Un secret éventé
Un silence pesant tomba sur l'arène alors que les deux adversaires restaient immobiles un instant, comme suspendus dans l'air encore chargé du sable que leur altercation avait soulevé. Altéria capta aussitôt l'inquiétude qui semblait avoir imprimé ses traits sur le visage de Rev tandis qu'il reposait sa jambe au sol et reculait brusquement pour s'éloigner du Selven de l'Emeraude. Les novices autour d'eux n'osaient réagir, stupéfaits de voir que leur camarade avait réussi si facilement là où même les plus aguerris avaient échoué. Le silence fut interrompu finalement par un fin soufflement, qui devait être ce qui se rapprochait le plus d'un rire pour le Selven Soran, tandis que ce dernier se redressait, un léger sourire d'approbation aux lèvres. Ce fut pourtant la Selven Gemia qui prit la parole.
- Impressionnante maîtrise, félicitations, déclara-t-elle simplement tandis que Rev et ses camarades reprenaient leur place dans le cercle des novices.
Le jeune vainqueur approuva le compliment d'un léger signe de tête et Altéria remarqua qu'il avait retrouvé le masque impassible qu'il arborait d'ordinaire. A ses côtés, Dyros et Zao'wi ne semblaient pas encore réaliser ce à quoi ils avaient assisté.
- Concernant les autres, poursuivit la Selven d'une voix toujours aussi joviale, n'ayez pas d'inquiétude. Malgré les apparences nous avons appris beaucoup plus sur vos capacités que vous ne pourriez penser, et je suis très heureuse de voir votre niveau.
Un murmure circonspect parcourut l'assistance, la plupart des novices se jetant des regards étonnés, alors qu'Altéria se demandait quel pouvait être le niveau qu'attendait Gemia d'eux pour être heureuse d'avoir assisté à une telle débâcle.
- Je souhaite aussi que cet exercice vous serve de moteur pour les semaines à venir. D'ici un mois, votre entraînement ici sera considéré comme achevé et vos groupes se verront chacun assigner un nahori, un mentor de la division du Saphir, dont le rôle sera de poursuivre votre apprentissage.
Les chuchotements s'intensifièrent à la mention de la fin si précoce de leur entraînement commun. De son côté Altéria sentit une boule d'angoisse se nouer dans son ventre, elle avait certes progressé depuis son arrivée dans la cité énartienne mais elle restait très loin du niveau des jumeaux qui continuaient d'améliorer de jour en jour les compétences pour lesquelles ils n'étaient pas déjà maîtres. Elle ne voyait pas comment une telle différence d'aptitude ne pourrait pas être un frein à la progression de l'une ou des deux autres. Soran émit un léger sifflement entre ses dents alors que les discussions s'emballaient et le silence retomba immédiatement. Tous n'avaient que trop en mémoire le sort récent de Saosa et personne n'avait envie de réitérer l'expérience.
- Un peu de calme je vous prie, renchérit la Selven du Saphir bien qu'il eut été inutile d'insister sur ce point après l'avertissement de son homologue. L'attribution de vos nahori signera de plus la fin de votre confinement à Agathil. Dès lors que vous lui serez attachés, vous suivrez votre nahori au gré de ses affectations et participerez à ses remplir les tâches qui lui seront confiées.
Malgré le respect presque religieux du silence intimé un peu plus tôt, l'excitation monta d'un cran parmi les novices. Agathil était une cité forteresse dont le seul but était de toujours offrir un havre de sécurité aux Enartiens mais pour beaucoup elle manquait de l'animation et de l'effervescence des autres cités de l'Empire. La vie y était simple et ordonnée, pas d'imprévu, pas de nouveauté. Altéria aimait le confort de cette routine dans laquelle elle se réfugiait pour oublier les tourments que sa découverte d'Orlegon lui avait déjà causés. Ce n'était en revanche pas le cas de Saosa qui saisissait la moindre occasion pour les entraîner en exploration aux alentours de la cité. Et nombreux étaient ceux qui partageaient sa fébrilité à retrouver le monde extérieur.
- N'allez pas vous faire d'illusions, déclara Soran avec toujours la même sécheresse dans la voix que lorsqu'il les avait défiés plus tôt, les missions qui seront confiées à votre nahori ne seront jamais plus que des actions d'aide à la population.
- Sa mission première sera de vous former, enchaîna Gemia comme si elle avait prévu l'interruption du selven, la vôtre sera de suivre son enseignement. Mettez de côté toute idée fantaisiste, vous vous méprendriez sur ce qui vous sera demandé.
Un soupir mitigé parcourut l'assistance selon les différentes réactions, allant de la déception palpable au soulagement véritable en fonction des craintes de chacun.
- Maintenant allez, acheva la Selven du Saphir sans se départir de son apparente bienveillance, profitez de votre quartier libre, et je vous conseille de vous rendre sur la place du quartier est.
L'arène éclata alors du vacarme des jeunes gens saluant brièvement leurs aînés avant de se précipiter vers la porte principale qui s'ouvrait sur la rue. Altéria et les jumeaux ne s'élancèrent pas dans cette direction avec la majorité de leurs camarades, préférant rejoindre Zao'wi et Dyros qui s'attardaient un instant pour interroger Rev sur son coup d'éclat. Avant même qu'ils ne puissent féliciter ce dernier, la voix de Gemia s'éleva derrière eux à nouveau.
- Saosa, je souhaiterai avoir un mot avec toi et tes camarades. Suivez-moi tous les trois.
L'intéressée se figea à l'écoute de son nom et se tourna un instant vers son frère qui lui lança un regard glacé avant de chercher plus de soutien vers Altéria qui haussa discrètement les épaules. S'ils avaient cru pouvoir échapper à une sanction suite au comportement de la bouillante jeune femme, probablement s'étaient-ils trompés. Lançant un dernier regard vers leurs compagnons qui avaient détourné leur attention de Rev en entendant l'ordre de la selven, le trio tourna les talons pour suivre leur aînée qui s'avançait vers la sortie de l'arène. Le Selven Soran, lui, n'était visible nulle part, comme s'il avait profité de l'agitation des novices fraichement libérés pour disparaître.
La tête basse, Saosa marchait entre Altéria et son frère à la suite de la Selven du Saphir qui traversait les rues d'un pas vif pour son âge. Au milieu de la petite population d'Enartiens qui parcouraient les rues, seuls le respect et les saluts que lui adressaient ceux qui croisaient leur chemin trahissait l'importance de cette petite femme aux cheveux gris argenté. Contrairement à ce qu'Altéria avait pu penser au soir de leur arrivée, Gemia comme les autres selven ne portait jamais l'opulente tenue qu'elle avait revêtu cette nuit-là. De manière générale d'ailleurs, les Enartiens ne portaient pas plus leurs tenues distinctives dans la cité qu'ils ne le faisaient à l'extérieur, et la jeune femme avait rapidement dû se procurer de nouveaux vêtements pour remplacer ceux qu'elle avait perdus pendant son voyage jusqu'à Agathil et remiser l'ensemble immaculé qui lui avait servi de substitut.
Les trois camarades cheminèrent de longues minutes à la suite de la selven et chaque pas les éloignait un peu plus du quartier est où cette dernière avait conseillé aux autres novices de se rendre. Au lieu de cela ils se dirigèrent vers le cœur de la cité jusqu'à un grand bâtiment de forme carré dont la façade était percée au dernier étage d'une ouverture immense qui donnait sur la place du temple où ils avaient été accueillis le premier soir. Ils pénétrèrent alors à la suite de leur guide dans le bâtiment et la suivirent dans un large escalier de bois qui les mena jusqu'à la pièce où se trouvait l'imposante fenêtre et qui semblait être l'office de la Selven.
Les murs de la pièce étaient couverts d'étagères où s'amoncelaient selon les murs des parchemins roulés ou de grands livres à la reliure de cuir élimé. Plusieurs tables se voyaient elles aussi couvertes de documents qui paraissaient cependant ordonnés avec soin et logique. Au milieu, sous la fenêtre si grande que de nombreux carreaux de verre polychrome avaient été nécessaires pour la couvrir, se trouvait un grand bureau de bois sombre soigneusement ouvragé. Le soleil de l'après-midi traversant les carrés colorés venait baigner ce dernier d'une douce lueur bariolée qui jouait sur les parchemins maintenus ouverts sur le bureau par de petits poids de métal.
La selven prit place derrière le bureau et s'assit en silence en observant les trois jeunes gens qui lui faisaient face. Elle entreprit ensuite, toujours sans prononcer un mot, de parcourir les documents qui se trouvaient devant elle comme si elle en cherchait un particulier. A côté d'elle, Altéria pouvait sentir l'inconfort de Saosa grandir de seconde en seconde dans le maintient toujours plus rigide de la position de salut militaire qu'elle avait adoptée. Finalement, après avoir visiblement trouvé l'objet de ses recherches, Gemia le déposa au-dessus des autres documents disposés devant elle et tourna son regard vers le trio.
- Je m'excuse de vous avoir fait marcher jusqu'ici, entama-t-elle en s'enfonçant dans son siège, mais je souhaitais avoir une conversation privée avec vous.
- Je vous présente mes excuses pour mon comportement pendant votre intervention tout à l'heure, déclara Saosa immédiatement s'avançant d'un pas, et je suis reconnaissante envers le Selven Soran de m'avoir rappelée à l'ordre.
Altéria jeta un œil vers sa camarade, étonnée de cette discipline qu'elle ne lui connaissait habituellement pas, et persuadée qu'il s'agissait juste d'une façade vouée à adoucir l'éventuelle sanction de la Selven du Saphir. Cependant le visage de Saosa, et l'attitude de son jumeau à côté d'elle, ne laissaient aucun doute sur la sincérité de ses propos. Ce brutal changement d'attitude rappela ainsi à sa camarade que malgré ses habituelles bravades, l'éducation que Saosa avait reçue à Thénéan était celle d'un peuple de guerriers. Son intervention fit naître un fin sourire amusé sur les lèvres de la selven qui l'observa un instant avant de reprendre.
- Bien que je te remercie pour ces excuses, Saosa, ta petite incartade n'est pas la cause de votre présence ici à tous les trois.
Les intéressés se jetèrent un rapide regard incompris et Altéria put lire sur le visage des jumeaux les mêmes questionnements que ceux qui lui venaient en tête. Elle se redressa brusquement lorsque Gemia se tourna vers elle avant de reprendre.
- C'est Altéria, la cause de votre présence ici.
Le mois écoulé passa à toute vitesse dans la tête de la jeune femme alors qu'elle cherchait désespérément à retrouver le moment où elle avait commis un acte nécessitant une sanction par la Selven du Saphir elle-même. Ses capacités étaient loin d'égaler celle de la plupart de ses camarades mais elle n'était clairement pas celle qui avait fait le moins de progrès depuis son arrivée. Elle n'avait par ailleurs enfreint aucune règle dont elle ait connaissance. Sans même qu'elle s'en aperçoive, ses souvenirs commencèrent à remonter plus loin dans les jours qui précédaient son arrivée à Agathil. Son cœur commença à s'accélérer quand ses pensées dérivèrent fatalement vers le soir de l'attaque des bandits qu'elle avait tenté si ardemment d'oublier. Des souvenirs épars et éclatés lui revinrent par vagues brutales, toujours embrumés par les actions qu'avait eu Ieza sur son esprit, mais avec eux le mélange de peur, de dégoût et de culpabilité revint lui enserrer la poitrine comme un étau. La voix de Gémia vint cependant soudainement la libérer de cette spirale par une question qui la désarçonna.
- As-tu montré ton bras à tes compagnons, Altéria ?
La voix était douce, sans jugement sous-jacent, une simple interrogation, mais qui déclencha une réaction bien plus grande. Les jumeaux avaient immédiatement tourné leurs têtes vers leur camarade d'un seul mouvement et la jeune femme pouvait lire dans leurs yeux toutes les questions qui traversaient leurs pensées. Elle imaginait même la discussion, et probablement la dispute, silencieuse qu'ils avaient à l'instant même. De son côté, la question la fit rougir car elle ne savait pas quelle réaction attendre de la réponse qu'elle s'apprêtait à donner.
- On m'a dit à l'Appel de ne jamais le montrer, se justifia-t-elle d'un air gêné, et comme eux ne m'ont pas demandé j'ai supposé que même entre nous il n'était pas admis de le révéler.
Rymian jeta un regard à sa jumelle qui restait interdite en réalisant que de toutes les questions indiscrètes qu'elle avait pu poser à Altéria depuis leur rencontre celle-ci était passé à travers les mailles de son filet. De son côté, Altéria avait bien pu apercevoir les sceaux sur les bras de ses camarades qui oubliaient parfois de mettre leurs brassards dès le lever mais elle s'était toujours fait violence pour ne pas regarder. La selven continua de regarder la scène d'un air amusé avant de reprendre la parole.
- D'ordinaire nous espérons que vous gardiez cette information secrète jusqu'à l'attribution de vos nahori, expliqua-t-elle en jouant avec une mèche de ses cheveux argentés, l'idée étant que vous puissiez tisser des liens sans préjuger de vos prédispositions. Il est cependant rare que cette information reste secrète bien longtemps et nous le tolérons. J'avoue que dans ce cas précis j'aurais presque préféré que vous soyez aussi curieux que tous les autres novices. Alors nous allons abréger.
Le brassard d'Altéria tomba au sol au moment où Gemia prononçait ces mots, à la stupéfaction de la jeune femme qui ne comprenait pas comment ce dernier avait pu se détacher ainsi. En regardant autour d'elle, elle remarqua que long lacet qui retenait d'ordinaire la protection de ses sceaux était posé sur la table la plus proche d'elle comme s'il y avait été rangé. La solution lui apparut alors dans toute sa clarté, la Selven ne jouait pas avec ses cheveux tout en discutant avec eux. Elle avait utilisé son don de topaze pour soigneusement défaire l'attache tandis que l'attention d'Altéria était tournée sur ses paroles. Cette dernière n'eut pas le temps de s'émerveiller sur l'impossible précision nécessaire pour réaliser un tel tour sans qu'elle ne sente la moindre emprise du mubsat sur elle. Le souffle de surprise de Saosa à côté d'elle la ramena à la réalité.
Contrairement à ce que la fébrilité de son souffle aurait pu laisser présager, sa camarade vint prendre son bras avec une grande douceur et le retourna pour observer avec attention les dix tâches qui marquaient la peau d'Altéria. Au milieu des sceaux sans éclat, les marques du paniosat et du nolensat ressemblaient à deux pierres précieuses enchâssées dans son avant-bras. Ce fut étonnamment Rymian qui brisa le silence en se tournant vers la selven qui avait respecté ce moment suspendu.
- Est-ce vraiment possible ? demanda-t-il et tout dans son attitude laissait comprendre qu'il faisait tous les efforts du monde pour conserver son calme habituel.
- Rare, répondit la selven, mais possible. Les novices de cette année présentent des prédispositions exceptionnelles, en plus d'être anormalement nombreux. Nos archives ne retrouvent pas de telles conditions parmi les appelés d'une même année depuis plus d'un siècle. Altéria n'est qu'une particularité de plus. Vous-mêmes êtes dignes d'intérêt tous les deux.
Les jumeaux se regardèrent un bref instant avant d'entreprendre de révéler leurs propres sceaux, disposant leurs motifs de part et d'autre du bras d'Altéria. L'un comme l'autre présentait un demi-cercle parfaitement complémentaire à celui de son jumeau. A eux deux Saosa et Rymian avaient eux aussi le potentiel de maîtriser tous les dons énartiens.
- Il n'est pas très étonnant que la déesse ait choisi de vous rapprocher tous les trois, poursuivit Gemia tandis que les intéressés se reportaient leur attention sur elle, mais là n'est pas le problème du jour. Notre problème est que, malgré les précautions que nous avons pu prendre, la nouvelle de l'existence d'Altéria s'est répandue. Et elle s'est répandue très loin au-delà des murs d'Agathil.
Les mises en garde d'Ieza sur le danger qu'un Enartien pouvait représenter aux yeux de certains lui revinrent en mémoire. Elle n'aurait su imaginer la menace qu'une Enartienne avec son potentiel pouvait revêtir pour ces mêmes gens.
- Jusqu'où est-elle allée ? demanda-t-elle en cachant du mieux qu'elle le pouvait l'appréhension de la réponse.
- Jusqu'au plus haut.
La réponse était simple mais ce qu'elle impliquait était d'une infinie complexité. L'espace d'un instant, Altéria eut la vision d'être au bord d'une immense toile d'araignée où elle aurait mis le pied par inadvertance en entrant dans une grande tente au milieu de la place centrale d'une île abandonnée. Elle avait mis en branle un mécanisme qu'elle ne pouvait désormais plus arrêter et était maintenant condamnée à naviguer sur cette toile sans jamais s'arrêter ni perdre l'équilibre. Car si elle se retrouvait prise au piège de la toile, qui savait quel monstre tapi dans l'ombre viendrait la dévorer. Elle, et ceux qu'elle entraînerait dans son sillage.
- Que dois-je faire maintenant ? fut la seule question qui franchit ses lèvres.
La question qu'Altéria venait de poser semblait à elle seule regrouper toutes ses peurs et toute l'aide qu'elle recherchait auprès de la Selven du Saphir dont le regard habituellement si jovial était passé à l'extrême douceur teintée d'inquiétude et de gravité.
- A partir de maintenant, choisis avec prudence de qui tu t'entoures et réfléchis toujours à si ce que l'on te demande de faire te semble juste.
La réponse fit l'effet d'un coup de tonnerre à Altéria qui y reconnut une partie des conseils que Werem lui avait donnés la nuit précédant son départ de Niméo. Ces règles semblaient être les clefs de sa survie en Orlegon. Elle n'était cependant pas certaine de pouvoir les suivre si facilement. Comment choisir son entourage sans le moindre point de repère au milieu d'un monde dont elle ne connaissait rien. Et sa notion de justice, modelée par son enfance sur Niméo, avait toutes les chances de ne pas être la même que celle de la selven.
- Je ne suis pas sûre d'en être déjà capable, avoua-t-elle en détournant le regard des yeux bruns qui l'observaient avec toujours la même douceur.
- Tu n'auras pas le choix, tu devras apprendre. Et d'autant plus vite que vous n'aurez pas la chance d'attendre un mois de plus avant de quitter Agathil.
A ces mots, Gemia prit le document qu'elle avait récupéré en s'installant à son bureau et l'approcha du trio. Il s'agissait d'un papier plié qui avait été auparavant scellé. Le cachet de cire écarlate, laissé intact à l'ouverture de la missive, représentait un motif que même la niméenne connaissait. L'oiseau de flamme couronné, le phénix impérial.
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