Chapitre I : Le Manoir (1) [Première partie]

Amour, allons voir si le lys

Sous le cyprès a bien grandi.

A ta mort, j'étendrai ton corps sans vie

Sous ce cyprès plein de lys

Pour que jamais notre passion ne périsse...


"Vous êtes mon lys, mon précieux, tendre et beau lys adoré. Je..."

Le vent hurla, et gela la plaine de son cri mordant. La gorge serrée par cette étreinte glaciale et coupante, Dolly ouvrit légèrement la bouche, aspira dans sa respiration un peu de froid, et se réveilla en sursaut; prise de frissons. Elle crût l'espace d'un instant que son souffle s'arrêta, et se mit à haleter; une main posé sur son coeur battant vigoureusement. Aussitôt, le grand vent n'attendit pas : il la mordit férocement, lui arrachant un petit sursaut qui lui fit perdre une nouvelle fois son souffle, comme s'il cherchait à l'aspirer. Dolly posa une seconde main sur son coeur, qui lui semblait cette fois-ci battre encore plus vite, comme s'il fût affolé. La jeune fille, désorientée, roula ses yeux sanglants autour d'elle : où était le fiacre? Où était-elle? Partout autour, ce n'était que plaines sauvages et végétation dépérissante face aux affres de l'intransigeante automne. Pas de fiacre à proximité, pas même de route. Il n'y avait que le grand vent, ce champ de belladones, de gentianes, de pétunias, de volubilis et de zinnias, et Dolly Heaventon, allongée en plein milieu de cette nature mourante comme si elle en fût elle-même un composant. Avec peine, elle se leva, secoua sa grande robe noire et mauve qui lui dévoilait les épaules (qui avaient commencées à bleuir sous une telle fraîcheur), et aussitôt serra ses deux bras les uns contre les autres, cherchant à créer un tant soit peu de chaleur en ce corps frigorifié qu'était le siens. Une nouvelle bourrasque l'attaqua sans crier gare, et fût si violente que Dolly faillit en perdre l'équilibre. Une troisième vint, encore plus violente et glaciale que les deux précédentes. Elle frappa violemment la jeune fille dans le dos, lui laissant échapper un petit cri provoqué tant par la surprise que l'horrible frisson glacial qui lui traversa le corps tout entier à cet instant. 

Pourquoi le vent était-il si frais? L'on était encore qu'en novembre, le pire était à venir vers les mois de janvier et février. Les bourrasques continuèrent. Moins puissantes, mais plus nombreuses; et semblaient presque s'en prendre à Dolly. Elle fit alors quelques pas hasardeux entre l'herbe et les fleurs sauvage, poussée dans toutes les directions par les frimas tournoyants. Elle avait de plus en plus froid, et pouvait déjà sentir ses muscles se raidir, ses lèvres douces gercer méchamment, et sa peau pâlir encore plus qu'elle ne l'était déjà, voir même bleuir à certains endroits. Le grand vent ne lui accordait aucun répit, la malmenait, l'agressait, s'amusait à la contempler si hagarde et désemparée.

Dolly ne savait où aller, autant qu'elle ignorait tout du lieu où elle se trouvait. Nageait-elle en plein rêve? Non... Le froid brûlait et givrait sa peau pâle en même temps, la piquait et la transperçait comme milles poignards. Jamais aucun rêve ne pourrait provoquer d'aussi désagréables et pourtant si réelles sensations... Mais dans ce cas, comment s'était-elle retrouvée ici, en pleine campagne anglaise (à supposer tout du moins qu'elle soit toujours en Angleterre), alors que le soleil illuminait les vastes plaines sauvages de ses derniers rayons? Y avait-il eût un accident avec le fiacre? Peut-être le véhicule avait-il été renversé, la porte se serait ouverte, et Dolly serait tombée, aurait roulé dans l'herbe, jusqu'à s'arrêter ici, évanouie? Non, si c'était le cas, le cocher serait descendu la chercher. Se pouvait-il autrement que l'attelage ait été attaqué, et le cocher tué? Non, là non plus, les choses ne coïncidaient pas. Pourquoi était-elle ici, intacte et seule, dans ce cas? Les bandits -ou quoi qu'ils puissent être- ne seraient pas repartis sans elle, ou alors ils l'auraient tuée. Mais Dolly était bien vivante, elle n'en douta qu'un minuscule instant; aussitôt cette pensée parvenue à son esprit. Cependant, un détail vint agiter ses pensées : il pleuvait lors de son départ de Riverhive, et la pluie n'avait cessé de tomber durant tout le trajet, d'après ses maigres souvenirs. Pourtant, elle n'était pas mouillée, et le sol non plus. Il semblait n'y avoir jamais eût de pluie. A moins que Dolly ne fût endormie bien plus longtemps qu'elle ne le pensait...? Le mystère restait entier. Et tandis qu'elle se questionnait sur ce qui pour l'instant lui était insoluble, le vent n'avait de cesse de l'attaquer, la torturer, et se jouer de l'impuissance de sa victime face à lui. 

Dolly avança quelques mètres au hasard. Il lui fallait vite trouver un endroit où passer la nuit, sans quoi elle serait congelée vivante d'ici demain matin. Elle commençait à perdre espoir quand soudain, une lumière scintillant dans le crépuscule attira son attention. Pensant que c'était là le feu de camp d'un voyageur, elle s'y dirigea aussi vite que ses muscles frigorifiés le lui permettaient. Quelle ne fût pas sa surprise de voir alors surgir devant elle une petite colline sur laquelle se dressait un large manoir dont la lumière était visible à travers les fenêtres!

Sans plus attendre, Dolly se précipita vers la demeure, poussée en la direction inverse par le grand vent. Une fois au pied de la colline, il lui fallût ensuite traverser une petite rivière, dont le pont qui la surplombait se confondait en sa fin à un escalier menant à un petit chemin montant jusqu'au manoir. L'eau était presque grise. Bien qu'elle fût parfaitement pure, elle paraissait trouble. Le pont-escalier n'avait visiblement pas été entretenu depuis des lustres : la rivière sur laquelle il avait dû imposer une lourde domination durant plusieurs décennies semblait reprendre ses droits, et l'eau avait inondé les premières marches en s'engouffrant dans de petits trous où les pierres s'étaient effritées avec le temps. Dolly remonta le bas de sa robe pour ne pas la mouiller, mais manqua à deux reprises de glisser, et eût au final plus de difficultés qu'elle ne l'aurait imaginé à franchir un simple pont. Enfin sur l'autre rive, elle remarqua d'un seul coup que le soleil s'était couché entre temps. Il faisait nuit noire, et seule l'une des fenêtres du manoir éclairait désormais le paysage. Drapée de son lourd manteau de ténèbres, la lune brillait faiblement dans le ciel, et le vent n'aurait pu souffler plus fort qu'à cet instant... Dolly se pressa de gravir les marches restantes, étroites et difficilement praticables, jusqu'à parvenir au petit chemin de terre tracé au milieu des herbes folles, des fleurs dépérissantes, et des arbres agonisants. Une violente bourrasque se jeta sur elle, plus violente, plus froide encore que toutes les précédentes, à tel point que Dolly manqua d'en tomber à la renverse! Ce vent, ce maudit vent, il faisait décidément tout pour qu'elle ne s'approche pas d'ici! Le cruel! Mais elle brava l'implacable seigneur des airs. Et, toujours plus frigorifiée, tremblante, essoufflée par tant d'efforts autant que par le froid, qui faisait sortir de vastes buées vaporeuses de ses petites lèvres pâles, Dolly parvint enfin devant la porte du manoir. Le grand vent rugit, souffla sur elle son plus puissant et glacial mépris, s'acharna comme un diable; pour peu elle se serait envolée sous ses assauts furibonds! Craignant de se faire emporter, Dolly attrapa une large corde près de la porte d'entrée à laquelle était reliée une lourde cloche, et tira trois fois dessus. La cloche résonna d'un bruit d'outre tombe, et effraya quelques corbeaux et corneilles plus noirs que la nuit qui quittèrent précipitamment leur perchoir en croassant d'effroi. Aucune réponse. Le vent, lui, hurlait. Saisissant à nouveau la corde, Dolly tira trois nouveaux coups, pour un résultat identique. En désespoir de cause, elle se mit à toquer avec ses propres mains contre la lourde porte d'ébène.

"Il y quelqu'un?" demanda-t-elle, sa voix cristalline affaiblie par le froid et entièrement effacée sous les assauts du vent. Une énorme bourrasque la tira alors vers l'arrière, si violente que Dolly en recula de quelques pas. 

"Mais enfin! Quel vent cette nuit là!" s'exclama-t-elle, énervée de devoir lutter de la sorte contre ses assauts furieux. Elle se retourna alors vers le chemin qu'elle venait d'emprunter. Dieu, qu'il était sombre désormais! Dolly ne voyait même plus le champ où elle s'était réveillée. La nuit l'avait engloutit. Il en allait de même pour la rivière, le pont et les escaliers : l'obscurité les avaient absorbés; ils ne seraient plus jusqu'au matin. A quand la douce aurore, ou les couleurs et les sentiers réapparaîtrons? Pour l'instant, il n'y avait rien d'autre que l'indicible obscurité, et sa macabre symphonie de sons invisibles...

Soudain, un grincement de porte lent et distordu résonna dans les limbes. Dolly se retourna vivement, toujours plus gelée au fur et à mesure que le grand vent multipliait ses attaques glaciales. Une faible lumière, autre que celle provenant de la fenêtre en hauteur du manoir, se faufila à travers les ténèbres; alors que le grincement venait de cesser, comme mort. La porte venait de s'ouvrir. 

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