C'était une de ces soirées froides d'octobre, au cours desquelles rien ne parvient à nous réchauffer; la brume épaisse nous coupant par ailleurs l'envie de toute escapade loin de notre foyer chaud et accueillant. La nuit auparavant, il avait énormément neigé et grêlé et toute communication avait été coupée. Je m'étais rendu un peu plus tôt dans ma maison secondaire, isolée au bord de la mer, pour y capturer quelques images à imprimer sur des puzzles. Je me plaisais à inventer toutes sortes de choses improbables sur ces derniers, à croire qu'ils avaient tous une histoire différente. Ils étaient ma fierté, ma passion et j'oserais dire toute mon âme même.

Le soir venu, après que je me sois couché, fatigué de toute cette fraîcheur, je me réveillai en sursaut pris d'un étrange et désagréable pressentiment. Soudain, j'entendis un bruit sourd dans la pièce d'à côté, tel de la vaisselle se fracassant contre le sol ou une vitre se brisant en mille petits morceaux. Mon sang se glaça d'effroi, mon cœur, apeuré, fit un grand bond dans ma poitrine et je me rendis par quelques pas précipités mais prudents dans mon salon, où mes pièces les plus inédites et surréalistes trônaient. L'une d'entre elles, mon puzzle préféré, brillait de mille feux et flottait à un mètre du sol. Il était comme parcouru de convulsions, comme s'il était en proie à un dilemme intérieur, qu'il se battait pour sa survie. Les tremblements du puzzle s'accentuèrent et d'un mouvement brusque et soudain, un bras en sortit. Ce bras à la main anguleuse s'accrocha avec brutalité au guéridon le plus proche et un corps d'une lenteur excessive s'extirpa du jeu. Ce corps d'homme aux cheveux blanchis par le temps était vêtu singulièrement : sa tunique, composée de formes symétriques semblants donner un ordre précis laissait entrapercevoir un pantalon beige. Je me souvenais de ce personnage : je l'avais créé il y a quelques années de cela. Je m'étais plu à lui imaginer une histoire improbable. La nuit durant, il avait pour coutume d'astiquer soigneusement chaque objet d'un endroit précis avant qu'une cloche mystérieuse ne se fasse entendre. Une fois sonnée, la cloche prévenait d'étranges personnages censés juger le vieil homme sur la propreté des lieux. Le même spectacle se produisit devant mes yeux ; une fois qu'il eut fini d'épousseter tous les meubles présents dans un rayon de cinq mètres autour du puzzle, il consentit, tremblotant, à sonner la cloche la tête baissée comme si tout le poids du monde reposait sur ses épaules. Il attendit avec inquiétude l'arrivée des juges. Deux minutes passèrent. Cinq minutes. Dix. Et toujours rien. Alors, le vieil homme se mit à genoux devant le puzzle, semblant le supplier de lui donner une deuxième chance et sanglotant doucement et intérieurement. Soudainement, dans un nuage de poussière, le malheureux claqua des doigts et fut réduit en cendres.

Je me réveillai alors en sursaut et me remémorai les évènements de la nuit, ne sachant discerner le vrai du faux. Les routes étaient encore bloquées, bien que la tempête se soit calmée. Je me rendis précipitamment dans mon salon, où le puzzle était à la même place qu'hier, quand je l'y avais laissé. J'essayais de me convaincre que rien ne s'était passé et que mon rêve était le fruit de mon imagination débordante lorsque tout à coup je vis un peu de cendres sur le plancher... Celle-ci ne pouvait être arrivée ici par hasard. Avais-je bien rêvé ?