Une froide leçon

Il fallut quelques secondes à Altéria pour que ses yeux s'accommodent à l'obscurité ambiante, et ce bien que la rue dans laquelle ils se trouvaient ne soit pas franchement lumineuse elle-même. Une odeur de suie et de friture, mêlée à celle de l'alcool vint rapidement assaillir ses narines tandis qu'elle commençait à discerner un peu mieux les détails de la pièce.

La salle commune n'était pas immense et seule une dizaine de tables en bois de confection grossière mais solide s'égrainait ça et là. Une grande cheminée perçait le mur le plus éloigné de la porte, dans laquelle un feu à l'agonie laissait échapper de rares étincelles. Au plafond, deux lustres du même acabit que les tables accueillaient de nombreuses bougies à moitié consumées dont les flammes vacillantes créaient une danse étrange sur les murs nus. Le plancher de bois brut était étonnamment propre, à l'exception de rares traces de poussières dans certains coins, laissant penser que quelqu'un était chargé de régulièrement le nettoyer.

Derrière un comptoir de bois massif, un homme dans la force de l'âge était accoudé en pleine discussion avec Ieza. Lorsque le regard de ce dernier capta l'arrivée de ces deux compagnons il leur fit un rapide signe de tête pour les inciter à le rejoindre. En s'approchant, Altéria avisa la taille gigantesque de l'homme du comptoir, dominant d'une bonne tête le vieil Enartien pourtant déjà grand. Le colosse ne présentait cependant pas le même physique sec et anguleux que leur selven. Un imposant tablier de cuir maculé de graisse ne parvenait en effet pas à cacher le ventre conséquent de l'aubergiste et la jeune femme pu apercevoir que les attaches de ce dernier avaient été rallongées artificiellement à l'aide de chutes de cuir adroitement cousues.

Les deux hommes semblaient en grande discussion et Altéria fut frappée par la transformation qui s'était opérée chez Ieza. Loin d'arborer l'habituelle froideur dont il n'avait jamais semblé se départir, le vieil homme présentait une posture bien plus détendue voire même chaleureuse. Avisant l'arrivée des deux nouveaux-venus, le colosse tonna d'une voix forte en désignant Altéria.

- Et bah je vois que vous avez pas ramené que des marchandises exotiques de votre virée sur l'île !

- La fille d'un vieux collaborateur, répondit Ieza en se tournant vers ses jeunes compagnons, qui me fournit ces mêmes marchandises depuis des décennies. Son père me l'a confiée pour lui faire découvrir le continent.

- Pas peureux le paternel ! tonna le colosse, la déesse m'emporte si un jour j'laisse ma gamine partir courir les routes avec des marchands ! Sauf votre respect mon brave, mais c'est que dans votre branche on croise plus souvent des gars qu'auraient tôt fait de déposer la petite à la première halte que d's'en occuper convenablement.

La principale intéressée continuait de regarder perplexe le spectacle qui avait lieu sous ses yeux. Elle ne s'était pas attendue à ce que leur chaperon soit capable d'une conversation si badine et enjouée. Elle ne comprenait de plus pas pourquoi celui-ci se présentait sous la couverture d'une caravane marchande inventée. Nanthamo de son côté entra de le jeu du selven avec une rapidité saisissante. Attrapant une des mains de sa compagne il l'approcha du comptoir où se tenaient les deux autres.

- Avec des mains de travailleuse comme ça ? interrogea-t-il avec enthousiasme, pardi qu'on va pas l'abandonner de sitôt. Vous l'auriez vu nous aider à décharger sur le quai ! Et c'est qu'elle a pas son pareil pour tenir des comptes ! Elle gère les inventaires de son père depuis qu'elle est gamin ! Et tout de tête !

L'aubergiste détailla avec approbation la peau épaissie des mains de la jeune femme et un sourire franc vint découvrir sa dentition clairsemée.

- Ma foi, demoiselle, si vous êtes si douée qu'ils disent, j'peux que vous proposer de venir travailler ici quand vous en aurez marre de battre la campagne et de dormir avec les chevaux. On a toujours besoin de main d'œuvre qui sache utiliser un peu son crâne.

- Euh... merci c'est gentil, bafouilla l'intéressée en se sentant rougir jusqu'aux oreilles, mais mon père voudrait que j'apprenne les pratiques du continent... il voudrait que je... il voudrait ouvrir un commerce ici bientôt, enfin un jour... peut-être.

- Et loyale envers son père en plus de ça ! s'esclaffa le colosse avant de se tourner vers Ieza, gardez-la à l'œil celle-là maître marchand, vous allez faire des envieux avec une perle comme elle.

- Raison pour laquelle nous ne nous attarderons pas longtemps à Nirbo, répondit le vieil homme d'un air espiègle, nous quittons la ville demain, nous ne passons que pour la nuit et récupérer les chevaux que nous vous avions laissé en pension.

- Ah oui, les chevaux ! Les deux mâles n'ont posé aucun problème mais la jument noire elle a été le cauchemar du garçon d'écurie. J'crois bien qu'elle a aussi mordu le bras d'un pauvre type qu'a eu le malheur de s'accouder à son box un soir.

Ieza jeta un regard aigu à Nanthamo qui se retrouva rapidement absorbé par la contemplation quasi religieuse des poutres du plafond, avant de reprendre en un éclair son ton amical.

- On vous paiera pour les dégâts de cette bête indomptable, assura-t-il en se retournant vers le comptoir, et pour la pension de ses congénères.

- Allons donc, elle m'a éloigné les mauvaises fréquentations de mes écuries pendant des jours ! S'y faut elle a même permis au gamin de roupiller un peu d'trop la nuit. Vous m'paierez pas un sou de plus que c'qu'on avait prévu !

- C'est aimable à vous.

- Être aimable ça fidélise le client, brailla l'homme en partant d'un tel éclat de rire qu'Altéria pu distinctement voir les liens rafistolés de son tablier commencer à craquer, comme ça quand vous r'viendrez lors de votre prochain passage vous saurez où v'nir dormir ! Bon prenez la clef de votre logement, faut que j'retourne en cuisine moi ! Vous me paierez demain pour les chevaux, le gamin vous les préparera.

A ces mots l'aubergiste posa sans cérémonie une grosse clef en fer sur la table avant de se diriger vers une petite porte dans le mur arrière que son imposante carrure parut un instant complètement engloutir. Alors qu'Ieza récupérait l'objet sur le comptoir, Nanthamo donna un léger coup d'épaule à sa partenaire.

- Il va falloir apprendre à mentir avec plus de conviction que ça, lui chuchota-t-il à l'oreille.

- Je ne savais pas qu'il fallait que je m'invente une vie de marchande, répondit-elle sur le même ton.

- Parce que tu pensais débarquer en princesse dans l'auberge ?

- Ce n'est pas comme ça que vous avez débarqué à Saisio ?

- Silence, gronda froidement Ieza en le dépassant pour se diriger vers l'unique escalier menant à l'étage, tâchez de ne pas nous faire remarquer plus que votre jument ne l'a déjà fait.

Altéria vit Nanthamo réprimer un soupir d'agacement et emboîter le pas du selven en serrant les poings, rapidement suivi par la jeune femme. La chambre qu'ils partageraient pour la nuit était d'une simplicité extrême, trois couches végétales recouvertes de tissu blanc sur lesquelles étaient jetées de vieilles couvertures et une vieille chaise en osier représentant le seul mobilier de la pièce. La pièce et le mobilier avaient cependant le mérite d'être propre et un rapide coup d'œil aux recoins de la chambre ne permit pas à Altéria de détecter la présence d'éventuels voisins indésirables.

Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, la jeune femme s'empressa d'interroger.

- Est-ce qu'on peut m'expliquer pourquoi cette histoire de marchands ?

- Par sécurité, répondit Nanthamo en s'étirant sur la paillasse qu'il venait de choisir.

- Pour qui ?

- Pour nous.

- Mais... voulu interroger la jeune femme.

- Il vaudrait mieux abandonner dès à présent cette conception plus qu'erronée qu'être des Enartiens nous garantit un statut inatteignable, répondit sévèrement Ieza qui de son côté observait le passage dans la rue depuis l'unique fenêtre.

Le vieil homme se retourna vers Altéria et cette dernière crut voir son regard d'acier s'adoucir le temps d'une seconde avant de reprendre son éclat acéré.

- Notre ordre n'est pas intouchable, commença-t-il à expliquer, et nos ennemis ne manquent pas, quelles que soient leur origine. S'être auto-déclarés « Guerrier de la Déesse » ne nous offre aucune sécurité mais surtout aucune raison légitime de penser que le peuple soit de notre côté.

- Je pensais que l'ordre était du côté du peuple.

- Notre Ordre est du côté des nôtres, répondit Ieza avec froideur, la raison d'être de notre communauté est de faire en sorte que les enfants énartiens ne soient pas massacrés par leur famille le jour où leurs sceaux se brisent. Si pour cela nous devons nous rattacher aux intérêts du peuple, de l'impératrice ou des prêtres d'Enartia, nous faisons ce qui assurera notre sécurité.

- Mais plus tôt au port vous parliez de notre promesse de servir les autres, tenta de répliquer la jeune femme en ramenant contre elle son bras gauche comme pour le protéger.

- Un serment vide de sens ne demande qu'à ce qu'on lui en donne un, l'interrompit le vieil homme d'un air sévère.

Un silence pesant s'installa dans la chambre, que même Nanthamo n'osa pas interrompre, tandis que leur compagnon continuait de regarder par la fenêtre. La jeune femme baissa les yeux et son regard vint se porter sur le bracelet de cuir qui ceignait son bras et celui-ci lui sembla tout à coup comme fait de plomb. Elle qui avait tant rêvé se découvrir pareille aux légendes du continent, y voyant la possibilité d'un avenir plus serein que celui auquel elle était promise sur Niméo, comprenait pour la première fois que toutes les légendes n'étaient pas simples à vivre.

- Altéria, reprit finalement Ieza en se détournant de la fenêtre, sais-tu pourquoi nous prêtons serment de protéger le peuple ?

La question prit l'intéressée de court. Elle avait toujours considéré que protéger le peuple était une mission divine qui incombait aux Enartiens, la raison de l'existence même de leurs dons. Mais elle commençait à cerner les réflexions amères de son guide et à comprendre que tout ce qu'elle avait pris comme vérité immuable jusqu'à présent possédait une version alternative. Elle crut un instant entendre la voix de Werem la mettant en garde sur le vrai visage de l'Empire, mais cet avertissement semblait nécessaire pour bien d'autres choses sur le continent.

- Nous n'avons pas toujours prêté ce serment, reprit le selven en transperçant la jeune femme de son regard glacé, il a été imposé aux Enartiens après la chute du phœnix noir. C'est ce serment qui a pu protéger les nôtres des accusations d'hérésie du Haut Monastère. Mais en échange, l'empereur Euphené a définitivement mis notre ordre sous l'autorité de la couronne impériale.

Tout en parlant, Ieza vint s'asseoir sur l'unique chaise qui meublait la chambre, non loin de la couche qu'avait choisi sa jeune compagne, et poussa un long soupir avant de reprendre.

- Si pour les gens du peuples la vision des nôtres peut varier d'envoyés divins à aberrations contre-nature, pour les nobles et les puissants nous sommes surtout une menace. Que penserais-tu si tu menais un complot et que la personne devant toi pouvait, sans que tu le saches, être capable de lire ton esprit, voire même de l'influencer ? Comment réagirais-tu si, alors que tu prêches la punition divine dans un village ravagé par la sécheresse, quelqu'un venait à faire tomber la pluie sur les champs ? Quelle serait ta première action si, sur une île où tu fais la loi, la fille de la tempête s'avérait posséder plus de pouvoir que tu n'en auras jamais ?

Altéria fut parcourue d'un frisson glacé alors qu'elle se revoyait peinant pour s'extraire des vagues tandis que les coups des fils du forgeron pleuvaient sur elle. Ses yeux d'émeraude plongèrent apeurés dans le regard gris du vieil homme. Par habitude elle y chercha du réconfort, comme celui qu'elle pouvait trouver dans ceux Werem, mais ce ne fut qu'un éclat froid et tranchant comme l'acier qu'elle rencontra.

- Nous sommes dangereux, Altéria, poursuivi Ieza d'une voix égale, c'est un fait. Dangereux pour eux, mais surtout pour nous. Sans maîtrise nos dons peuvent nous blesser. Sans limite morale ils peuvent nous consumer. Notre Ordre est là pour tenir dans le rang ceux qui pourraient perdre ces limites et pour tenir à l'écart les gens qui auraient le pouvoir de nous menacer. Nous avons la protection de l'empire, au même titre que ses soldats et son administration. Cela ne veut pas dire que nous sommes en sécurité en dehors d'Agathil.

- Nombreux sont ceux d'entre nous qui se sont fait prendre à partie par des groupes désirant prouver qu'ils pouvaient mettre à mal les « puissants guerriers divins », pourusivit Nanthamo qui prenait la parole pour la première fois depuis le début de la conversation, et répondre par la force est rarement le meilleur moyen d'obtenir la paix. Ceux qui ont quitté l'ordre pour vivre parmi le peuple, comme ceux que tu as vu sur le port, mènent une vie plus tranquille. Ce sont ceux affiliés à Agathil, comme nous, qui doivent rester sur leurs gardes.

- En dehors de la cité, ou de représentations officielles, nous tâchons de ne pas nous faire remarquer, ni même de laisser entrevoir notre nature.

- D'où la caravane marchande, conclut Altéria dans un souffle.

Ses deux compagnons acquiescèrent puis le silence tomba à nouveau entre eux pendant quelques minutes. La jeune femme s'efforçait d'intégrer toutes ces nouvelles informations, tentant de déchiffrer les émotions qui s'affrontaient en elle. Elle se sentait d'un côté reconnaissante envers les deux hommes de l'avoir trouvée à Saisio, refusant d'imaginer ce qui aurait pu se passer si l'un de ses sceaux s'était rompu bien avant leur arrivée. De l'autre côté elle se sentait prise à la gorge par une sensation d'angoisse grandissante qui lui enserrait la poitrine. Les questions lui venaient par vagues ininterrompues et pourtant la seule qui franchit ses lèvres le fit d'une manière viscérale, presque non réfléchie.

- Et qu'arrive-t-il aux Enartiens qui perdent leurs limites ?

La jeune femme n'aurait su dire pourquoi cette question était venue avant d'autres. Elle douta un instant même que la question vint d'elle-même, comme si elle lui avait été soufflée par quelqu'un d'autre. Nanthamo, qui s'était raidi en entendant la question, jeta un rapide coup d'œil à Ieza, comme pour scruter sa réaction. Ce dernier ferma un instant les yeux, son visage sévère laissa transparaître pendant un instant le poids de nombreuses années. Altéria pensa un instant que le selven devait avoir le même âge que ses grands-parents, peut-être même aurait-il pu connaître Werem lorsque celui-ci vivait encore sur le continent. Et cet âge profitait de ce bref instant de laisser aller pour tracer ses marques sur le visage de l'Enartien, dessinant un lacis de sillons sur la peau pâle.

Lorsqu'il reprit la parole, ce fut avec une voix bien moins froide qu'à son habitude, comme s'il avait senti l'inquiétude de sa jeune compagne.

- Tout le monde peut se perdre un jour, l'important est de savoir le reconnaître. Pour ceux qui s'y refusent et mettent en péril tous les nôtres, l'ordre se charge de les mettre hors d'état de nuire. Dans la mesure du possible sans effusion de sang.

- Certains se perdent plus que d'autres, maugréa Nanthamo depuis sa couche, les Silfuriens ne devraient pas bénéficier de notre clémence.

- Certains parmi nous pensent que pardonner quelqu'un qui se repentit est un meilleur moyen pour espérer en convaincre d'autre de changer de chemin que de le sacrifier pour l'exemple, répondit Ieza en jetant un regard sévère à son jeune compagnon.

- Comme s'ils pouvaient vraiment se repentir, siffla le jeune homme.

- Il y a des points de vue que seul l'expérience de l'âge permet de comprendre, la jeunesse ne peut pas se targuer de connaître toute la complexité d'une vie. Quand le corps se raidit sous le poids des années, les certitudes, elles, s'assouplissent.

- Je me demande bien ce que ceux des nôtres qui sont morts aux mains des adorateurs de Silfurie auraient à dire à ce sujet, s'enflamma Nanthamo, ceux à qui on n'a pas laissé la possibilité d'assouplir leurs certitudes.

- Ça suffit Nanthamo, trancha Ieza d'une voix glaciale.

Le jeune homme s'affaissa aussitôt, comme frappé au visage. Il baissa rapidement la tête, abandonnant toute attitude combative.

- Mes excuses, Selven. Je ne voulais pas remettre en question votre jugement. Si vous me le permettez je vais aller m'assurer que les chevaux seront prêts pour demain.

L'Enartien se leva, salua d'un mouvement de tête son supérieur et quitta la chambre sans un autre mot. Alors que le silence retombait une fois la porte fermée derrière son compagnon, Altéria prit son courage à demain pour rompre à nouveau le silence.

- Qui est Silfurie ?

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