L'Espoir règne en maître

Sam était accoudé à la balustrade du vieux balcon, penché en avant, le regard perdu dans le lointain. Autour de lui, les feuilles craquelées et desséchées des arbres morts ne tenaient plus qu'à un fil, accrochées aux branches, retardant l'inévitable. Le vent les faisait lentement onduler dans un bruissement léger qui s'évaporait aussitôt dans le silence glacé.

Le jeune homme avait tout juste vingt ans. Ses cheveux blonds volaient au grès du vent, passant sans cesse devant son regard bleu pastel. Il ne chassa pas les mèches rebelles d'un geste rageur, contrairement à d'habitude. Sa pomme d'Adam ressortait vaguement, entourée par le haut col de son long manteau qui atteignait le bas de son pantalon serré. Sa chemise bouffante était lâchement ouverte sur son torse, laissant apparaître la chaîne d'or accompagnée du médaillon qu'il portait autour du cou ; une rose, finement travaillée.

Accrochée à ses lèvres pâles, une fine cigarette d'un blanc délavé pendait avec lassitude, la fumée qu'il ne prenait pas la peine de respirer s'élevant vers les cieux.

Je quittais l'intérieur de l'appartement, franchissant le cadre de bois abîmé pour regarder, encore et toujours, cet étrange acolyte qui m'accompagnait.

Je savais ce qu'il regardait. Les hautes tours sombres qui se dressaient au loin. À différents endroits, on pouvait apercevoir à l'intérieur de la muraille de pierres noires qui les entouraient, de fines cheminées de métal brillant qui perçaient çà et là. Chacune d'entres-elles crachait une fumée dense et opaque.

Son père était quelque part là-bas, dans cette usine de l'enfer. À se donner, corps et âme au même travail, aux mêmes mouvements, continus et répétitifs, que des milliers d'autres comme lui faisaient nuit et jour.

Sam avait oublié le visage de son père. mais il savait que son souvenir, quelque part enfuit dans sa tête, n'en sortirait jamais.

- Sam... murmurais-je lentement en me tenant derrière lui.

- Je savoure mon dernier rêve, marmonna-t-il sans se retourner, sa cigarette toujours entre ses lèvres.

Un éclat de rire bien plus ironique que je ne l'aurais voulu m'échappa.

- Les rêves n'existent plus... répondis-je finalement.

Sam haussa les épaules et écrasa sa cigarette presque entière sur la rambarde rouillée. Il la lança nonchalamment par-dessus avant de me faire face.

Dans ses yeux bleus brûlait le bûcher flamboyant de la peur, les flammes de la nostalgie dansant désespérément avec les souvenirs ressassés du passé, sous la complainte triste du vent dans les ruelles sombres et désertes.

- Je suis écrasé sous des responsabilités qui me dépassent de plus en plus à chaque instant. Pour les hommes et les femmes qui payent ce travail de leur vie, dit-il en faisant référence aux hautes tours sombres des usines qui se dressaient non-loin, je ne suis qu'un mythe.

- C'est ce qui les maintien en vie, chuchotais-je en regardant la fumée âcre s'élever vers les nuages bas.

- Eux croient en des rêves inexistants. Leur unique ignorance est qu'ils ne savent pas que ces rêves sont déchirés et effacés.

- C'est pour cela qu'il faut mettre au monde leurs rêves pour eux, répondis-je doucement. Pour leur permettre de vivre, encore.

- Je suis fatigué, répondit Sam en fixant l'usine au loin, d'essayer de ramener à la vie des rêves détruits, alors que ce sont leurs propriétaires qui devraient pouvoir les faire vivre.

- Il n'y a qu'un seul moyen de mettre fin à tout cela, Sam...

- Tuer Bel, répondit-il trop rapidement, la mâchoire serrée. Je ne suis pas sans l'ignorer.

- Mais je ne le peux... continua-t-il. Le lien qui nous unit est trop fort, le maléfice qui nous entoure est irrévocable. Je l'aime, malgré moi, ou que sais-je, mais lorsque je la vois, l'envie de lui faire quitter le sol de ce monde maudit qu'elle a créé surpasse tout...

- Elle a tout prit, Sam, à tout le monde... ajoutais-je. Et la Mort seule sait ce qu'elle fait construire dans ces usines de l'enfer. Un monstre, ou bien l'être qui signera notre arrêt de mort à tous... Elle a détruit des familles entières... Elle a réduit à néant des amitiés prestigieuses...

- À nouveau, rien que je n'ignore, répondit Sam avec froideur. Je suis trop bien placé pour le savoir...

Un silence s'installa entre nous, seulement brisé par la musique glacée du vent d'automne qui ondulait entre les bâtiments, les ruelles, les corps.

Soudainement, la haute grille de métal noire de l'usine s'ouvrit dans un grincement strident que l'on pouvait entendre dans toute la ville.

Une masse uniforme d'humains vêtus de couleurs sombres quitta la cour intérieure pour se séparer et se diviser dans les ruelles abandonnées, des torches à la main.

- Les Créateurs... murmura Sam pour lui-même, en regardant les allés et venus continus qui créaient des chemins compliqués.

On les appelle les Créateurs, dans les bas fonds de la ville, là où la vie a cédé place à l'instinct de survie et la résignation. Ironiquement, ils redonneraient espoir à ceux qui trainent encore leur dernier bout de vie détruite dans cette ville maudite, et qui n'attendent que de la quitter pour un autre monde.

Ils ont pour but d'allumer des feux dans les coupes de bronzes qui se trouvent à chaque croisement de rue, lorsque le jour décline.

Cependant, ce n'est à nouveau qu'une mise en scène de Bel, afin de garder en vie, ne serait-ce qu'un jour de plus, les manants et cadavres ambulants qui hantent ces ruelles sombres et humides.

En effet, dès que les Créateurs eurent quitté le revêtement pavé, des formes humaines sortirent des coins d'ombre pour se diriger lentement et gauchement vers les coupes aux faibles flammes rougeâtres et orange sale.

Leurs chaussures de bois raclèrent le sol dans un bruit sourd, créant une mélodie macabre accompagnée par un rituel quotidien et désintéressé.

Ceux dont on pouvait voir le visage semblèrent tout droit sortis d'un conte de cauchemar.

Des morceaux de peau étrangers à leurs corps étaient grossièrement cousus aux endroits où les blessures étaient tellement importantes, que les trous resteraient béants pour l'éternité.

Les loques dont ils étaient vêtus provenaient de partout. Chaque morceau de vêtement, de toile ou de tissu les recouvrant est un bien précieux, presque autant que leur place près du feu, qu'ils n'abandonneraient pour rien au monde.

- Et d'ici quelques instants, ajouta Sam dans un murmure, sans quitter des yeux les formes vaguement humaines, les Ramasseurs apparaîtront, pour continuer les tâches éternelles dont Bel les affuble.

Je secouais la tête avec lassitude. Il avait tellement observé ces sbires qu'il connaissait leurs faits et gestes par cœur.

En effet, dès que toutes traces des Créateurs furent effacées, hormis les flammes dansantes dans les coupes de bronze, des hommes vêtus d'un habit étonnement bleu pastel et propre se déversèrent dans les rues. Leurs visages n'étaient pas couverts, et rien n'était fait pour dissimulé leur froideur ou leur dureté. Un frisson parcourut l'échine de Sam. Ces hommes-là signaient l'arrêt de mort de chaque être vivant qu'ils osaient aborder.

Malgré la vague de froid glacial qui déferla dans les rues à l'arrivé des Ramasseurs, les cadavres ambulants n'esquissèrent pas un geste. Ils laissèrent les hommes en bleu en prendre délicatement certains par le bras et les amener lentement vers la grille de l'usine.

La douceur et le calme dont les Ramasseurs faisaient preuve m'avait toujours impressionné. Pourtant, la Mort sait que je les ai déjà vu un nombre incalculable de fois à l'œuvre.

Lorsque chaque Ramasseur fut accompagné d'un des habitants, ils quittèrent tous les rues brumeuses pour disparaître dans les profondeurs de l'usine.

Les cercles autour des coupes de feu se resserrèrent, et chacun fixa les flammes jusqu'à s'en brûler la rétine. Vu du dessus, ils étaient semblable à des armées de géants de pierre, entourant la ville illuminée qu'ils ne tarderaient pas à attaquer.

Sam se tourna vers moi en s'appuyant lentement sur la rambarde du balcon. Ses cheveux blonds volaient au vent et passaient de temps en temps devant ses iris bleu roi dans l'obscurité de la nuit, seulement éclairés par la faible lueur de la lanterne du balcon.

Le vent rabattait de temps à autre le col de sa chemise ouverte sur sa peau blanche, cachant momentanément le médaillon d'or.

- Que fait-elle de tous ces gens ? soufflais-je lentement.

- Des expériences qu'elle juge utiles pour l'avancement de la science et de la technologie de demain. J'ignore ce qu'elle essaye de créer. Je sais seulement qu'elle a pour but de changer le cours des choses et du monde. Mais quel que soit le résultat final, cela ne sera rien de positif pour nous autres. Les créatures de cauchemars qu'elle tente de faire vivre à partir de restes humains, morts de froid, de faim, de maladie, ne rendent la chose que plus horrible. Elle se moque du fait que les êtres humains à qui elle a retiré le privilège d'une société bien coordonnée soient maintenant en train de rendre leur dernier souffle sur les pavés froids, ou dans les laboratoires de son usine.

Un silence s'installa lorsque Sam se tut, mais il ne cessa pas de me fixer pour autant.

- Enfin, tu ne sembles pas t'en soucier beaucoup plus, répliquais-je quelque peu froidement. Vous vous ressemblez étonnement sur ce point-là.

Sam se redressa contre la rambarde. Son regard s'assombrit et les traits de son visage se durcirent.

À nouveau, les flammes de la peur dansaient dans son regard. Mais j'en avais allumé d'autres avec ma réplique. Celles de la colère éternelle. Celles-ci ravagèrent tout : l'angoisse, le désespoir, la peur, le dégoût, la mort. La colère était ce que Sam avait de plus fort.

- Si je le pouvais, commença-t-il lentement en détachant chaque mot, Bel serait rayée de la surface de cette terre maudite depuis des années. J'ai tout perdu, je suis seul et je ne sais plus comment agir. Je suis contraint de l'aimer, mais c'est un amour qui m'insupporte, et qui, à chaque instant, me fait me perdre dans les méandres de mon âme damnée, à la recherche du pardon.

- Ne pas agir, et regarder désespérément progresser les projets du diable en personne, cela ne t'aide en rien. Je ne peux rien faire pour toi, Sam, seulement te forcer à avancer. Tu le payeras de ta vie dans tous les cas. Autant profiter des jours qui te restent à vivre en sauvant ceux que tu peux sauver. Pleurer sur votre sort est plus qu'inutile. Et je ne pense pas que le tien soit le pire à l'heure actuelle.

Je savais que Sam aurait mis fin à ma vie en un claquement de doigt si il avait pu le faire. Mais il se contrôla, néanmoins avec difficulté.

Son regard quitta lentement le mien, et il le dirigea sur un des petits arbres dont les feuilles ne tarderaient pas à s'envoler vers des horizons nouveaux.

Sam tendit doucement son bras en direction d'une des branches qui avait été abîmée par le vent. Il enferma la blessure de l'arbre à l'intérieur de sa paume, et lorsqu'il lâcha la branche, elle était à nouveau comme neuve, et pleine de vie.

- Je n'arrive pas à croire que tu emploies ce pouvoir grandiose uniquement pour ce genre de choses, alors qu'il y aurait des centaines d'êtres humains, perdus dans ces rues et enfermés dans ces usines, à sauver.

La main de Sam trembla légèrement lorsqu'il l'éloigna de l'arbre en pot. Je savais que la provocation dont je faisais usage à son égard pouvait s'avérer destructrice, mais actuellement, c'était le manque d'agissements de cet homme froid qui risquait de tout faire courir à sa perte.

- Depuis des jours, des semaines, que sais-je, des mois, tu regardes ce manège macabre dont tu connais chaque faits et gestes. Depuis des années tu es enfermé sous le joug de Bel. Même si tu es assez puissant pour t'empêcher de succomber, elle reste l'indéniable maître du jeu, et l'amour maudit que vous vous portez mutuellement ne l'affecte en aucun point, alors qu'il te détruit et te consume à petit feu.

Lorsque Sam leva ses yeux vers moi, je m'attendais à y trouver les flammes de la haine dévorer ses iris froids aux relents destructeurs. Mais il n'y avait rien. Son regard n'exprimait que l'absence de sentiment, l'absence de tout.

- Je n'ai aucune honte, commença Sam, à avouer que tout est hors de mon contrôle. Je ne prétend pas avoir ton courage, ton esprit de revanche ou ta faculté de réflexion. Mais je pense, j'observe, et, bien que rien ne puisse m'être pardonné, un fragment de mon cœur se déchire à chaque être humain que je vois disparaître derrière ces grilles. Bel a bien plus d'une longueur d'avance sur moi, mais cela n'empêche rien au fait que je suis toujours là, à chercher comment agir.

- Et c'est ta détermination que j'admire par-dessus tout, répliqua une voix dure et féminine à l'intérieur de l'appartement.

Sam passa rapidement devant moi sans me regarder et franchit le cadre de bois. Je fus sur ses pas en moins d'un instant.

Au centre de la pièce principale, gelée et peu éclairée, se tenait une jeune femme, au regard encore plus froid que celui de Sam. Elle était vêtue d'un long manteau pourpre et d'un pull à col roulé sombre qui était rentré dans son pantalon noir. Les traits de son visage n'exprimaient rien d'autre que le néant, et ses cheveux de jais étaient remontés en un chignon abîmé par le vent.

- Samaël, dit-elle d'une voix plus douce.

Celui-ci enleva sa longue veste avant de lui répondre, libérant son ample chemise blanche. Le regard de la jeune femme s'arrêta sur son col déboutonné qui laissait entrevoir le médaillon en forme de rose.

- Bel, répondit-il finalement, que puis-je pour toi ?

La jeune femme laissa son regard sombre parcourir la pièce avant de le diriger à nouveau sur Sam.

- Encore en train de parler à tes démons ? demanda-t-elle sournoisement. Ils ne t'apportent rien de bon et la folie de la mort te gagne de plus en plus...

Sam tourna son regard dans ma direction et Bel fit de même, mais elle abandonna rapidement.

- Ce ne sont pas des démons... murmura-t-il froidement, tu es bien trop fermée pour pouvoir comprendre... Quand on peut admirer les malheurs que toi tu créés...

- J'essaye de mettre au jour un monde, Samaël, un qui puisse être juste pour chacun.

Un rire ironique s'échappa des lèvres de Sam.

- Et c'est par la destruction et la mort que tu comptes y parvenir ?

- Par la création et la vie, répliqua-t-elle durement. Tout ce que tu sembles avoir oublié. Ce que tu appelles des monstres du chaos deviendront des êtres de joie et de paix, qui repeupleront ces rues de tristesse.

- Et c'est avec le sang poisseux et les membres pourris de ceux dont tu détruits la vie que tu vas y arriver ? Quand leurs restes fétides jonchent les pavés des rues et que leurs cervelles se répandent sur les murs de tes laboratoires, te rends-tu compte des vies que tu as saccagées ? Et dans quel but ? La création d'êtres vivants, qui ne devraient pas exister, non-humains, non-animaux, qui, une fois que leur cœurs étrangers battront dans leurs corps de mort, se déverseront dans les rues pour détruire un monde et une civilisation qui touche presque à sa fin ? Et crois-tu durant un seul instant que ces bêtes vont t'obéir ? Mais qui penses-tu être Bel ? Tu n'es qu'un morceau de chair en plus.

La jeune femme ne quitta pas Sam du regard.

- Et toi, qui penses-tu être ? demanda-t-elle froidement. Tu regardes ces vies que je « saccage » du haut de ce balcon, en échafaudant des théories inconcevables avec tes fantômes dont toi seul crois encore en l'existence ? Ton frère est mort, Samaël. Son corps est retourné à la poussière, et son âme est partie vers d'autres mondes. Tu es seul ici, et c'est à toi-même que tu t'adresses. Personne ne t'écoute, personne ne te répond.

Sam tourna son regard froid vers moi, le désespoir et la tristesse infinie brulant dans ses yeux.

Il savait qu'elle avait raison. Je n'étais plus que poussière.

- Jude... murmura-t-il, une larme limpide glissant le long de sa joue.

Et je commençais lentement à disparaître dans le néant de l'éternité, hurlant son nom qui résonnerait à jamais dans les méandres de son esprit.

Bel s'avança le plus près possible de Sam avant de fixer ses yeux froids.

- Je te hais autant que tu me hais, lui chuchota-t-elle, mais je suis contrainte de t'aimer autant que tu m'aimes. Mais je ne ferai jamais rien pour toi, Samaël. Nous sommes abandonnés dans ce monde délaissé, et contrairement à moi, tu n'as jamais essayé de te reconstruire. Ne gâche pas mon existence.

Puis, après quelques instants de silence, la jeune femme lui tourna le dos et se dirigea vers la porte.

- Je ne te dis pas « adieu », Samaël, puisque ce n'est pas devant Lui que nous nous retrouverons, mais « à jamais ».

Après ces derniers mots, Bel quitta la pièce avec autant de discrétion que lorsqu'elle y était rentrée, et laissa la porte se refermer dans un claquement glacial derrière elle.

Sam se laissa tomber à genoux sur le vieux tapis qui décorait le sol de l'appartement. Il arracha d'un geste brusque la chaîne qu'il portait autour du cou, provoquant une fine blessure sur sa peau pâle. Le sang cramoisie tacha le col éclatant de sa chemise, mais il ne le remarqua pas.

- Je jure, dit-il d'une voix glaciale sans lâcher le pendentif en forme de rose, devant tous ceux qui m'en sont témoins, qu'ils soient vivants ou morts, que je pourchasserai Bel jusqu'au fond de sa tombe, et que je ne quitterai pas cette terre de mort avant d'en avoir réduit sa créatrice, son enveloppe corporelle comme son âme, à néant.

Et rien d'autre que le silence glacial ne lui répondit, le laissant seul au centre de la pièce, enfermé dans un monde où la Solitude était reine.


2995 mots
Mot à intégrer dans le texte : Musique

***

Je m'excuse de l'absence d'action dans ce texte, mais je tenais réellement à privilégier la description et le comportement des personnages.

J'ai aussi essayé de respecter au mieux les caractéristiques du gothique et du romantique... ai-je réussi ? Difficile à dire...

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