Chapitre V : Le Manoir (3) [Première partie]
Dans le sombre salon, voluptueusement, leurs lèvres se décollèrent de nouveau. Aussitôt, Lady Thrall, comme tirée d'un terrifiant cauchemar, poussa délicatement Dolly d'une main, portant l'autre à son front. Dépitée. Son visage ne reflétait rien d'autre qu'une incompréhension abyssale et horrifiée face à ses propres gestes, que visiblement elle ne contrôlait plus. Malgré la main posée sur son torse, Dolly s'avança, tendit la bouche, tenta de rencontrer à nouveau celle de la vampiresse, mais elle fût de nouveau chassée, par une main plus lasse encore qu'à l'instant.
"Non, je vous en prie..." supplia Gwendolyn, la voix complètement étranglée par des larmes naissantes.
"-Amour, je ne vous comprends pas..." répliqua Dolly en passant deux longs bras pâles autour de la taille osseuse et rêche de sa sombre Sappho. Elle continua, pressant sa joue tendre contre sa colonne vertébrale pointue : "Vous m'embrassez une première fois, puis vous vous effrayez à la seule idée que je vous regarde. Nos peurs mutuelles domptées, voilà que vous murmurez une étrange complainte et m'embrassez de nouveau. Vous fuyez encore mon regard. Je désire vous rendre la pareille, vous me tournez le dos? Pitié, expliquez-moi..." Gwendolyn calma difficilement le flot lâché par ses yeux mats. Sans se retourner, elle ravala sa salive, passa un bras sur son visage pour y assécher les tristes rivières. Frissonnante, elle attrapa d'une main blanche celle de Dolly, tout aussi blafarde, la porta à ses lèvres sèches et la baisa tendrement.
"Je ne devrai pas... Nous ne devrions pas... Seigneur, il est déjà trop tard...
-Nous ne devrions pas quoi? De quoi est-il trop tard? Oh, s'il vous plaît, expliquez-vous!" Dolly remonta un peu ses bras, les joignit au dessus du ventre de Gwendolyn. Elle se colla davantage à elle, langoureusement et sans malice. Son visage maintenant enfoui dans les longs cheveux d'obsidienne de la vampiresse, elle appuya délicatement son menton, sa joue, puis ses lèvres sur son cou froid et blanc.
"-Faire cela." déclara tristement Lady Thrall en se retournant soudainement, le visage creusé de tristesse. "J'ai tout fait pour vous résister. Dès la seconde ou je vous ai entendue jouer depuis l'étage, je me suis convaincue, en aucun cas, de m'attacher d'une quelconque manière à la personne que je verrai. Je ne le pouvais. Mais... Il a fallu que ce soit vous... Vous qui sembliez transcendée par la mélodie que vous jouiez, vous dégagiez...une présence. Une sainte présence à laquelle, sombre optimiste, je pensais pouvoir échapper... En me retournant immédiatement votre morceau achevé et vos yeux ouverts, je pensais avoir gagné une bataille, mais j'avais déjà perdu la guerre... Jamais, de toute ma vie, n'ai-je rencontrée humaine comme vous, et je vous ai aimée avant même d'entendre le son de votre voix! Oui Dolly, je vous aimes! Aussitôt vous vis-je, aussitôt un terrible brasier s'est allumé en moi et y a éveillé de terrifiantes sensations que je pensais disparues à jamais... Peut-être me pensez-vous hors de ma raison, que l'on ne peut aimer si désespérément fort aussi vite... Je vous aimes, qu'on me maudisse de vous désirer, et qu'on puisse un jour me pardonner de vous avoir embrassé..." Lady Thrall voulût partir, fuir à nouveau les vérités qu'elle venait elle-même de prononcer. Mais Dolly ne la lâcha pas. Elle garda un bras sur le haut ventre de Gwendolyn, remonta son autre main sur sa joue dure et la caressa gentiment.
"-De quoi vous accusez-vous, pauvre Gwendolyn? Aimer ne devrait pas être vecteur de tant de blâme et de malheur..." murmura-t-elle tendrement en posant un nouveau baiser dans le cou de Gwendolyn. "Mais...peut-être votre peine serait-elle soulagée de savoir qu'il y a près de vous une âme qui vous désire tout aussi ardemment?" La vampiresse se figea comme une statue. Le regard perdu vers des réflexions douces-amères, elle porta sa propre main crochue sur celle que Dolly avait posée sur sa joue, la caressa lentement du pouce, et la baisa. Livide, elle se leva finalement face à la porte de ses propres Enfers que tant de gestes interdits avaient déjà ouvert sous ses pieds.
"Alors nous voilà maudites." acheva-t-elle sur un ton d'outre-tombe.
"-Oh, mais pourquoi dites-vous cela? N'êtes-vous donc pas heureuse que notre amour soit mutuel?" poursuivit tendrement Dolly en multipliant les caresses et les petits baisers.
"-Peut-être en d'autres circonstances l'aurais-je été...
-D'autres circonstances? Allons, vous vous faîtes de nouveau mystérieuse!
-Pauvre Dolly, nos sentiments seront notre perte...! Je voulais vous épargner cette peine...
-La peine...d'aimer...?
-J'ai succombé, car! Pauvre de moi! Nul ne pourrait, humain ou vampire, homme ou femme, rester de marbre face à vos charmes, belle Dolly! Dans le physique comme dans l'âme, je le ressens... Il est quelque chose de si étonnant, de si pur et intouchable en vous que quiconque serait tenté de vous désirer pour goûter aux délices de cette pureté à laquelle personne, si ce n'est vous, n'aspire. Mais vous, Dolly, pourquoi a-t-il fallût que ces violents sentiments qui m'étreignissent dès les premiers instants soient mutuels?
-Car je vous aime tout autant!
-Folies! Comment est-ce possible?
-Savez, il n'a fallu à Roméo et Juliette qu'un regard pour tomber sous le charme l'un de l'autre.
-Et tous deux meurent à la fin de l'histoire, car l'amour n'est pas une belle chose...
-Gwendolyn! Allons, regardez-moi! Pourquoi tant de défaitisme? Pourquoi tant de pessimisme? Vos yeux dans les miens, tout de suite! Là, là. Vous osez parler d'amour d'une voix si sombre, d'un air si abattu? Pauvre petite! L'amour est merveilleux! L'amour est éternel! J'ai certes eût peur de vous, de votre nature en particulier à nos premiers regards, mais peut-être eût-je peur des sentiments qui battaient dès lors dans ma poitrine! Gwendolyn, je vous ai moi-même aimé au premier regard! Si vous ne désirez être ma Roméo, alors soyez ma Hamlet! Ma Othello! Ma Macbeth!
-Ciel, Dolly... Tous encontrent un destin des plus tragiques!
-Mais tous aimaient tendrement leurs épouses...
-Dois-je vous rappeler que Othello a tué Desdémona de ses propres mains? Quand à Lady Macbeth et Ophelia, elles se sont elles-mêmes conduites aux portes de la mort! L'une rongée par le remord, l'autre dévorée par la folie!
-Alors laissez-moi être votre Ophelia et soyez bien qui vous voulez, car vous aimer me rends folle!
-Oh, Dolly, Dolly! Pourquoi a-t-il fallu que nous ayons le malheur de nous aimer?!
-La malheur saura être un bonheur, j'en ai la tendre espérance." acheva Dolly en volant un baiser aux lèvres de Gwendolyn. La vampiresse s'était entre temps retournée, avait elle-même maladroitement saisit le pâle visage de la douce Dolly entre ses deux mains squelettiques. Quelle peine l'étreignait à cet instant? L'amour, elle le savait, ne les conduiraient qu'au malheur, qu'aux sombres désillusions et aux terribles réalités. Mais la candeur innocente de Dolly parvenait quelques fois, durant quelques secondes, à disperser ces sombres constats de son esprit qui ne savait dès lors plus vers quelle voie se diriger... Quelle cruelle ironie que la jeune fille dont elle soit tombé amoureuse, si précipitamment, si inopinément, éprouve des sentiments similaires! Oh, il ne pouvait rien avoir de pire qu'un amour mutuel, car toutes deux s'entraîneraient à leurs pertes! Vas-t-en, horrible, maudite tâche! Amour? Out, damned spot! Quelle plus horrible tragédie la vampiresse aurait-elle pu imaginer pour sa Dolly? Sa blafarde Ophelia portait une couronne de lys qui bientôt lui pèserait si lourdement qu'elle la ferait se noyer dans la rivière de son esprit... Et elle, créature de la nuit, demeurerait enchaînée aux racines du sombre cyprès auquel sa belle se serait accrochée avant de tomber...
"Alors que l'on prenne en pitié notre pauvre amour!" conclût Lady Thrall en embrassant Dolly. Peut-être y avait-il bien plus de passion, tout du moins plus d'honnêteté dans ce court baiser. Aucunement l'une ne chercha à attiser une langueur ou une sensualité débauchée chez l'autre. Il y eût bien une forme de langueur, une douce sensualité à cet acte partagé, auxquelles se mêla une sorte de maladresse presque touchante. La prude Dolly, si sage et innocente, semblait avoir fait cela toute sa vie, et embrassait sa vampiresse avec beaucoup de tendresse et de générosité. Mais Gwendolyn Thrall, vieille de pourtant deux siècles et demi d'existence, effectuait ces gestes avec une imprécision grandiose. Cependant, elle apprenait vite. Que cette scène aurait été étrange à contempler... Les deux amours à la peau plus blanche que des os auxquels on aurait retiré et nettoyé tout sang et toute chair, enlacées dans les lèvres froides de l'autre, semblaient presque contrainte de... Briser une étreinte si paisible; fait.
"Vous avez un visage bien triste pour une amoureuse..." dit Dolly en esquissant une petite moue désolée, ayant desserré son corps de celui de la vampiresse, et s'étant remise à une distance moins intimiste.
"-J'envie votre vision si belle de l'amour..." répliqua la vampiresse d'une voix atone avant de reprendre, se postant près de la grande fenêtre. "M'aimeriez-vous pour l'éternité?" Dolly ne bougea pas, mais répondit avec un sourire.
"-L'éternité me paraît un peu longue pour une simple mortelle comme moi." dit-elle humblement. Gwendolyn continua de fixer la nuit avec appui. Bientôt, elle se pencha un peu, posa une main, puis un bras contre les larges vitres transparentes, sur lesquelles le grand vent avait finalement fini de s'acharner. Pour l'instant tout du moins.
"-Et s'il vous fallait vivre éternellement dans le malheur, ou mourir prestement dans ce qui vous semblerait être un doux bonheur, que choisiriez-vous, Dolly?" sa voix se fit plus lourde et en même temps plus faible sur la prononciation du prénom. Le grand vent... Voilà qu'il revient...!
"-Grand Dieu! En voilà une question bien macabre!" s'exclama la belle albinos en portant deux doigts inquiets à ses lèvres. Première bourrasque! "Je ne souhaite ni vivre éternellement en me lamentant, ni vivre trop peu pour ne pas profiter de tout ce que la vie peut m'offrir.
-Et si vous étiez forcée de faire un choix?
-Mais enfin! Pourquoi de si sombres interrogations?
-Car c'est un choix qu'il vous faut faire dès maintenant." Q-Que venait-elle de dire, la vampiresse? Le sang de Dolly ne fit qu'un tour; deuxième bourrasque. Plus que d'affluer plus rapidement que la normale dans son corps, le sang de Dolly, c'était, comme si il s'était durci à l'intérieur même de son corps; gelé même. Elle fût parfaitement incapable de bouger. Troisième...? Non, pas encore.
"-Ha... Quel genre de choix me soumettez-vous là?" articula-t-elle, la voix soulevé par un souffle appréhensif et le visage gratifié d'un sourire nerveux.
"-Dolly, vous êtes prisonnière de ce manoir. Vous le serez jusqu'à ce que la mort n'emporte votre corps si pâle dans un froid tombeau plus pâle encore, ou bien jusqu'à ce que l'éternité ne soit témoin des longs siècles que vous passerez seule en ce lieu..." dit Gwendolyn d'une voix aussi sombre que dramatique. Voilà la bourrasque! Dieu, qu'elle est forte! Aussi forte peut-être que l'incompréhension de Dolly face aux funèbres paroles de son hôte. Allons, prisonnière de ce lieu...? Mais non, il suffisait d'ouvrir la porte ou les fenêtres, et voilà qu'elle serait à nouveau à l'air libre, dehors entre les assauts furieux du grand vent, et la danse macabre à laquelle s'adonnaient les dernières feuilles virevoltant autour des arbres agonisants dont elles avaient été arrachées...
"-Que voulez-vous dire?" murmura la blanche ingénue d'une petite voix mal assurée. Le vent fût si fort qu'il couvrit toutes ses paroles. Aussi Lady Thrall ne l'entendit pas et poursuivit, toujours plus gravement, toujours plus dramatiquement; comme si une sombre terreur lucide et abominable avait prit le contrôle de sa voix râpeuse.
"-A ta mort... J'étendrai ton corps sans vie... Sous ce cyprès plein de lys...
-Amour, voilà que vous me faîtes encore peur...
-Pour que jamais... Notre passion..." Elle se figea, les deux mains posées plus fermement que jamais contre les vitres, ses longs doigts crochus semblant prêts à transpercer les vitres à tout instant. "Ne périsse..." sa voix se confondit dans un souffle rauque et affaibli. Le grand vent se tût. Immortel et volage témoin de cet instant. Peut-être le temps s'était-il arrêté? Au fond de la pièce, au fond de la cheminée, deux bûches craquèrent sous la torture du feu qui calcinait leur bois et noircissait, empestait et détruisait de l'intérieur leur coeur autrefois tendre. Gwendolyn se retourna avec autant de vigueur qu'un animal ayant flairé un danger imminent.
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