Chapitre IX : Le Manoir (5) [Première partie]
Dolly ne su quel genre de guérison ce fût là, ni même si son idée fonctionna réellement lorsque, tremblante comme une condamnée, et sanglante comme une suppliciée, elle décolla vivement, avec une précipitation inquiète, ses lèvres bouillantes qu'elle avait jetées sur celles, glacées, de Gwendolyn. Tel fût l'unique solution qui lui vint dans le feu de l'action pour échapper à une morsure dans le cou de la part de Gwendolyn qui l'aurait vampirisée à son tour. Le visage inondé de larmes terrorisées, elle hésita à poursuivre cette étreinte compte tenu de ce que la vampiresse venait de tenter d'accomplir à son égard... L'ivresse du sang l'avait-elle mise en un état tel qu'elle en fût hors de sa propre personne, abandonnée à guère plus que ses bas instincts? Fatal hydromel!
Gwendolyn était demeurée inerte, figée dans sa position après le baiser. Et elle gisait là, dans toute sa grandeur, dans tout son effroi, sombre et immobile. Avec son front baissé, sa tête orientée au sol, ses deux bras écartés, ses deux mains à plat dans la poussière aux griffes plantées dans la terre, reposée de toute sa masse sur ses genoux cornus; elle semblait avoir été sculptée en cette position du burin dont on façonne les martyrs, portant l'incommensurable poids de son malheur sur ses épaules chétives. Vrai, elle faisait presque peine à voir; mais c'était sans parler de Dolly. Les deux restèrent de marbre, muettes, encore quelques instants, paralysées dans un silence mortuaire, étreintes par leurs pensées respectives les plus violentes. Mais les bras de la frêle albinos cependant, n'en demeuraient pas moins encore tout en sang; un sang qui, bien qu'il lui fût aspirée avec quelque véhémence, trouvait encore le moyen de s'écouler hors de sa chair natale. Quoique, ce ne furent guère les terribles douleur provoquée par de telles blessures qui retinrent en particulier son attention, car davantage l'anémie qui la gagnait, lentement mais sûrement, et embrouillait peu à peu ses esprits... De longues minutes suivirent encore, ponctuées du seul son de leur respiration, faible et hardie chez l'une, coupée et muette chez l'autre. Au coeur de ce silence d'une légèreté écrasante, chacune paraissait se complaire dans sa douleur respective, engagée sur cette voie par la simple vue de l'autre, par la sensation que toutes deux éprouvaient à être si proches, et pourtant si éloignées l'une de l'autre si ce n'est dans leur calme souffrance éprouvée de concert.
"Êtes-vous rassasiée?" demanda finalement Dolly dans un petit souffle serré et souffreteux, un faible rictus doux et simple ornant son visage à cet instant. Ces paroles vinrent à Gwendolyn comme une bourrasque dirigée contre son coeur. Elle baissa la tête et ne dit rien.
"Dites moi que... Tout cela ne fût pas vain, si j'ai au moins pu satisfaire votre faim." repris Dolly d'une voix fébrile, affaiblie d'avoir perdu trop de sang; et dans laquelle se laissaient pourtant percevoir comme des petits morceaux de vaillance, qui s'imprégnaient les uns des autres jusqu'à être à même de lui fournir la force de parler. Gwendolyn articula, la voix nouée et vacillante :
"-Je crains que... Trop de pensées embrument mon esprit pour... Pour..." Elle gémit terriblement sans parvenir à terminer sa phrase, se retournant, et portant une main dramatique à son visage; hantée de honte, de remords, et sans doute plus encore. Sa respiration se fit très forte, et soubresautée de larmes étouffées.
"-Allons... Allons ma belle, ce n'est rien." murmura Dolly, toujours plus anémiée par le sang qui n'avait de cesse de s'écouler en de larges flots onctueux et délicatement tièdes de ses deux larges entailles rougeoyantes. La vampiresse laissa échapper des profondeurs de sa gorge un "Ha!" sombrement euphorique, grave et terrible.
"-Ce n'est rien...? Vous trouvez que ce n'est rien...?" murmura la vampiresse pour elle-même, d'un ton presque agressif, révulsée que son comportement fusse jugé de la sorte.
"-Je ne sais ce qui vous a pris, ni quelle passion dévorante s'est emparée de vous. Mais vous n'étiez pas vous-même. Tout du moins, pas celle que je connais et aime. Amour, bel amour, je vous en prie : oublions ce fâcheux incident; car j'ai plus de coeur à vous aimer qu'à vous rejeter!" dit Dolly d'un souffle torturé de bonté qui sonna comme une veule expiration, d'une mollesse langoureuse et affaiblie qui caressa le visage de son aimée. Plus que jamais tourmentée par ce que l'on supposa être ses démons intérieurs, Gwendolyn Thrall releva alors la tête, lentement tout d'abord, et le corps suivit. Soudain, les yeux de Dolly s'écarquillèrent en grand. Gwendolyn?!
"Gwendolyn...?" Mais...?! Où étaient passés les traits fatigués de solitude, las d'éternité, abîmés, cornus, piqués, pointus, écharpés, angulaires et osseux, en ce visage, cette peau, ce corps? Bien que tout conserva son originelle pâleur, sa maigreur macabre, ses piques et ses crochets formés à même la peau trop fine par les os trop pointus, il y avait désormais en ce visage, cette peau, ce corps, ni plus ni moins que la marque distincte d'un rajeunissement! Les joues étaient maintenant moins plates, les yeux moins enfoncés, et même les prunelles d'obsidienne semblaient plus brillantes. Tout avait beau demeurer blanc, squelettique et malade, jamais l'on aurait pourtant crû la vampiresse en meilleure santé qu'à l'instant! Si, en âge humain, on lui eût donné au moins quarante ans (faute à ses courbes austères et son regard usé) avant son repas de sang humain, désormais on lui en donnait bien vingt de moins. Comme enveloppe de l'âme d'une vieillarde malheureuse, le corps avait désormais prit les formes d'une demoiselle dont l'âge paraissait s'avoisiner à celui de Dolly. De vampiresse à monstre, puis de monstre à vampiresse rajeunie? Gwendolyn Thrall n'avait décidément de cesse de réserver bien des surprises à son hôte...
"Qu'y a-t-il?" demanda la vampiresse avec inquiétude, à la vue du regard complètement étonné de Dolly.
"-Gwendolyn... Vous? Votre visage..?" répéta Dolly, abasourdie. Gwendolyn porta alors ses mains, toujours aussi fines et crochues à son visage. Elle palpa, analysa, conclût : diantre, elle avait rajeuni! Maintenant, pensa Dolly, elle était bien jolie... Toujours terriblement mortifiée, vrai, mais la tendre albinos ne pût s'empêcher de ressentir comme une bouffée de chaleur lui descendre au corps accompagné d'un petit frissonnement au corps en voyant la nouvelle vampiresse.
"-Ciel, et c'est votre sang que mes lèvres impies ont souillées qui m'a accordé cette nouvelle apparence bénie... chuchota Gwendolyn, là encore pour elle-même.
-Oui! N'est-ce pas merveilleux?" souffla Dolly tout bas, comme si elle était sur le point de rendre l'âme. Gwendolyn fixa les blessures de Dolly, plus dépitée que jamais.
"-Merveilleux !" répéta-t-elle gravement. "Merveilleux! Vous saignez à mort, par ma faute, moi qui ait... Qui ait sans compassion bu votre sang; répugnante créature que je suis! Dolly comment osez-vous dire, voyant l'état dans lequel je vous ai mise, que tout cela est... Merveilleux...?" Elle se précipita vers sa belle et saisit son bras gauche, celui qu'elle avait griffé, le plus délicatement possible. "Merveilleux, ce crime contre votre chair?" clama-t-elle tristement en baisant la plaie avec une délicatesse enrouée d'horreur face à la réflexion de sa nature la plus crue et intrinsèque dans la chair abîmée de celle qui eût l'ignorante et innocente audace de lui faire ainsi présent de son corps. "Ah, il n'y a que vous pour voir du beau dans l'horrible! soupira Gwendolyn, la voix lourde et légère à la fois, pareille à une plume de plomb. Vous... Vous trouvez toujours l'étincelle de lumière, même au coeur des ténèbres les plus obscures! Non...vous êtes cette étincelle! Non! Vous êtes tel le lys pur au milieu d'une forêt d'arbres profanes... Oh! Dolly, Dolly! Vous êtes mon lys! Vous êtes mon lys, tendre et sublime!" Forte de trop d'émotions incontrôlables, la vampiresse se jeta au corps de celle qu'elle avait décrite en de si élogieuses métaphores.
"Pardieu, vous ne vous contrôlez plus..." gémit doucement celle-ci.
-Vrai, je ne le peux..." Le regard de Gwendolyn chavira des plaies de Dolly à son visage, ses grands yeux doux, jusqu'au lys nacré qu'elle avait auparavant placé dans ses boucles blanches. Le souffle plus fort, elle caressa ses gentils cheveux, s'attardant sur le lys, embrassa les deux. La voix pâle, elle murmura :
"Pourquoi m'adresser encore la parole? Pourquoi ne pas me fuir? Après tout ce que je vous ai fait...
-Vous m'avez fait des frayeurs, vous m'avez donné du bonheur... Maintenant je vous aime plus que jamais, quand bien même ces instants doivent être mes derniers... " répondit doucement Dolly, dans un souffle veule et mourant.
"-Vos derniers instants?! O malheur! Mais pourquoi?!
-Enfin, voyez mon sang...
-Oh, comment ais-je pu l'oublier?! Nay, ma chère, votre heure n'est pas pour tout de suite. Vous ne mourrez pas ainsi, jamais!" s'écria la vampiresse en se précipitant à une vitesse prodigieuse et surnaturelle hors des souterrains où toutes deux s'étaient engouffrées. Les aiguilles du temps n'eurent pas le temps de faire un seul tour complet qu'elle revint immédiatement auprès de l'ange blessé, un viola à la main.
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