La Justice
J'ai fait installer une table et un écritoire sous le figuier, et fait mander tout le monde : accusés, bourgmestre, et le reste du village, qui s'est pressé de venir, avec ce mélange d'excitation et d'horreur qui accompagne les exécutions.
J'ai longuement écrit dans le silence de leurs regards.
Puis je me suis levé, avec un geste ample.
« Maître Eudes battait sa femme, Hermance. Tout le monde le savait. Pourquoi personne n'a rien fait ? »
De toute évidence, cette question n'était pas celle attendue. J'ai vu chez d'autres femmes un regard de soutien. Je laisse tomber :
« Vous êtes tous coupables. Par les pouvoirs qui me sont conférés, je condamne chacun d'entre vous à verser au Seigneur du Rideau la somme d'un denier pour avoir laissé faire cette situation. Et si jamais cela recommence, pour quiconque ici, ce sera deux deniers. »
J'ai perçu un ressentiment palpable. Un denier, c'était les économies de 3 mois de travail. Je poursuis :
« Si certains d'entre vous n'ont pas la somme, le Bourgmestre l'avancera pour vous. À vous de vous arranger par la suite. »
Roget sembla physiquement frappé par ma sentence. Hermance me lança un regard d'espoir.
« Pour avoir voulu attenter à la vie de son mari, mais souhaitant agir pour sa sauvegarde, je saisis toutes les marchandises et l'activité de Maîtres Eudes qui revenait à l'accusée Hermance et je les confie aux bons soins du Bourgmestre qu'il veillera à faire prosperer. »
Roget passa de la haine à la joie en un instant. Il n'en croyait pas ses oreilles.
« Dame Hermance pourra garder tout l'or de son ménage, mais devra l'investir comme suit. Tout d'abord, dix écus seront consacrés à l'achat à Aria d'un livre intitulé Codex Pharmacopia. Le reste sera employé à fonder une maison publique qui accueillera sans en refuser un seul tous les orphelins, femmes battues et fille mères sans époux. Pour les orphelins, elle s'occupera de leur éducation puis à l'âge de 12 ans de leur trouver un métier et un toit afin qu'ils profitent à la communauté de ce village. Pour les autres cas, elle fera au mieux. Bien entendu, pour ce faire, elle devra vivre, alors je la dispense de la corde. »
Hermance tombe à genoux et joint les mains. Je me tourne vers Esclarmide.
« Votre village a besoin d'une bonne guérisseuse. Esclarmide, tu as concocté un poison, mais ta main destinée à guérir n'a pas créé l'outil mortel que l'on t'avait commandé. Je te dispense aussi de la corde, mais je te condamne aux trois travaux suivants : tout d'abord, tu devras t'occuper gratuitement de soigner les pensionnaires de la maison publique d'Hermance, et ce, pour toujours. Ensuite, tu liras et apprendras les enseignements du Codex Pharmacopia de bout en bout, et tu auras un an pour ce faire. Je reviendrai dans un an pour vérifier l'étendue de ton savoir. Enfin, et j'insiste formellement sur ce point, tu devras te laver les mains avant chaque intervention médicale et un minimum de trois fois par jour dans tous les cas. Si jamais on me rapporte que tes mains ne sont pas propres pour quelque raison que ce soit, tu seras pendue. »
La vieille s'incline avec déférence, mais je sais qu'elle marmonne une malédiction. Je me tourne vers Baudoin.
« Le seul responsable de la mort de Maître Eudes, c'est lui même, et sa bêtise d'avoir pris un bûcheron pour faire sa cuisine. Je dispense Baudoin de la corde. Baudoin est désormais interdit de préparer à manger, sauf pour lui-même. Par ailleurs, à titre d'amende, Baudoin devra gratuitement aménager toutes les extensions nécessaires à la maison publique d'Hermance chaque fois que nécessaire. »
Je roule le parchemin que je venais de rédiger alors que le grand gaillard sanglote de soulagement.
« Tout est inscrit ici. Bourgmestre, je vous donne le pouvoir et l'obligation de pendre celui ou celle qui n'appliquera pas ce que je viens d'édicter. Et si vous ne vous soumettez pas à ce devoir, cette corde sera pour vous. »
Je soupire.
C'étaient des sentences compliquées, pas vraiment « justes », mais qui allaient résoudre beaucoup de problèmes et peut-être faire d'Arance un lieu de paix.
La foule se disperse. J'incline la tête pour saluer les graciés. Le bourgmestre, toujours mon écrit à la main, s'incline :
- « Bailli, merci pour votre intervention.
- Je compte sur vous. Tout est dans vos mains désormais.
- Comptez sur moi. Le soir va tomber et j'aimerais vous exposer la raison de votre convocation pendant le souper.
- Vous voulez dire que ce n'était pas pour cette affaire ?
- Cette affaire ? éclate-t-il de rire. Mais ce n'était rien du tout ! Non, nous avons...(il murmure :)...nous avons un vrai problème.
Un vrai problème ? Le souper avait intérêt à être exceptionnel. Je n'allais pas passer mes journées à arbitrer des querelles de village, pensais-je naïvement.
Naïvement, car en pénétrant à nouveau dans la maison de pierre rouge dominant la colline, je posais le premier pas dans ce qui allait être une aventure aussi fantastique que palpitante.
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