Le Château des Ombres
Sous une tente à l'aspect miteux, d'où s'échappait une fragrance de multitude de parfums différents, étaient assises autour d'une table basse, sur des tapis de couleurs sombres à même le sol, deux femmes.
L'une d'un côté, un visage datant de la Nuit des Temps, ses longs cheveux gris et abîmés remontés en chignon, des lunettes en demie-lune sur le nez, et des yeux pétillants d'une lueur intense d'intelligence. Elle portait une longue robe d'aspect difforme, sombre comme la nuit, et ses mains de couleur rosée étaient revêtues d'une multitude de différentes bagues aux nuances éclatantes. Son sourire était si sincère et si rassurant que rien d'important ou de grave ne semblait pouvoir arriver.
De l'autre côté, une seconde femme, qui portait une cape bleu marine, et un capuchon redressé sur la tête, cachant presque totalement ses cheveux de jais, et dissimulant quelque peu ses traits fins et encore jeunes. Ses lèvres étaient légèrement entrouvertes et peintes d'une teinte bordeaux foncée. Ses mains liées entre elles ne portaient aucune marque du temps qui passe et étaient d'une couleur blanche éclatante presque inimaginable.
La vieille femme regardait la plus jeune avec un sourire chaleureux, pendant que celle-ci n'osait relever la tête, respirant par inspirations saccadées.
- Spectre, il faut m'aider... murmura la jeune femme dans un si faible souffle que son aînée aurait presque pu ne pas l'entendre.
- Susannah... Vous savez bien que cela m'est impossible, répondit-elle, son sourire se crispant quelque peu. Je ne peux rien faire pour contrer les volontés du Temps...
- Au diable votre temps, dit la jeune femme avec un rictus déformant son visage à la peau si blanche. Vous ne pouvez pas laisser mourir mon enfant. Vous ne pouvez pas, vous n'en avez pas le droit, je vous l'interdit, je vous en conjure...
- Votre enfant a été frappé d'une malédiction qu'il m'est impossible de conjurer...
- Vous n'avez aucun droit de laisser mourir un enfant innocent, qui n'a encore jamais fait de mal à qui que ce soit, reprit Susannah.
- Il en fera énormément... murmura le Spectre dans un souffle, braquant ses yeux de couleur sombre sur le visage de la jeune femme.
- Je mourrai à sa place, continua-t-elle sans relever la tête, ses poings se serrant, laissant de sombres marques au creux de ses paumes.
- Susannah... Vous pourrez essayer ce que vous voulez, il n'en résultera que la mort pour l'enfant que vous portez, et la vôtre par la même occasion.
- Pourquoi ? reprit la jeune femme. Pourquoi moi ? Qu'ai-je fait ? Dites-moi, Spectre !
- Je ne peux rien vous dire, cela serait beaucoup trop dangereux...
- Si de toutes façons la mort est la seule issue, que risquerai-je d'autre ? Expliquez-vous, Spectre !
- Vous n'imaginerez jamais le nombre de choses qui sont pires que la mort, Susannah...
La jeune femme pinça les lèvres mais ne dit rien. Elle garda son regard baissé et une larme dévala lentement le long de sa joue pour atteindre sa lèvre supérieure.
- Je sais que son père essayera de m'en empêcher... continua le Spectre en posant à plat ses deux mains sur la table basse.
- Son père n'est pas au courant de son existence, répliqua la jeune femme en relevant brutalement la tête, plantant ses yeux couleur glace dans les iris translucides de la vieille femme. Et n'imaginez pas durant un seul instant que je ne vais rien lui dire.
Puis, sans briser le lien qui unissait leurs regards, la jeune femme se leva et porta la main à son ventre arrondi, sous sa cape.
- Mettez tous vos pouvoirs en œuvre, Spectre, lui dit-elle froidement, mais peut importe ce qui adviendra, je me tiendrai en travers de votre chemin.
Et sur ce, elle quitta rapidement l'imposante tente mal éclairée, pour sortir dans la nuit noire et froide.
En traversant rapidement le pont-levis de bois, éclairé de chaque côté par d'immenses torches enflammées, Susannah retira lentement son capuchon, délivrant ses longs cheveux noirs et révélant ses traits fermés. Ses peurs menaçaient de prendre le dessus à chaque instant, pourchassée par les fantômes de son passé et hantée par ceux de son futur.
Les gardes qui surveillaient les alentours la laissèrent passer sans broncher, mais elle fut cependant rapidement suivie de près par deux d'entres eux. La jeune femme longea les longs corridors dont les murs étaient faits de pierre sombre, délimitant les murailles et hautes tours du château.
En arrivant devant une large porte de bois, Susannah attendit patiemment que celle-ci s'ouvre. Une immense salle aux tapisseries de couleurs chaudes et aux grandes fenêtres se dessina devant elle. Une foule de serviteurs s'affairait autour de longues tables de bois garnies de nourriture, autour desquelles de nombreuses jeunes femmes discutaient et riaient entre-elles. Elles tournèrent toutes leurs regards vers Susannah quand celle-ci avança dans la pièce, leurs yeux se faisant insistants sur le ventre légèrement arrondi qui apparaissait sous sa cape.
La jeune femme tenta tant bien que mal de les ignorer, mais elle savait qu'elle n'était pas à sa place parmi ces riches nobles et héritières.
Elle se concentra sur le trône qui se dressait au fond de la pièce, sur lequel une silhouette masculine se tenait nonchalamment assise.
En arrivant devant les marches qui menaient au siège finement travaillé, elle posa un genoux au sol et ne quitta pas les dalles de marbre des yeux.
- Je supplie Son Altesse Royale de m'accorder une audience d'urgence, récita-t-elle d'une voix monotone.
- Requête accordée, lui répondit aussitôt une voix masculine provenant du trône.
Puis se relevant, elle garda ses yeux fixés au sol, les dirigeant ensuite, vers les longues jambes fines de l'homme qui marchait devant elle, la faisant à nouveau traverser la grande salle.
Susannah sentait le silence pesant et les regards lourds de sens qui lui étaient destinés, mais elle ne se laissa pas déconcentrer.
La porte de bois se referma dans le dos de la jeune femme, et elle suivit le Roi dans une petite pièce adjacente. Il ordonna aux gardes qui les accompagnaient de rester à l'extérieur, et il ferma rapidement la porte derrière eux.
- Tes plans vont être compromis, Liam, dit la jeune femme d'une voix basse en relevant subitement la tête vers le Roi, plantant son regard de glace dans ses yeux bruns qui la fixaient avec étonnement.
Cela faisait un moment qu'elle ne l'avait plus vu. Il semblait encore plus mince qu'avant, mais possédait toujours ses cheveux châtains qui tombaient sur ses épaules, et ses yeux d'une couleur acajou éclatante.
- Si il est de moi, répondit-il sans quitter les yeux de Susannah, je suis un homme mort. Tué par mon père, par les familles des femmes qui se trouvent dans la pièce d'à côté, par tous ceux qui me soutiennent.
- De qui d'autre veux-tu qu'il soit ? murmura-t-elle lentement.
Le Roi ne broncha pas et s'adossa contre le porte, dirigeant son regard vers le plafond.
- Je suis allée voir le Spectre... ajouta-t-elle dans un murmure.
L'homme reporta brutalement son attention sur la jeune femme.
- Tout cela est très mauvaise augure, Susannah...
- Elle a dit que c'était lui qui avait été choisit par les Forces Obscures comme descendant du Roi des Mirages...
Le père de l'enfant pinça ses lèvres et se frotta inconsciemment le poignet gauche. Les marques tracées à l'encre noire sur son avant-bras étaient une preuve de sa royauté, de son courage et de son intelligence, mais aussi de sa jeunesse, car si elles étaient flamboyantes à l'heure actuelle, elles s'atténueraient avec le temps, signe de sa sagesse et de son expérience grandissante.
- Il te faut fuir dans les Forêts Brumeuses... murmura-t-il plus pour lui-même que pour la jeune femme.
Elle secoua vivement la tête d'un air angoissé.
- Je ne peux pas fuir seule avec un enfant même pas né, qui semble être si dangereux pour ce monde. Le Spectre ne m'aidera pas, car elle veut lui ôter la vie avant même qu'il ne naisse.
- Si je m'enfuis avec toi, Susannah, nous serons rattrapés avant même d'avoir quitté les bois alentours. Alors réussir à atteindre tous deux les Forêts Brumeuses...
La porte de la petite pièce s'ouvrit soudainement. Liam et Susannah stoppèrent tout mouvement, tournant la tête vers l'homme qui venait d'entrer.
- On vous demande d'urgence, Monseigneur, dit un garde en désignant d'un geste la grande salle. Il salua la jeune femme d'un signe de tête et quitta aussitôt la pièce.
Le Roi s'apprêta à faire de même, son visage reprenant l'air impassible et dur qui lui était connu. Il rabaissa sa manches sur son avant-bras aux marques sombres, et franchit la porte.
- Liam... l'appela Susannah derrière lui.
Le jeune homme se retourna lentement vers elle, dégageant de sa couronne d'or une mèche qui tombait sur ses yeux.
- Si nous voulons suivre les histoires des Temps Anciens, celles qui sont notées dans les Livres de l'Infini, il faudra le nommer Aerin.
La jeune femme hocha faiblement la tête en souriant légèrement.
- Va dans ma chambre, dit-il finalement. Je te rejoins.
Liam quitta ensuite la pièce, se dirigeant poings fermés vers la grande salle où ses invitées l'attendait. Il fallait cesser toute cette mascarade au plus vite, et sans éveiller les soupçons de qui que ce soit.
- Envoyez un des chasseurs de prime tuer le Spectre, dit rapidement le jeune homme à un des gardes qui marchait à ses côtés, car elle lancera tous ses pouvoirs et toutes ses forces vers Susannah, et n'abandonnera pas tant que son corps ne sera pas étendu au sol sans vie, de même que celui de l'enfant.
La couleur de ses iris vira au brun sombre, et ses traits se durcirent lorsqu'il pénétra dans la salle.
Susannah savait qu'elle était suivie depuis que le Roi l'avait quittée, mais elle savait aussi que confronter son espion toute seule ne lui apporterait rien de bon. Surtout avec l'enfant qu'elle portait.
La jeune femme traversa à nouveau multiples corridors à la fois grandioses et effrayants, et escaliers sinueux, avant d'arriver devant une large porte de bois finement travaillée. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait plus mis les pieds en cet endroit.
Elle se glissa dans les appartements du souverain, attendant que la mystérieuse personne en fasse de même. Elle ne pu cependant réprimer un frissonnement d'angoisse lorsqu'une lame glaciale s'appuya contre la peau brûlante de sa gorge.
- Que me voulez-vous ? demanda-t-elle dans un souffle rauque, sans tenter de se dégager de l'emprise de son ravisseur.
- Que vous n'approchiez plus jamais le Roi, répondit une voix féminine derrière elle.
Susannah remarqua la rage de la jeune femme qui pouvait désormais décider de son droit de vie ou de mort, mais elle n'en montra rien.
- Ne vous en faites pas pour cela, je comptais justement m'en aller. Très loin et pour très longtemps.
- Vous ne pouvez lui apporter que du malheur, continua celle-ci.
- Oh croyez-moi, lui aussi m'en a apporté beaucoup, répliqua Susannah sans réussir à contrer le ton moqueur qui perçait dans sa voix.
Elle écarta brutalement le bras de la femme qui se tenait derrière elle et se retourna pour lui faire face. Elle avait terriblement peur pour le garçon qui grandissait dans son ventre, mais elle était terrifiée pour celui qui était avec elle, la source de tous leurs problèmes actuels. Et la jeune fille brune qui se tenait là, respirant avec difficulté et un couteau à la main, n'arrangeait rien.
Mais avant que Susannah puisse tenter d'éteindre les flammes qui brûlaient dans son regard pastel, les carillons de la plus haute tour retentirent faiblement, avant de prendre soudainement de l'ampleur. Un son grave, un son aiguë, en boucle, sans arrêt.
Le cœur de la jeune femme manqua un battement, et sans laisser le temps à la fille au couteau de réagir, elle s'élança vers la porte qu'elle ouvrit à la volée et s'enfonça dans le labyrinthe de couloirs et d'escalier pour rejoindre la grande salle.
Cependant, lorsque Susannah ne fut plus très loin, un mélange insaisissable de voix s'éleva de la pièce. La jeune femme n'hésita pas. Son temps était désormais compté, les sons graves et aiguës des carillons annonçant l'arrivé des Marcheuses Blanches, les alliés du Spectre.
- Liam ! s'exclama-t-elle subitement en entrant dans la grande salle.
La jeune femme s'arrêta net. L'assemblée qui se tenait autour des tables de bois la regarda sans comprendre. Les femmes de tout à l'heure, les gardes et les serviteurs, le Roi, la garde rapprochée du Vieux Roi et... le Vieux Roi lui-même.
Le Roi se dirigea au pas de course vers la jeune fille qui venait d'entrer, en lançant au préalable un regard d'avertissement à son père.
Le visage du garçon était de marbre, mais ses yeux transmettaient une angoisse profonde. Lui aussi avait entendu les carillons.
- Je dois partir, chuchota prestement Susannah à Liam, lorsqu'il s'arrêta devant elle, la dissimulant momentanément à la vue de tous.
Le jeune homme hocha lentement la tête, mais il n'eu pas le temps de répondre.
- Voilà une personne que je n'avais plus vu depuis longtemps... tonna soudainement une voix dans le dos du Roi.
Les deux jeunes gens firent face à un homme à la peau claire et à la barbe noire et aux reflets argentés. Le seul trait physique qu'il avait légué à son fils était ses yeux d'une impressionnante couleur acajou.
- Susannah... souffla-t-il d'une voix suave. Quel honneur vous nous faites... Et enceinte qui plus est... Je me dois de plaindre le pauvre homme...
- Il se trouve que c'est moi, Père, répondit rudement Liam, une lueur de défi dans le regard.
Le Vieux Roi regarda longuement son unique fils en silence. Puis, il secoua lentement la tête.
- Tes erreurs sont déplorables, chuchota-t-il. Tu n'apprends pas. Tu te contentes d'agir comme bon te semble, et te voilà maintenant avec une sorcière enceinte de ton enfant, et la garde du Spectre à vos trousses.
- Sorcière, je ne vous le permettrai pas, répondit froidement Susannah.
L'homme l'ignora délibérément.
- Il y a au moins une chose que mes erreurs me permettent, Père, répliqua Liam en avançant vers le Vieux Roi, c'est d'apprendre. Car je n'ai pas le moindre souvenir de vous m'enseignant quelque chose. Et même si mon fils naîtra illégitimement, je ferai au moins en sorte qu'il reconnaisse le visage de son père et le son de sa voix. Ce que je suis aujourd'hui, je l'ai construit seul. Et de vous, je n'ai comme unique souvenir que vos hurlements de rage et les sons et traces des coups que vous me portiez.
Un silence de glace prit place dans la grande salle, le Roi actuel toisant le Vieux Roi, une lueur de dégoût dans les yeux. Chaque personne regardait les deux hommes sans souffler mot.
Liam secoua imperceptiblement la tête et attrapa soudainement Susannah par le bras, l'entraînant vers la sortie sans un regard en arrière.
Cependant, à peine eurent-ils franchi la lourde porte du château qu'ils aperçurent une masse blanche uniforme et mouvante avançant dans leur direction. Des torches enflammées perlaient ça et là dans la foule.
- Nous sommes faits, murmura lentement la jeune femme, la peur grandissante transperçant sa voix.
Les Marcheuses Blanches s'arrêtèrent devant le pont levis de bois en silence. Elles étaient des centaines, entièrement couvertes de capes d'un blanc éclatant, leurs visages dissimulés par un capuchon de la même couleur. Elles tenaient dans leurs mains des torches de métal enflammées.
Susannah saisit lentement la main du Roi et ni l'un ni l'autre ne fit un geste.
Soudainement, des bruits de pas se firent entendre dans le dos des deux jeunes gens.
- SPECTRE ! tonna le Vieux Roi. Nous pouvons probablement trouver un arrangement. Quelque soit son erreur cette fois, n'oubliez pas qu'il n'est qu'un enfant et qu'il ne connaît rien à notre monde...
Une flèche sortie de nulle part siffla aux oreilles de Susannah et Liam, passant entre eux et allant se planter droit dans le cœur du vieil homme.
Même sans rien ne voir, le Roi avait distinctement entendu ce qui s'était passé. Sa mâchoire se serra momentanément, mais il ne bougea pas.
- Au contraire, Frances. Répliqua la voix froide du Spectre qui se tenait devant l'assemblée, elle aussi sous une cape blanche, pendant que le corps de l'homme rencontrait le sol dans un bruit sourd. Je crois que votre fils sait parfaitement qui il est et ce qu'il fait...
Le Spectre se tut lorsque le bruit brutal des bottes d'une vingtaine d'hommes sur les dalles du château se rapprocha rapidement.
Susannah s'avança soudainement dans la direction des alliés du Spectre.
- Il suffit ! s'écria-t-elle durement en levant une main.
La garde s'arrêta sur le pont levis, et chaque membre des deux camps resta silencieux.
- Il est inutile d'engendrer une guerre interminable et si destructrice, alors qu'il est évident que les Marcheuses Blanches ne désirent que ma vie.
Une larme de douleur dévala lentement la joue à la peau claire de la jeune femme.
- Dans ce cas, je leur lègue ma vie. Je n'oublierai jamais mon passé, j'ai conscience de mon présent, mais je leur fait don de mon futur, et malheureusement, de celui de mon fils aussi.
Susannah posa un genoux à terre et fixa le sol.
Le visage grave et les yeux sombres, le Roi s'avança à ses côtés. Elle savait ce qu'elle faisait, il ne pouvait pas en être autrement. Liam posa à son tour un genoux au sol. Il tourna lentement les yeux vers la jeune femme. Les flammes de la vie brûlaient dans ses yeux. Jamais elle ne se laissera tuer sans se battre en retour. Dans ce cas il en fera de même. Tous deux vivront pour leur fils et pour les autres, et si il en est ainsi, ils mourront pour ces mêmes causes.
2967 mots
Mot à intégrer dans le texte : Forêt
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