Vers les montagnes
Altéria laissa échapper un soupir de soulagement lorsqu'Ieza consentit enfin à ordonner une halte. Neuf jours s'étaient écoulés depuis leur départ de Nirbo et les trois compagnons avaient depuis chevauché à longueur de journées dans l'intérieur des terres. La jeune femme avait ainsi vu pour la première fois de sa vie la ligne bleue de l'océan s'éloigner derrière elle jusqu'à disparaître complètement, le continent les engouffrant tout entier en son sein. Cependant, bien plus encore que la perte de ce repère familier, c'était le changement de climat qui avait le plus perturbé Altéria.
Nanthamo avait eu beau lui assurer que l'été avait encore de nombreux jours devant lui, la température peinait à dépasser ce que sa compagne avait toujours identifié comme la fraicheur de la saison froide de Saisio. Elle avait ainsi pendant plusieurs jours persisté à enrouler la couverture de voyage qui lui avait été donnée en guise de cape pour tenter de se réchauffer. L'opération n'avait d'ailleurs pas facilité l'apprentissage déjà ardu de l'équitation. Ils ne disposaient pas d'un temps extensible à l'infini et la jeune femme avait ainsi été contrainte d'apprendre les rudiments de l'activité en chemin. La première journée avait ainsi été un véritable enfer pour elle, malgré la patience et la docilité du vieux Boréas qui ne profitait d'aucune erreur pour mettre à mal sa cavalière, se contentant souvent d'agir à son propre gré pour suivre le groupe en douceur. Surtout, se félicitait Altéria, il ne répondait jamais aux appels au jeu appuyés que la fougueuse jument noire ne cessait d'adresser aux deux autres montures.
Fatigué de devoir ramener à l'ordre sa propre monture, Ieza avait d'ailleurs intimé à Nanthamo l'ordre de chevaucher en avant des autres, pour entraîner l'agitatrice au loin. Ainsi le jeune homme passait-il le plus clair de son temps à partir en éclaireur, détalant au triple galop comme emporté par une tornade d'ébène. Ieza profitait ensuite du calme apporté par la disparition du duo pour tenter d'inculquer les bases de l'équitation à Altéria qui payait le soir en douleurs et courbatures les erreurs de la journée. Chaque nouvelle journée apportait ainsi son nouveau lot de leçons et de fatigue qui s'accumulait petit à petit. Ce soir-là, le selven avait poussé leur avancé jusqu'aux dernières lueurs du crépuscule et c'est avec une lassitude extrème que la jeune femme s'était laissée glisser, si ce n'était tomber, de sa monture pour monter leur camp sommaire.
Avant même qu'elle ne fasse un geste pour décharger son paquetage, Ieza l'invita à le rejoindre sur la hauteur d'une butte qui surplombait la route de terre battue. Lorsque la jeune femme parvint à sa hauteur l'Enartien tendit la main vers ce qu'elle pensait être le nord-ouest.
- Vois-tu cette ombre au loin ?
Altéria plissa les yeux pour tenter de discerner ce dont parlait le selven dans la lumière déclinante du soleil couchant. Elle parvint ainsi avec peine à distinguer une ligne sombre et irrégulière à l'horizon.
- Cette forme dentelée ? demanda-t-elle en confirmation.
- Celle-là même, notre destination apparaît enfin.
- Cette ombre est Agathil ? s'étonna la jeune femme, impressionnée de la taille supposée de la cité énartienne si elle apparaissait d'aussi loin.
- Cette ombre est la chaîne de montagnes au sein de laquelle est nichée Agathil, corrigea Ieza avec calme, nous devrions arriver à leurs pieds dans trois jours et il nous faudra encore trois jours de plus pour attendre la cité.
La jeune femme se retint de soupirer de découragement en imaginant devoir encore chevaucher aussi longtemps et se contenta de masser discrètement le bas de son dos douloureux. Le mouvement n'échappa cependant pas au regard aiguisé de son aîné.
- Tu progresses, bientôt tu pourras chevaucher sans te blesser.
- La douleur est une très bonne motivation à s'améliorer, grogna Altéria en réponse tout en massant plus vigoureusement ses lombes engourdies maintenant que toute discrétion était inutile, sans vouloir vous manquer de respect Selven, j'espère que toutes les leçons n'ont pas la même méthode à Agathil.
Le vieil homme laissa échapper un léger rire qui figea sa jeune compagne. Jamais Altéria n'avait vu son compagnon se départir de son air sévère, à l'exception de la soirée à l'auberge de Nirbo, mais il s'agissait là d'un rôle. En le dévisageant, elle put un bref instant apercevoir une étincelle malicieuse dans le regard de l'Enartien et un fin sourire s'étirer sur ses lèvres. Ce moment volé ne dura cependant pas longtemps car Ieza reprit immédiatement son air sévère en entendant le galop d'un cheval se diriger vers eux.
Nanthamo et Pulcine stoppèrent leur allure effrénée à proximité des autres chevaux avant que le jeune homme ne saute au bas de sa monture et vienne rejoindre ses compagnons.
- Enfin en vue du Lasilein, n'est-ce pas ? déclara-t-il en arrivant à hauteur des deux autres, devinant probablement ce que les ombres de la nuit avaient désormais caché à leur vue.
- Nous avançons à bonne allure, confirma Ieza, nous devrions commencer à retrouver d'autres groupes désormais.
- D'autres groupes en effet.
Le jeune homme avait répondu de manière appuyée et Altéria surprit un échange de regard entre ses deux compagnons plus âgés. Elle commençait à connaître ce regard silencieux et savait qu'une conversation silencieuse se déroulait certainement à son insu par le biais des dons d'améthyste des deux hommes. Nanthamo lui avait un jour confié que voyager avec des Enartiens maîtrisant le varsat pouvait parfois s'avérer éprouvant car l'utilisation de la parole devenait immédiatement superflue et les malheureux exclus de ces communications mentales se retrouvaient rapidement entourés de compagnons mutiques. Heureusement pour la santé mentale d'Altéria, Nanthamo et Ieza conservaient la majorité de leurs conversations sous forme orale, ne réservant le varsat que pour des situations qui nécessitaient une vraie discrétion.
Avant même qu'elle ne puisse s'enquérir des inquiétudes de Nanthamo, celui-ci l'entraîna avec lui en bas de la butte en direction des chevaux en lui demandant de l'aide pour monter le camps. L'organisation de leur lieu de repos n'était guère complexe et la jeune femme aurait pu se charger seule de le préparer mais l'Enartien insista pour aller chercher du bois sec. Altéria se chargea quant à elle de déplier au sol les tapis et couvertures qui leur servaient de couche, ainsi que de rassembler quelques pierres pour encadrer le foyer. Tout ce temps, l'ombre d'Ieza était restée immobile sur la butte en surplomb.
Ce n'est que lorsque le camp fut enfin monté et que le feu crépita doucement dans la nuit que le selven rejoignit ses jeunes compagnons pour le repas qui se fit en silence. L'atmosphère était pesante cette nuit-là et personne n'échangea un mot, bien qu'Altéria fut persuadée que ses deux aînés continuaient leur conversation muette. La température était douce ce soir-là, aussi personne ne fit d'effort pour entretenir le feu une fois leur frugal dîner avalé et la jeune femme se contenta de se rouler dans sa couverture à proximité des braises luisantes avant de fermer les yeux. Malgré l'inquiétude que générait en elle l'attitude des deux Enartiens, la fatigue accumulée par les derniers jours de voyage ne tarda pas à l'attirer vers les limbes du sommeil et elle sombra aussitôt sans résister.
Une main vint se poser sur sa bouche, la tirant brutalement de son sommeil. Altéria tenta de se débattre un instant mais ses membres se retrouvèrent plaqués au sol comme par un poids immense tandis qu'une voix se fit entendre. Entendre n'était d'ailleurs pas le bon terme car aucun bruit n'avait retenti, la voix ressemblait à ces sifflements d'oreilles qui existent sans origine, ou à un son venu d'un souvenir, perceptible mais sans existence réelle.
- C'est moi, fit ainsi la voix de Nanthamo par l'intermédiaire de ce que la jeune femme devina être le varsat, je vais te lâcher mais surtout pas un bruit et bouge le plus lentement possible. Si tu es d'accord imagine-toi me répondre oui.
Toujours écrasée par la force du don de topaze, il lui fut difficile de calmer son cœur qui battait à tout rompre dans sa poitrine suffisamment longtemps pour obtempérer mais elle y parvint avec peine. La pression sur son corps se relâcha et la main de Nanthamo leva son emprise pour venir poser un doigt sur les lèvres du jeune homme.
- Pas un mot, poursuivit la voix désincarnée, nous avons de la visite. Va te cacher près des chevaux. Reste discrète.
Le souffle court et la poitrine en proie à un étau de stress intense, Altéria acquiesça avant de s'empresser vers les montures. Les chevaux semblaient percevoir le stress ambiant car même le paisible Boréas tentait de tirer par moment sur ses rênes attachées à un arbre. Pulcine quant à elle jetait des regards agités dans tous les sens en secouant frénétiquement la tête. Une fois dissimulée comme elle le pouvait le long de l'arbre auquel étaient attachés leur monture, Altéria observa le spectacle qui se déroula devant elle.
La silhouette de Nanthamo, encore visible dans la lueur rougeoyante des dernières braises, disparut immédiatement dans un léger scintillement, tandis qu'Ieza n'était nulle part en vue. Le silence tomba au milieu du campement apparemment déserté. Altéria était cependant assourdie par le bruit de son cœur battant à toute vitesse et le bourdonnement du sang dans ses oreilles. Le vent doux de la fin de l'été balayait la plaine dans un bruissement doux et feutré. C'est alors que la jeune femme le perçu, le bruissement supplémentaire, celui à contretemps de la mélodie du vent.
Pulcine aussi parut percevoir ce bruit surajouté car la jument hennit bruyamment en tirant à nouveau avec force sur ses rênes. La branche de l'arbre auquel elles avaient été accrochées céda brutalement et l'animal se continua de s'agiter toujours de plus belle, bousculant Altéria qui eut pour seul réflexe de rattraper les rênes. Elle n'avait cependant pas anticipé la force de la jument qui d'un mouvement l'entraîna avec elle et la fit décoller avant de la projeter un mètre plus loin. En tombant, Altéria eut juste le temps d'apercevoir le bras d'une silhouette sombre qui émergeait de derrière l'arbre où elle s'était réfugiée avant de rouler au sol et de percuter le tronc d'un autre arbre. Une vive douleur la traversa et elle se demanda si elle ne s'était pas à nouveau brisé des côtes, tant cette sensation lui rappela l'altercation avec Nirchaïn et son frère.
Allongée dans l'herbe sèche où elle avait roulée, la jeune femme resta allongée au sol, tentant de se faire la plus discrète possible. Une voix enrouée s'éleva à ce moment dans la pénombre.
- - Allumez une torche ! aboya la voix d'un ton autoritaire, et fouillez le camp ! Si quelqu'un retrouve la fille, interdiction d'abîmer la marchandise.
- - Et pour les autres Moro ? interrogea une seconde voix, plus nasillarde.
- Ça dépendra de s'ils se laissent faire gentiment, répondit le dénommé Moro d'un ton grinçant.
Deux hommes sortirent de l'ombre dans un boucan tapageur, comme en terrain conquis. Les deux humains étaient habillés de pièces dépareillées d'une qualité qui dénotaient nettement avec leur mode de vie. Celui à la voix nasillarde portait ainsi une veste de velours d'un rouge brillant aux manches trop longues remontées sur ses bras, laissant apparaître une crasseuse chemise de lin blanc qui avait vu passer plus d'une saison tandis que celui qu'Altéria avait identifié comme Moro portait un long manteau de couleur bleu aux délicats motifs brodés. Tous deux portaient en plus de leur accoutrement une ceinture à laquelle pendait le fourreau d'une épée que chacun tenait en main.
Tout autour de l'endroit où la jeune femme restait tapie des lumières émergèrent à mesure que des torches s'allumaient et elle put entendre le bruissement d'autres bruits de pas qui venaient vers le camp. D'un pas assuré, ceux qui ne pouvaient être que des bandits avançaient vers le campement sans même plus prendre la peine d'être discrets, éclairant la scène comme en plein jour.
Autour du feu, aucun des deux Enartiens n'était visible, et le camp aurait pu paraître déserté à quiconque serait passé par là par hasard, seuls les chevaux et, le devinait Altéria, la silhouette de son corps recroquevillé au pied d'un arbre entouré de buissons, trahissaient la présence de voyageurs. Les bruits de pas s'approchèrent d'elle et la jeune femme retint son souffle lorsque l'un des brigand émergea de l'arbre le long duquel elle s'était réfugié et trébucha sur sa jambe étendue au sol.
L'homme s'effondra de tout son long dans l'herbe, attirant l'attention de ses camarades.
- Et bah ! lui cria la voix nasillarde de celui qui devait être le second, t'es plus capable de tenir debout ?
- J'me suis pris le pied dans quelque chose, répondit avec véhémence l'autre en se relevant.
Ce dernier arracha alors une torche des mains d'un camarade venu lui porter secours et éclaira le pied de l'arbre comme en plein jour. Le cœur d'Altéria manqua un battement, comprenant qu'elle était découverte.
La lumière vive de la torche balaya la zone où se cachait Altéria une première fois, puis une seconde, tandis que le bandit scrutait avec attention le pied de l'arbre. A l'incompréhension de la jeune femme recroquevillée dans l'herbe sous le nez du bandit qui venait de trébucher sur sa jambe, celui-ci ne parvenait visiblement pas à trouver l'objet de sa chute. Le cœur tambourinant dans la poitrine et les poumons prêts à exploser de trop retenir sa respiration, une idée s'imposa alors à elle, la forçant à détourner le regard de celui qui la cherchait. Avec lenteur, elle jetta un œil là vers sa jambe pour ne rien voir.
Rien, il n'y avait rien dans l'herbe sèche et rase qui entourait cette partie de l'arbre. Ni pied ni jambe, ni rien qui puisse s'appeler un être humain. Altéria se sentit nauséeuse et vertigineuse, comme elle aurait imaginé la sensation du mal de mer. Car même si rien n'était visible dans l'air, elle sentait sa jambe toujours attachée à elle, et exactement là où elle posait les yeux. La voix forte de celui qui s'était vu voler sa torche s'éleva pour protester et la lumière vacillante de la flamme s'éloigna tandis que les deux hommes repartaient vers leurs compagnons de crime.
Le malaise que ressentait Altéria s'estompa lorsque l'obscurité revint plonger dans les ténèbres la zone de sa jambe absente et qu'elle put enfin reprendre son souffle en essayant d'être la plus discrète possible. Elle résista à l'envie urgente de retirer la bracelet de cuir de son bras gauche, se doutant que celui-ci aussi aurait disparu, pour confirmer que le sceau du Paniosat était rompu.
Du côté du campement, une petite dizaine de silhouettes commençaient à fourrager parmi les quelques affaires qui étaient restées au sol. La déception était clairement palpable chez certains des bandits devant l'absence notable de prise de valeur. Seul celui qui s'appelait Moro et son acolyte à la voix nasillarde semblaient ne pas abandonner leurs recherches. Finalement la voix nasillarde s'éleva dans la nuit.
- Vous allez quand même pas me dire que vous arrivez pas à mettre la main sur une gamine et un vieillard, invectivait-il ses hommes en frappant rageusement le sol, projetant du sable dans le foyer.
- Attends, l'interrompit Moro en posant la main sur son épaule, on va jouer un peu. Les gars ! Celui qui me trouve la fille en premier remporte la jument noire comme butin.
Un murmure parcourut le groupe de bandits tandis que tous commençaient à balayer frénétiquement les alentours de leurs torches pour tenter de retrouver la fugitive, toujours cachée près de son arbre. Cette dernière jugea d'ailleurs que le moment était opportun pour tenter une évasion et s'apprêtait à ramper vers la butte qui les surplombait quand la voix éraillée de Moro retentit à nouveau.
- Mais ! Mais, tempéra-t-il ses hommes avec un sourire mauvais aux lèvres, la jument ne sera offerte que si quelqu'un la trouve... avant le traqueur.
Un mouvement non loin des chevaux capta l'attention d'Altéria tandis qu'une forme immense émergeait de l'ombre. La jeune femme étouffa un cri de surprise et d'horreur lorsque la lumière d'une flamme vint révéler plus distinctement les traits inhumains du nouveau venu. Haute de plus de deux mètres, la créature n'était clairement pas humaine. Une musculature imposante dessinait des reliefs tendus sous une peau grisâtre et ses doigts étaient munis d'ongles pareils à des griffes. Dans la lueur d'une flamme, on pouvait discerner un visage aux traits anguleux encadré d'une chevelure sombre attachée en arrière, révélant des oreilles effilées. Cet être était un prédateur et Altéria le ressentait au tréfond d'elle-même, comme une peur animale logée au creux de son ventre.
L'immense masse de muscle se mouvait en silence au milieu des arbres, tel un fauve guettant une proie, et s'avança jusqu'à Moro tandis que les autres brigands s'écartaient de son chemin avec crainte. Ce dernier, sans se dépareiller de son sourire narquois, s'adressa à la créature.
- Trouve la fille, ordonna Moro et son ton ressemblait plus à celui d'un maître à son chien que d'un chef à l'un de ses hommes.
La créature resta interdite un instant et Altéria se demanda un instant si la créature était capable de comprendre le langage humain.
- La fille ! finit par lui crier le bandit, dazrila la fille !
- Utchigua dazrilaï gvadili, tchigua dazrilaï dkonou nélkovi, répondit le traqueur d'une voix profonde, presque posée.
- Je comprends pas un mot de c'que tu m'chantes ! Je parle pas votre langue de grom.
- Tu chercher la fille, je chercher les guerriers, répondit approximativement l'autre.
- Tu cherches qui je te dis de chercher, cracha Moro avec véhémence, si tu veux vraiment gagner ton pain tu m'écoutes et tu trouves la fille. Les gardes je pourrais pas les revendre, la fille oui ! Et si elle est escortée, p'têtre même bien qu'on pourra l'échanger contre un joli magot.
Il jeta un œil à la créature qui lui faisait face et qui n'avait pas bougé d'un pouce.
- Fille, argent ! s'emporta Moro, entraînant un mouvement de recul de tous ses hommes à l'exception de sa créature, donc toi trouver fille, moi donner argent, toi sauver ta femelle. Compris ? Dazrila !
Ces dernières paroles eurent un effet sur la créature qui s'ébroua rapidement, laissant échapper un grognement désapprobateur avant de se tourner et d'avancer sans aucune hésitation vers l'arbre au pied duquel était réfugiée Altéria.
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