Chapitre I : Le Manoir (1) [Seconde partie]
N'attendant pas davantage, Dolly se dépêcha de revenir sur le perron de la grande demeure, et, après un court instant d'hésitation, franchit finalement la lourde porte qui se referma derrière elle une fois que la demoiselle fût entrée. Le manoir était sombre. Désespérément sombre. Il paraissait abandonné, et pourtant, la vie semblait encore y battre. Comment étais-ce possible ? Le sol, parquet de noyer : sombre, usé, et pourtant lustré, foulé il y a peu. Comment étais-ce possible ? Les murs : tapisserie florale. Rouge ! Rouge sang, sur les tapisseries florales, les fleurs étaient rouge sang : roses rouges sang, coquelicots rouges sang. Bruyères, lupins, pivoines, delphiniums ? Rouge sang ? Sang. (Vus par des yeux rouges sang). Vieillis, fond blanc devenu brun, avec le temps, brûlé à certains endroits. Vieillis ? Au moindre pas le sol sombre sonnait de sordides crissements. UNE NOTE ! Dolly sursauta, une note de musique venait d'être jouée, une belle mélodie commençait à emplir les lieux. Le manoir était habité, le manoir était habité; qui jouait si bien ? Du violon ? Non, du viola. Quel bel instrument. Quel bel intérieur ! Experte, Dolly reconnût le morceau joué là-haut : "L'introduction et Rondo Capriccioso", de Camille Saint Saëns. Au viola seul ? Seigneur ! Il régnait en ces murs un musicien ou une musicienne d'un talent remarquable ! Elle continua d'avancer. Devant elle se dessinait un fin couloir tortueux. Qu'en résultait-il ? Un large escalier, mais le bois en lequel il était fait n'était plus noir ! Adieu noyer, quel est donc ce bois rouge comme les feuilles d'érables ? La tapisserie à l'étage est noire, blanche et garnie de fleurs...noires ! Oh, que leur est-il arrivée, à ces pauvres petites fleurs, pour qu'elles soient si sombre ? Une note échappée du viola vira dans un bémol, puis soudainement un dièse dantesque, si puissant que Dolly en eût le souffle coupé. Quelle puissance ! Nulle autre qu'une personne en totale symbiose avec son instrument ne pourrait jouer avec autant d'âme : écouter le seul son de ce viola merveilleux lui provoquait presque les mêmes sensations que lorsqu'elle était au violoncelle ! Néanmoins, l'intérêt de la visiteuse ne se porta pour l'instant pas sur l'exploration de l'étage, bien que quelque chose en elle la suppliait de monter et de voir qui était ce ou cette musicienne qui délectait ses oreilles avec tant de maîtrise.
Respectivement à la gauche et à la droite de l'escalier, le couloir se séparait en deux salles, de taille identique. Dolly hésita un instant, entra dans celle de droite, n'y trouva rien d'intéressant, puis rebroussa chemin, se dirigea vers celle de gauche, et y vit alors des choses qui retinrent bien plus son attention. Il s'agissait d'un grand salon faisant l'étalage d'un luxe modéré et d'un confort tout à fait étrange, bien que Dolly ne sache vraiment expliquer pourquoi. Le sol en parquet...noir...était ici recouvert d'un large tapis...rouge...sur lequel siégeaient entre autre une large table oblongue où devaient être servis les dîners lors de grandes soirées. Mais pas de décorations frivoles ni de plats somptueux pour ce soir là : il n'y avait de posé sur la nappe rouge que deux grands candélabres, éclairant à eux seuls une bonne partie de la pièce. Au fond, c'était un espace plus intime, près d'une cheminée dont le feu était encore allumé : il y avait un divan sur lequel l'on pouvait conter fleurette au rythme des craquements du bois dans la cheminée, trois fauteuils pour délecter ses yeux et son imagination tant de la danse des flammes que du plaisir d'une bonne lecture, et une table basse sur laquelle l'on pouvait prendre le thé par des après-midi pluvieux. Et aussi... Les yeux de Dolly s'écarquillèrent. Et aussi...des instruments. Un clavecin en aulne, mignon, il se confond bien avec le paysage. Mais ? Un violoncelle ici ?!
En haut, la ronde venait de prendre fin. Le silence retomba sur la demeure. Dolly se précipita avec une hâte qu'elle ne mesura même pas vers le violoncelle, comme si elle fût attirée à lui par un aimant. Combien de temps n'avait-elle pas joué ? Les quelques jours ayant précédé son départ de Riverhive, les préparatifs avaient pris tant de temps qu'elle pût à peine s'exercer, à son grand dam. D'un geste fébrile, elle caressa du bout de ses longs doigts fins le bel instrument, finement taillé, majestueux dans son grand habit d'acajou. Un archer était même posé à ses côtés, sur le dos du clavecin fermé. Instinctivement, Dolly le saisit. Mais aussitôt se refréna-t-elle.
"Enfin, et si l'on se fâche que j'utilise les instruments d'ici sans en avoir la permission ?" pensa-t-elle alors, presque déçue d'une telle lucidité de sa part; elle qui mourrait d'envie de jouer. Elle resta bien une minute entière immobile, paralysée entre son désir insatiable de faire honneur de ses talents au beau violoncelle, et ses bonnes manières qui auraient voulu qu'elle n'attende au moins la permission du ou de la violiste de là-haut. Elle soupira finalement. Si elle devait subir des remontrances par le futur, oh; hé bien soit ! Rien pour l'instant ne l'empêcherait de jouer !
Dolly s'assit sur un petit tabouret carré à proximité de l'instrument, en saisit le manche, et le rapprocha d'elle comme l'on inviterait dans ses bras un ami de longue date. Sans même jouer, elle commença par promener ses doigts blancs sur le bois verni, caresser les cordes en boyau; chair contre chair, passer le bout de ses ongles dans les deux larges rainures sur le corps du camarade dont elle allait d'un instant à l'autre être la Muse inspirée. Galvanisée à ces simples touchers, la nouvelle Euterpe aux cheveux et à la peau de nacre brandit son archer.
La première note arriva, son âme jaillit sous les fibres de l'archer. Aussitôt, tout son corps se confondit dans la belle mélodie, l'envoûtante musique. Son souffle se perdit dans les soupirs entre deux croches endiablés, et son cœur ne battait dès lors plus qu'au rythme du tempo. Ses yeux fermés, elle connaissait parfaitement les mouvements de doigt et de poignet à effectuer. C'était là un apprentissage et une passion qui s'étaient gravés en elle avec autant d'indélébilité qu'une cicatrice sur la chair; mais cette cicatrice là était la plus douce dont Dolly n'ai jamais été marquée. Il lui sembla même, sans qu'elle ne sache pourquoi sur l'instant (la musique absorbait ses pensées les plus profondes), qu'un autre instrument vint se coupler au morceau qu'elle jouait. Un autre violoncelle ? Non, elle interprétait avec une maîtrise rare la "Passacaglia en G mineur" de Haendel, une pièce prévue originellement pour deux violons, mais qu'elle avait eût à plaisir d'adapter pour son instrument tant la beauté de l'œuvre l'avait saisie lorsqu'elle la découvrit il y a de cela plusieurs années. Elle avait commencé à jouer la mélodie principale, mais aussitôt ce second instrument...ce ne pouvait pas être un violon, le son qui s'en dégageait était plus grave, plus pincé...un viola ? Aussitôt le mystérieux viola s'imbriqua dans la danse et commença à jouer la mélodie de tête; tandis que Dolly enchaîna sans même qu'elle ne s'en rende compte sur les basses.
Ballet de deux corps, ballets de deux âmes, lys et cyprès, qu'ils sont beaux lorsqu'ils jouent l'un avec l'autre...
Le corps entier de Dolly vibra spasmodiquement sous l'incroyable force et les émotions si intenses que lui provoquèrent la Passacaglia. Quel visage elle avait à ce moment ! L'image même de la musique s'y reflétait ! Puissante, passionnée, d'une dextérité, d'une force d'âme et de corps inouïe, la blanche Euterpe était là, si talentueuse, si majestueuse comme il n'en existait aucune autre ! Envolée de notes, Dolly s'en mordit les lèvres ! Qu'il était bon de jouer à nouveau! Arpège enflammé, tout son corps s'embrasa de virtuosité ! Puis soudain un passage en pizzicati, son souffle chaud, haleta, avec autant de rythme, que ses longs doigts blancs, pinçaient les cordes, avec autant de force, que de délicatesse. Puis retour aux croches en folie ! Oh, quelle jouissance! Dolly esquissa une grimace de plaisir alors que tout son corps avait pris le dessus sur sa raison. Il n'y avait plus rien d'autre que la musique ! Prête à donner la note finale, celle qui conclurait ce grandiose récital, Dolly souleva légèrement son poignet, archer en main...
https://youtu.be/fuUQPRUftUc
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