Une excellente mémoire
Une pièce immense, aux tentures représentant des cartes du monde, du Royaume d'Aria, et des environs de Rideau. Une cheminée haute comme une cabane.
Une longue table couverte de cruchons d'hypocras, ce vin aux épices et au miel, de morceaux de lards fumés, de quartiers de pommes, de pain toasté en tranches épaisses, de soupe de chou et de navet, de ragoût de viande et de légumes, de poissons de rivières frits, et de pain d'épices. Au milieu de la table, un cygne entier rôti. Les plats allaient et venaient depuis les cuisines proches, parfois réchauffés dans le brasier.
En bout de table, entouré de conseillers de tous âges, le Seigneur du Rideau. Il était plus grand que tous les autres hommes, et plus gros aussi. Enveloppé dans le bleu des armoiries du Rideau, il dévorait, avalait, et décidait. Des yeux féroces, et une voix à abattre des maisons.
Garnier pose un genou à terre, et agacé, le Seigneur fait un geste et ordonne :
« Asseyez-vous, tous, et mangez. Garnier, raconte moi ton histoire. »
Si Julia commença à dévorer tous les plats sous l'œil approbateur du Seigneur, Garnier fit un récit tout à fait détaillé de son voyage. J'en appris d'ailleurs beaucoup sur Arance après mon départ : la maison d'accueil de Dame Hermance avait déjà sauvé une famille de la détresse ainsi que deux enfants errants sur les routes. Esclarmide, sous grosse pression de la corde, avait enfin réussi à guérir je ne sais quelle pneumonie chronique chez un villageois. Enfin, et surtout, Ordo était devenu une légende, et les gens d'Arance vénéraient le Seigneur du Rideau.
Il raconta tout cela, et tout Claveau et notre retour aussi, puis conclut en remettant un sac lourd d'écus sur la table, qu'une carriole de trésors attendaient dans la cour.
Le Seigneur s'essuya la bouche, puis s'adressa à moi :
- « Ordo...c'est vous, hein, le bailli Ordo ? Dites-moi Ordo, est-ce que Garnier a bien tout dit dans son récit ? Est-ce que vous n'avez pas, pris dans votre élan d'efficacité, également conquis la cité de Varna à vos heures perdues ? Ou pacifier le sombre pays juste pour vous amuser ? »
- « Non, messire. Tout semble vrai. »
- « Diriez-vous, Ordo, que Garnier a une bonne mémoire ? Disons-même, une mémoire excellente ? »
- « Oui, messire. Une excellente mémoire. »
- « Parfait. Maintenant que nous avons statué sur l'excellente mémoire de Garnier, mon cher chevalier, j'ai une question pour vous. Sire Garnier, il n'y a pas trente jours, cette fripouille de bailli Ordo, qui est mon sujet depuis toujours, était assise juste ici. Et pourtant je ne le reconnais pas. Vous qui avez une excellente mémoire, donc, dites moi, est ce que le bailli Ordo est bien l'homme qui est devant moi ? »
J'ai gardé mon calme, mais j'ai senti mon cœur exploser. Julia, qui était en train de grignoter un poisson frit, le lâcha d'un coup. Garnier dit simplement :
« Non, messire. Cet homme est un imposteur. »
Voilà pourquoi il voulait que je rentre ! Il m'avait dupé. J'ai eu du respect pour sa fourberie. Le Seigneur posa son regard sur moi et je répondis :
« Ordo pend par le cou dans une forêt au sud d'Arance. Et il fallait résoudre un problème dans ce village. »
Le Seigneur interpelle Julia :
- « Toi ! Tu savais que ce n'était pas Ordo ? »
- « Oui. », affirma-t-elle dignement.
La folle ! Elle se condamnait par complicité alors qu'elle aurait pu mentir ! J'interviens :
« Elle dit n'importe quoi. Elle ne savait pas. Elle ne savait pas ! Regardez-la. Vous pensez qu'elle peut me démasquer ? »
Tous nos regards se sont croisés. Mais un homme aussi vaillant et expérimenté que le Seigneur savait lire dans les cœurs. Il hurla :
« PENDEZ-LA ! ICI MÊME ! »
Julia resta bouche bée. Garnier enserra son poignet, mais elle n'arrivait pas à réagir. Un écuyer passa une corde autour d'une poutre du plafond, comme si cela arrivait régulièrement.
- « Messire, ai-je dit en gardant mon calme mais avec des mots rapides, notre travail vous a ramené bien des richesses...ne peuvent-elles pas acheter notre pardon ? »
- « N'est-il pas grave de mentir à son Seigneur ? »
Ils passaient un collet autour du cou de Julia, qui commençait à se réanimer et à hurler.
« Messire, elle vous a dit la vérité, sachant qu'elle encourrait votre courroux. Je crois que vous avez besoin de ce type de sujets loyaux. »
Ils seraient la corde. Je gardais ma politesse, mais j'étais prêt à déclencher toute ma magie et ma colère si la situation n'évoluait pas. Et pourtant, une voix en moi chuchotait « ce n'est pas pour cela qu'on est magicien...»
Je me suis emporté :
« Bon sang, à Arance ils scandent tous votre nom ! À Claveau aussi ! ET VOUS ALLEZ PENDRE UNE FILLE QUI VOUS A DIT LA VÉRITÉ ? »
Garnier cessa de tirer sur la corde pour défourailler son épée. Je m'étais dressé debout, appuyé sur la table.
« Tu veux prendre sa place, vaurien ? demanda narquoisement le Seigneur. Puisqu'elle, elle dit la vérité, et toi, tu mens tout le temps ? C'est peut-être toi que je devrais pendre, non ? »
Je me suis rassis, et j'ai dit simplement :
« Vous avez peut-être aussi besoin de serviteurs qui savent mentir. »
Le Seigneur fit un signe de la tête entendu, et Garnier lâcha la corde. Julia tomba à terre, inspirant comme un malade du choléra. L'énorme brute dit alors sur un ton doux :
« Bonne remarque. On a toujours besoin d'un bon menteur. »
Et là j'ai compris que tout avait été une comédie : la pendaison pour juger de mon attachement à Julia, éviter de me récompenser et m'extorquer une obéissance absolue.
L'énorme brute était le plus fin des renards.
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