La Mandragore se nourrit du sperme des pendus

Et bien, j'y suis allé. 

Finir pendu ou embroché me semblait une perspective plus lointaine que celle de mourir de faim.

Je suis sorti des buissons, les mains levées, vides, lentement.

L'affreux qui rôtissait son lapin avait le nez cassé, des cicatrices sur tout le visage, et une grande sur le cou. Ses habits étaient noirs d'avoir vécu dans les bois, mais son épée révélait un passé de soldat. 

Il était en forme. Et mentalement puissant. Nous étions au milieu de nulle part, j'aurais pu préparer un coup fourré, il n'a pas bougé. Je me suis dit un bref instant qu'il était peut-être, lui aussi, un magicien.

- Je suis seul, je lui ai dit.

- Ben...assieds toi.

Je l'ai aimablement remercié, et après une brève hésitation, je me suis mis à ses cotés. Où que je me place autour du feu, j'étais à portée de son épée, alors...

De sa voix très rauque et grave, il râle :

- Dis moi, tu es un drôle de type. Tu te mets près du feu d'un inconnu, au beau milieu d'une forêt, sous le cadavre d'un pendu. Oh, je vais pas te mentir, ce type, c'est moi qui l'ai pendu. Tu t'en doutes. Et tu viens te poser comme ça, l'air de rien. Tu n'as pas peur ?

- J'ai très envie d'un morceau de lapin. Ce type est mort, alors, même s'il était le Souverain du Royaume d'Aria, il ne vaut pas plus que ce lapin qui d'ailleurs semble presque cuit.

Le sinistre personnage arrache une cuisse du lapin et me la tend. Je lutte de toutes mes forces pour ne pas la manger comme un affamé. Mais elle est délicieuse. Le gras coule le long de ma gorge comme un liquide d'or tiède, et la viande m'apporte énergie et joie. 

On mange en silence. 

Puis le meurtrier me montre un insigne. C'est une broche de fer, en forme de lune.

- C'était à lui. C'était un bailli de campagne.

Comme je tends l'oreille, il précise :

- Un type qui est à la fois juge et gardien. Tu n'es pas d'ici, c'est ça ?

Je fais non de la tête.

- Je comprends mieux. Le Sombre Pays n'est pas loin, n'est-ce-pas ? Je comprends mieux. Tu n'as pas à en dire plus.

Mon maître m'avait brièvement dit que le Sombre Pays était une vallée, ou une contrée, ou même une montagne où l'on emprisonnait les condamnés de Varna, mais je ne l'avais pas cru. Et comme je n'ai pas peur de la mort d'un juge, il pensait que je venais de là. 

- Tu sais lire ? Moi je sais lire les lettres un peu, mais les mots...et je n'ai pas toutes les lettres. 

J'opine. Il me tend un parchemin, un vélin vaguement bleuté qui trahit l'opulence de celui qui l'a rédigé. 

- Lis.

Je m'éclaircis la voix.

- C'est un appel aux armes. Le Khan d'Osmanlie donnera cent aspes à toute fine lame venant en personne devant lui pour rejoindre ses armées, en vue une campagne militaire.

J'ai fait une pause, alors qu'il ouvrait des yeux immenses.

- C'est beaucoup, 100 aspes ? ai-je demandé.

- Bon sang, oui ! Ce sont des pièces en or, épaisses comme des beignets ! Avec une seule pièce, je pourrai vivre un an.

- Et ce juge...

- Il voulait parler de ces plans de guerre ou que sais-je à son Seigneur. On s'en fiche. Demain, je pars pour l'Osmanlie. Et toi ?

- Je n'ai jamais porté une épée de ma vie.

- Alors tant pis pour les cent aspes !

Il a mangé, sucé les os, et s'est retourné sur la terre tassée, non loin du feu. J'ai fait de même. 

J'ai fait semblant de faire de même. 

Il aurait pu me tuer dans la nuit. Si j'étais resté vigilant, il m'aurait tranché la gorge. Si je faisais comme si tout allait bien, j'avais une chance. La nuit allait être longue...

Le juge allait être vengé.

J'avais menti sur le contenu du papier : il s'agissait du mandat du Juge, un certain Ordo, pour le compte du Seigneur du Rideau. Il devait se rendre à Arance où ses services étaient demandés en toute urgence.

Cette histoire de Khan était une vengeance à long terme. L'Osmanlie est un pays de dangers redoutables, et le Khan un Seigneur réputé cruel et d'un mépris absolu pour les mercenaires. Si cet affreux bonhomme arrivait vivant pour lui réclamer 100 aspes, il serait écartelé par des chevaux. Une sentence qui prendrait du temps, mais qui arriverait tôt ou tard.

Je devenais en quelque sorte Juge à la place de ce juge mort. 

Je pourrais d'ailleurs aller à Arance, et...mais l'autre avait gardé la broche.

Bon. Attendons que nuit se passe. 

Elle fut longue puisque je faisais semblant de dormir, mais au moins j'avais mangé. 

Le meurtrier se releva, s'étira comme un chat.

- Je voudrais aller à Arance, mais je me suis perdu.

Il indique le nord.

- Une heure de marche par là. Un village à la con.

Il s'habille. J'ai envie de lui demander sa broche. Mais ce serait suspect. Il voit que je ne bouge pas.

- Ben alors, tu veux faire quoi ? Les poches du juge ? C'est déjà fait.

- Je vais creuser sous lui. 

- Une tombe ? Tu fais ça, et vous serez deux sur cette branche, le rigolo.

- Non. Quand on pend les gens, du sang coule de leurs oreilles et de leur anus. Et du sperme coule aussi.

- C'est dégueulasse.

- Cela nourrit le sol, et le lendemain, on a des plantes comme la Mandragore, un peu magiques. Les gens de la ville pensent que ça leur donnera longue vie ou de la vigueur au lit.

Il éclate de rire.

- Tu parles pas beaucoup, mais tu m'en apprends, des choses. Et bien, creuse bien dans le foutre et la boue ! Je pars en Osmanlie, à l'Est !

Un instant je le trouve sympathique. Je me dis que je devrais le prévenir, pour le Khan. Dans le fond, je n'ai pas à faire justice, à condamner les gens de mon propre chef.

Il met son barda sur le dos et fait quelques pas, me tournant le dos.

Il revient vers moi, et j'ai peur. Il revient pour me tuer.

Mais non. Il m'envoie la boucle de fer en forme de lune.

- Si tu retournes à la grande ville vendre tes racines, tu pourras fourguer ça. Mais fais gaffe à pas te faire prendre avec. Le Seigneur du Rideau est une saloperie.

Je suis pris d'un élan de gratitude envers ce type. Il ajoute :

- Tu sais...j'avais mes raisons de lui régler son compte. Normalement, je devrais te tuer aussi. Quand je tue quelqu'un, je me dis que je suis pour de bon de l'autre coté...du coté des gens moins humains. Qu'il n'y aura plus de retour à la normale. Que je devrai oublier tout ça dans l'alcool. Et puis un gars comme toi se pointe. Il me voit en tueur et ne me juge pas. Il dort toute une fichue nuit à mes cotés, comme si c'était mon frère, morbleu ! Tu es fou...mais tu m'as soigné. 

Je baisse les yeux. Je l'ai condamné à mort, mais je n'ai plus envie qu'il meure.

- Tu veux venir en Osmanlie avec moi ?

- Je n'ai jamais porté une épée.

- Comme tu voudras ! Bonne route !

Et il repart d'un bon pas.

Pris par le remords, je lui crie au loin :

- Méfiance, en Osmanlie ! J'ai entendu dire que le Khan était méfiant et cruel ! Faites vos preuves avant de réclamer vos Aspes ! 

Il ne me répondra pas, sauf avec un rire clair. 

Bon, je termine avec un morceau de lapin dans le ventre, ce qui est un bon bilan.

À genoux sous le pendu sur lequel s'accrochent désormais les corbeaux, je commence à creuser dans la boue et le sang. Et enfin, diamant dans la mine de charbon, je la trouve, intacte, boursouflée, étrange, magique et précieuse.

En forme de corps humain tordu, elle brille du sang carmin dont elle ruisselle : la racine de Mandragore.


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