly. Vous n'êtes pas malade.

-Mais... Alors...

-Je vous en conjure encore une fois : il vous faut être forte. Ce ne sera pas simple, mais dites-vous que cela ne durera que deux semaines. D'accord Dolly ? Seulement deux semaines...

-Earl... Vous savez tout aussi bien que moi... Deux semaines l'un sans l'autre...

-Je ne le sais que trop bien... La seule perspective de vous savoir en ce lieu anime en moi les plus violentes anémies...

-Mais Earl ! De tous les lieux où l'on pouvait me mettre, pourquoi a-t-il fallut que ce soit ici ? Un asile ! Dieu! Horreur ! Me penses-t-on donc folle ?! Mon frère, me pensez-vous folle, vous aussi ?!" s'écria vivement Dolly, le visage toujours larmoyant, et la voix maintenant nouée par ce terrible propos. Earl ne fût que plus désolé que jamais de voir sa tendre Dolly dans un tel état... Il avait tout fait pour empêcher ses parents de l'interner. L'idée avait été évoquée juste après l'exorcisme, par le père Lawrence en personne. Donaelie avait beau avoir été débarrassée de son démon, il avait été jugé préférable qu'elle suive un traitement approprié pour guérir totalement. Après quoi, elle serait pure à nouveau, et se ferait même une grande joie d'épouser Owain, c'était certain. Jamais plus elle ne verrait Rose Fair, dont le mariage avec Earl avait d'ailleurs été repoussé suite à ce grave incident. Assurément, Donaelie était encore malade, et ce mal ne se guérirait cette fois-ci ni par la force des poings, ni à coup d'incantations en latin. La médecine était nécessaire. Aussi avait-il été décidé, pour le bien de Dolly, que celle-ci serait envoyée au Port Isaac's Asylum For All Kind Of Lunatics pour y suivre une cure, moderne, garantie, et efficace qui la purgerait définitivement. Pour Lady Joannah, et même pour Sir Graham, qui se sentait presque prêt à pardonner, c'était là une solution parfaite à laquelle seule Earl s'était opposé. A deux (quatre si l'on comptait le père et le fils Lovedead) contre un, le jeune Heaventon ne fit pas le poids, et Dolly appris de la bouche de son frère la triste nouvelle, toute bouleversée, dans la carriole qui l'emmènerait du Yorkshire au South West. Arrivée devant l'Asile après trois jours de voyage, Dolly fût prise de violentes nausées et d'un profond malaise à la seule vue de cet endroit terrifiant. Elle s'évanouit dès qu'elle posa un pied dans le hall d'entrée. Et maintenant, pauvre d'elle, dans quel état se retrouvait-elle... Attachée... A un lit qui deviendrai le triste témoin de son malheur qui grandirait de jours en jours ! Effaré par sa question, Earl se blottit contre sa sœur et l'étreignit désespérément.

"Ciel, jamais ! Comment pourrais-je vous considérer comme telle ?" souffla-t-il alors qu'il sentait presque le cœur de Dolly...battre contre le siens... Oh, cela lui rappelait follement la fois ou ils avaient dansés juste avant la tragédie! Ce qu'il ne donnerait pas pour à nouveau danser avec elle...! Il ramena doucement ses deux mains sur les joues froides et blafardes de Dolly, avec autant de terreur et de volupté dans ses yeux que s'il câlinait un cadavre.

"Dolly." commença-t-il en la regardant droit dans les yeux. "Vous n'êtes pas malade, et vous n'êtes pas folle. Ne l'oubliez jamais !

-Earl... Et si... Et si au fond... Il y avait quelque chose qui n'allait pas chez moi ?

-Comment ?! Dolly, pourquoi dites-vous cela ?

-N'est-ce pas une anomalie...de..." elle peina grandement à achever sa phrase. "De...préférer... Oh non, je ne peux pas le dire !

-Dites, je vous en prie ! Vous savez bien que je ne porte aucun jugement sur quelconque confession, et que j'emporterai tous les secrets qui vous pèsent dans ma tombe ! Mignonne, allons, dites à votre frère aimé ce qui vous tracasse !

-Earl, mon Dieu, est-ce un châtiment de préférer les lèvres d'une femme à celles d'un homme lorsque l'on est soi-même une femme ?

-Non, Dolly.

-Mais...

-Dolly, ce n'est pas un mal. Vous n'avez pas à avoir honte de cela ! Allons, regardez-moi. Dolly, souvenez-vous-en : vous n'êtes pas malade, d'une quelconque manière. Et vous n'êtes pas folle non plus, compris ? Vous devez penser à cela chaque fois que l'on voudra vous faire croire le contraire en ce terrible lieu. Alors répétez : vous n'êtes pas malade, vous n'êtes pas folle.

-J-Je ne suis pas malade, je ne suis pas folle.

-Compris ?

-Oui !" A ce moment précis revint Edmond. Aussitôt, le maigre sourire que Dolly venait d'esquisser s'effaça...

"Mister, peut-être serait-il temps de laisser les médecins faire leur travail." dit-il d'un ton aigre et froid, autant que l'était son sourire jaunis. Earl lui lança à son tour un terrible regard, plus foudroyant qu'il ne l'aurait vraiment voulu, mais qui indiquait néanmoins sa pensée avec justesse.

"Pourrais-je venir lui rendre visite ?" demanda-t-il en se levant lentement.

"-Les visites n'ont lieu que le lundi, mister.

-Pourrais-je lui écrire ?

-Mais certainement ! Maintenant, si mister veut bien se donner la peine..." Et il pointa la sortie d'un geste de bras, dans une fausse majesté proprement exaspérante. Les larmes de Dolly revinrent soudainement, et elle sanglota terriblement en essayant de tendre une de ses mains attachées vers son frère que l'on poussait presque vers la sortie.

"Oh, Earl ! Ne partez pas ! Je vous en supplie, ne partez pas ! Ne me laissez pas seule ! Earl! Restez ! Restez, par pitié ! Sortez-moi d'ici ! J'ai si peur ! EARL !!!" Quelle tragédie... A l'écoute de ces paroles déchirantes, Earl voulut se retourner, étreindre à nouveau sa sœur... Et puis non ! Elle n'avait rien fait pour mériter d'être enfermée dans un lieu aussi affreux ! Non, il allait couper ses liens et ramener sa Dolly à Riverhive, cet endroit était trop horrible ! Il tenta, alors, mais le malheureux ! Edmond lui barra la route ! Puis un autre médecin, puis deux, puis trois, ils étaient maintenant quatre contre lui, à le sommer avec plus ou moins d'amabilité de quitter les lieux. Et avant que Earl ne puisse riposter en forcer cette barrière de blouses blanches, la porte séparant la salle d'attente où étaient confinées les patientes nouvellement arrivées et le hall d'entrée fût fermée devant lui. Qu'il crie, qu'il tambourine aux murs, jamais on ne lui ouvrirait...! En esquissant alors un sourire qui n'avait rien de gentil ou de rassurant, Edmond frotta ses longues mains sèches les unes contre les autres et s'approcha de Dolly d'un pas appuyé, lent, soutenu, examinateur, terrifiant...

Il avançait, la démarche semblable à celle d'une horrible créature qui ne trouverait ses racines que dans les romans d'épouvantes. Ses mains paraissaient complètement disproportionnées, aussi grandes et fines, rugueuses, titilleuses, chatouilleuses, vicieuses... Oh, les vilaines mains qu'il avait ! Et elles se rattachaient à ce corps courbé, longiligne et vieillit de cernes, de jeunes rides naissantes, auxquelles se couplait un regard perçant et rusé, qui semblait sonder les profondeurs des âmes pour y tirer de viles satisfactions personnelles...

"Éloigne-toi ! ÉLOIGNE-TOI !!!" avait hurlé Dolly au docteur dans son fort intérieur alors qu'il s'approchait de plus en plus d'elle. Mon Dieu, ça y est... Voilà qu'il était là, à son lit. Le rythme respiratoire de la jeune fille s'accentua avec une telle force qu'elle ne parvint même pas à le contrôler. Craignant tout du terrifiant Philbert Edmond, elle ahana en silence, priant pour que lui et ses grandes mains ne lui fassent rien. Mais elle savait, autant qu'elle se désillusionnait au mieux, que cela n'avait que peu de chance d'arriver...

"Quel est ton nom, jeune fille ?" demanda le docteur en ayant pris la liberté de s'asseoir sur le lit de sa patiente, à ses côtés. Dolly fût parcourue de frissons.

"-D-Dol...Donaelie." articula-t-elle, la voix plus chancelante que jamais.

"-Donaelie..." répéta Edmond d'un air pensif.

"-Mais t-tout le monde m'appelle Dolly." poursuivit-elle au quart de tour.

"-Pourquoi ?" demanda le docteur sans la regarder. Il posa cependant sa main droite sur une des jambe de Dolly. AH ! Arrière ! Seigneur ! Ne touche pas ! C'est affreux ! C'est la pire sensation qui soit !! Dolly ne s'en rends que davantage compte maintenant que son cher Earl n'est plus là pour prendre sa défense, et qu'elle est seule face à Edmond et ses longues mains vicieuses... Horreur ! A la lumière, elles sont même jaunes ! Comme ses dents ! Oh non, ne touche pas ! Ne touche pas ! Qu'il arrête !!! Le corps entier de Dolly fût à nouveau traversé de tremblements et de frissons, presque aussi violents que des spasmes. Toute tremblotante, luttant pour ne pas croiser les petits yeux rapides d'Edmond, elle bredouilla d'une voix éteinte :

"-C-C'est plus court que m-mon nom c-complet. Et mon frère dit que c-cela me va b-b-bien...

-Ah oui ? Hé bien moi, je préfère Dona. Je t'appellerai Dona.

-Mais...

-Allons, tais-toi. Maintenant, ne bouges pas." ...Mais quel mufle ! Edmond passa sa main gauche dans une poche de sa blouse, s'attardant longuement en glissades et en semblants de caresses sur ses propres vêtements. De là, il ne fût que plus long à trouver ce qu'il cherchait, tandis que son autre sale main était toujours sur la jambe de Dolly. Et, la pauvre... Sa robe de détenue ne descendait pas plus bas qu'au dessus des genoux ! Quelle impudeur terrible ! L'on voyait absolument tout, comment étais-ce tolérable ?! Les chevilles, les mollets, les genoux, et même un bout des cuisses ! En le cas de Dolly, face à un homme qui plus est ! Jamais ne s'était-elle sentie plus honteuse de sa vie, elle qui était si pudique... Et la main... Grand Dieu, cette... Cette main monstrueuse... Toujours posée sur sa jambe...! La paume contre le tibia, et les doigts, les longs doigts de vouivre pareils à de vicieuses longues vipères; serrés contre son petit mollet tout blanc ! C'était à vomir !

Après presque une minute entière, Edmond sortit finalement ce qu'il avait tant cherché de sa poche : une seringue, austère et dure, froide et pointue, remplie d'un liquide transparent qui donna d'affreuses sueurs froides à Dolly. Le sourire gras, surenchérisé et calculateur que le docteur avait arboré face à Earl avait disparu. Il n'y avait maintenant sur cette face de lutin, toute dérangeante, toute jaune, qu'un grand sourire doré par les années qui ne révélait rien d'autre qu'un plaisir odieux à contempler le visage effaré de Dolly... La main aiguisée et sèche passa alors de la jambe de la jeune fille à son visage, expéditivement.

"Maintenant, ne bouges pas et reste tranquille." dit calmement Edmond en contorsionnant le cou et la tête de Dolly de sorte à ce qu'elle ne puisse faire le moindre mouvement. Son geste avait été si brusque, et en même temps si précis que Dolly ne parvint à se défendre d'une quelconque manière. Plus terrifiée que jamais, elle commença à agiter la tête comme une furie, gémir, bouger autant qu'elle le pouvait. Quoi qu'allait lui injecter ce docteur, elle n'en voulait pas, car elle n'était pas malade et n'avait donc pas besoin d'une piqûre !

"Je t'ai dit de rester tranquille, stupide fille!" marmonna Edmond d'un air si angoissant, si lent, si dénué de toute colère, et pourtant rempli de méchanceté à en déborder que Dolly en fût clouée sur place dans son horreur. Edmond la saisit par le cou, poussa son coude contre son visage effaré. On aurait crû qu'il allait l'étouffer ! Mais Dolly avait beau implorer par tous les moyens, tous les mots qu'elle ne pouvait prononcer qu'avec peine et tous les regards apitoyés du monde, parmi les médecins et infirmières qui la regardèrent distraitement; absolument personne ne trouva quoi que ce soit à redire aux agissements d'Edmond... Dolly cria encore, voulut se débattre davantage, mais c'est qu'Edmond la gifla alors là où son père en avait fait de même il y a une semaine à peine. Et elle se tût. Paralysée d'horreur, la bouche grande ouverte sans que rien d'autre qu'un pitoyable petit râle ne s'en échappe, et les joues rougies de douleur et imbibées de larmes, Dolly sentit la longue aiguille tâter, puis transpercer sa peau.

Elle la sentit, avec quel effroi, elle la sentit ! L'aiguille s'inviter à l'intérieur même de son corps révulsé de souffrance, passer à travers chair, sang et tissus, et tout, tout percer sur son passage ! Cette vieille aiguille mal lavée, rouillée, épaisse et solide, incassable, dégoulinante d'un liquide qui semblait aussi douteux qu'incertain, elle pourrait s'enfoncer jusqu'à ses os pour y injecter ses poisons ! Alors la sensation du corps aqueux, froid et médicinal, médicalement froid, s'imprégna de tout ce qu'il y avait de bon et de charnu en Dolly pour la souiller de l'intérieur... Révulsée, la jeune fille abandonna le combat. Et, larmoyante, suffocante, elle ferma les yeux. Les sons divers de la vie quotidienne de l'asile ne rendaient pas les choses aisées, mais en se concentrant, Dolly parvint presque, pendant un court instant, à se remémorer cette très belle après-midi passée à Riverhive il y a une semaine. Elle avait joué du violoncelle, dansé avec son frère, mit gentiment Ms Copstone dans tous ses états, puis s'était promenée dans ce joli bois, et les doux moments qu'elle avait alors passés avec sa Rosy... Mais après l'après-midi arriva le soir, le soleil se coucha. Et quand la nuit vint, alors, tout ne fût plus que cris et ténèbres... 

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