Une femme battue, une sorcière incompétente et un domestique idiot
Le bain était brûlant, et il y avait deux baquets, car Finia, la femme de Roget, s'employait à astiquer ma tunique noire de la poussière du chemin dans l'autre.
Un coup de main trop fort, et elle la déchire. Je lui jette un regard noir (même si j'avais honte qu'on s'occupe de mes vêtements) et elle me dit qu'elle va chercher quelque chose pour le remplacer.
Roget, accompagné du chef d'équipe des essarteurs, un gaillard tellement grand qu'il se tapait la tête au plafond, m'amène Hermance. Elle a de long cheveux clairs et les yeux allongés des gens de Varna, mais le visage travaillé par les larmes.
Elle est couverte de grands bleus qui recouvrent ses avant bras et un sur le coin de sa mâchoire.
Alors que je suis assis dans mon baquet et que je me passe un bloc de savon gras sur les bras, j'interpelle le chef essarteur :
- « C'est vous, ces blessures ?
- Non, Msieu. »
Il semble rétrécir sous mon autorité. Parfait.
Je donne un coup de menton vers Hermance.
- « C'est vrai ? »
- C'est vrai », répond-elle.
Son timbre et son élocution sont ceux d'une personne très intelligente, et qui a lu quelques livres.
- « Il va falloir me dire comment vous vous êtes fait ces blessures, madame.
- C'est mon époux. »
Roget ne dit rien, j'imagine que c'est donc vrai. Il y a plusieurs strates de blessures : c'était donc un comportement habituel de violence.
- « Donc ce Eudes vous tape dessus et la situation ne peut plus durer. Vous décidez d'en finir et vous demandez un poison à la rebouteuse, c'est ça ?
- C'est exact, messire. Et je n'ai aucun remords.
- C'est intolérable ! explose Roget. Ils ont été unis devant les Dieux ! »
Je plonge mon regard dans celui de la belle Hermance. Elle comprend qu'elle sera traitée avec justice et me répond avec une gratitude noble et silencieuse.
- « Je veux qu'Hermance soit soignée et qu'elle bénéficie du meilleur traitement en attendant mon jugement.
- Vous allez la gracier ? s'exclame le bourgmestre, stupéfait, en renvoyant Hermance et l'essarteur d'un geste.
- Cela m'est impossible. Jusqu'à preuve du contraire, elle a tué un homme, fut-il infâme. »
Roget fait appeler Esclarmide et me glisse :
- « Un homme n'est pas infâme parce qu'il frappe sa femme. Au Sultanat de l'ouest, on dit « frappe ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle sait. ». Et ce Sultanat est aussi appelé « le Royaume de la Sagesse. »
- Je note vos bons conseils, Bourgmestre. »
Mais il était le seul que j'avais envie de pendre. Donc, tout le village savait que ce Eudes battait sa femme et personne ne faisait rien. Charmant endroit.
J'ai demandé encore de l'eau chaude et deux gamins en ont monté le long des escaliers, bousculant la vieille dame qui devait être la rebouteuse.
Sale, en haillons, des tatouages en sigles Osmanliens sur le visage, elle avait tout d'une mendiante. Je lui ai demandé de décrire son travail :
- « Je soigne le village et les hameaux des environs. J'aide aux naissances, je recouds les plaies, je chasse les démons. Je fais des élixirs pour rendre la queue de ces messieurs un peu plus raide...» elle jette en regard en coin à Roget qui lui rend un regard noir.
- Sur dix naissances, combien de nouveaux nés meurent ?
- Cinq en moyenne, messire. Trois en été, parfois moins si Ina nous donne sa grâce. »
Je regarde ses mains. Elle est si sale qu'elle doit être responsable de la moitié des morts de nouveaux nés.
- « Si on la pend, on en trouvera une autre », s'exclame Roget.
Je lui ai demandé si elle avait de quoi recoudre une plaie, et elle a souri d'une bouche aux dents noires, insupportables à regarder, en tapotant une besace sur son coté. Elle ne devait pas avoir cinquante ans. J'ai demandé un couteau qu'on m'a tendu dans le bain. J'ai pris soin de le désinfecter avec du savon.
- « Approche, sorcière. Et ne crains rien. Tu ne mourras pas de cette lame. »
Peu rassurée, elle s'est avancée. Avec le couteau, je lui ai entaillé légèrement le flanc. Elle n'a rien senti, et je savais pourquoi : elle puait l'alcool.
- « Maintenant, recouds toi. Je veux voir ton œuvre. »
Elle s'est assise et a commencé son travail. Ses mains étaient sales, mais sûres. Elle avait du recoudre pas mal de gens.
- « Pendant ton travail, permets moi de poursuivre mon interrogatoire. Dame Hermance vient te voir et te demande de concocter un poison. Ce que tu fais. »
- Je ne savais pas ce qu'elle allait en faire, Messire.
- Oh bien entendu, son mari menace sa vie en permanence et tout le monde le sait, donc c'était donc un vrai mystère.
- C'est pour ça que je pense qu'elle est aussi responsable, ajoute Roget.
- Quel type de poison as-tu préparé, sorcière ?
- Une feuille de digitale séchée, broyée dans une solution d'alcool et d'eau.
- Une seule feuille ?
- La digitale est un poison puissant.
- Qui t'a appris à faire des poisons ?
- Ma mère m'a tout appris. Elle ne m'a pas appris les poisons, mais elle m'a appris que quand on mange de la digitale, on peut en mourir.
- Messire Roget ici présent me dit que tu accuses Baudoin d'avoir tué Eudes. Pourquoi ?
- Parce que la digitale entraîne des vomissements avant la mort. Et ce n'a pas été le cas de Eudes. Mon poison n'a donc pas été utilisé. Si ce n'est Hermance, c'est peut-être Baudoin. Il préparait leurs repas et qui sait, il était amoureux de cette jolie dame. »
Elle avait fini de se recoudre. Le travail était honnête. On pourrait faire de cette alcoolique une bonne infirmière, si elle prenait un bain de temps en temps.
- « Merci pour tes réponses, Esclarmide. Prends du repos, et va prier Ina. »
Elle incline la tête et s'en va à reculons. Je soupire, songeant que la rebouteuse est inculte et n'aura rien à m'apprendre, et que mon livre de magie restera vide. Roget se jette sur moi :
- « Ne me dites pas que vous allez la gracier aussi ? »
- « Vous n'avez pas à questionner mes décisions. Et justement calmez vous, aucune décision n'a été prise. Cependant la sorcière a raison. Une seule feuille de digitale ne peut pas tuer un homme capable de battre une femme comme Hermance. Faites venir le domestique. »
Bon sang, le Baudoin était carré comme un tailleur de pierre et deux fois plus grand que le Bourgmestre. Il pleurait presque et s'est agenouillé devant moi. Après de pénibles interrogatoires je comprends que Eudes lui a demandé de cuire un pigeon et qu'il en est mort à la première bouchée.
Je creuse la question du pigeon, d'où venait-il, était-ce bien un pigeon, de quelle couleur était-il, avait-il l'air malade avant qu'on lui coupe la tête...et Roget trépigne d'impatience. Et puis, après diverses circonvolutions, Baudoin m'avoue :
- « J'ai mis quelques herbes du jardin ce soir-là, car Maître Eudes me disait que mes plats étaient toujours fades. J'ai donc fait cuire le pigeon avec du laurier rose.
- Du laurier sauce ? Ou du laurier rose ?
- Du laurier avec les belles fleurs roses, celui du jardin.
- Beaucoup de feuilles ?
- J'ai fait disparaître le pigeon sous les feuilles. »
Je me suis calé dans le baquet. Une feuille de laurier rose rendrait un colosse zinzin, deux arrêteraient le cœur de quiconque. J'avais mon tueur, et c'était la bêtise d'un serviteur.
- « Qui t'a formé en cuisine, Baudoin ?
- Personne, messire. Ma famille avait une dette envers Maître Eudes et j'ai accepté d'être son domestique pendant un an. Mon vrai métier, c'est coupeur de bois.
- Merci Baudoin. Tu es un brave homme. Sache que, quel que soit mon jugement, tu seras traité avec justice. »
Il s'incline et on le raccompagne. Finia revient avec une belle robe du jaune de Varna, ornée d'une tête de lion en surpiqûre. Roget soupire devant cette extravagance, mais je sors enfin du baquet, je me sèche et j'enfile la tenue que j'ajuste avec grand soin. J'épingle la broche et je peigne mes cheveux avec mes doigts.
- « Maitresse Finia, j'apprécie votre diligence. J'ai une dernière chose à vous demander. »
Elle se tient devant moi, le baquet dans les mains qu'elle voulait débarrasser. C'est une brave femme, et j'espère que Roget n'a jamais levé la main sur elle.
- « Dites-moi, dans cette histoire, qui est responsable, selon vous ? demandai-je.
- Mais on s'en fiche, de son avis ! s'emporte le Bourgmestre.
- Son avis m'importe, d'autant plus que je connais déjà le vôtre. »
Elle hésite puis dit :
- « Et bien...quelqu'un est mort...et...il faut châtier les coupables...»
- Je suis de cet avis. Et vous, messire Roget ?
- Mais, moi aussi !
- Parfait, alors convoquez tout le monde devant votre gibet de fortune. Je vais rendre justice. »
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