Un Cercle de Flammes
L'attente se poursuivit encore longtemps après qu'Altéria ne se soit mêlée à la foule de jeunes gens qui patientaient sur la Grand Place. La cohue était trop épaisse pour que l'on puisse voir quoi que ce soit de ce qui se passait à l'entrée de la tente, mais on pouvait cependant entendre régulièrement les gens retenir leur souffle lorsque l'un des participants tardait plus que les autres à ressortir. Mais invariablement, ils finissaient tous par refaire surface au bout de quelques minutes. Il n'y avait cependant aucun regret sur le visage des jeunes gens qui s'éloignaient de la place, le plus souvent souriants et accompagnés de leurs amis. Après tout, personne ne pensait vraiment pouvoir rester à l'intérieur de la tente, il était d'ailleurs étrange que les Enartiens persistent à effectuer l'Appel sur l'île, après un siècle d'échec.
Au moment où Altéria commençait enfin à pouvoir apercevoir la fin de la file d'attente et à voir sortir les gens de la tente, une rumeur se fit entendre sur la place. Un bruit de sabot s'éleva alors depuis la rue pavée qui reliait la place et le palais du gouverneur. Montée sur son cheval, l'unique de l'île, habillée comme si elle s'était rendue à son propre mariage, Minéa fendit la foule, qui s'écartait docilement sur son passage, avec une allure princière qui la faisait paraître plus grande qu'elle ne l'était. Nirchaïn et son frère Lwod lui servaient d'escorte personnelle, l'encadrant de près et gardant un œil attentif sur la cohue qui séparait leur protégée de sa destination.
Lorsque la petite dame arriva à sa hauteur, Altéria hésita un instant à rester en travers de son chemin pour l'obliger à démonter et continuer à pied, elle se ravisa cependant en ce disant que mieux valait pour elle faire profil bas ce jour-ci, aussi recula-t-elle rapidement de quelques pas. Minéa ne descendit de selle que lorsqu'elle fut arrivée à quelques mètres de la tente grise. Là, elle tendit les rennes à Lwod qui s'en empara avec empressement puis s'éloigna pour attacher la monture à l'ombre le temps que sa maîtresse fasse ce qu'elle avait à faire. Le dernier candidat à avoir passé le pan de toile qui servait de porte à la tente sortit peu de temps après l'arrivée de la petite dame mais cette fois-ci, contrairement aux autres qui étaient repartis chez eux, il était accompagné par quelqu'un. Sa tenue ne laissait planer aucun doute sur son identité, il s'agissait d'un des Enartiens.
Contrairement aux soldats de l'armée impériale dont les vaisseaux de guerre venaient en de rares occasions accoster sur l'île, les Enartiens ne portaient pas d'uniformes à proprement parler. Mais tout le monde savaient que les serviteurs de la Déesse portaient toujours des habits d'un blanc immaculé lorsqu'ils se montraient en public, un hommage à la divinité qu'ils protégeaient. Le jeune homme qui venait de sortir pour comprendre la raison du vacarme qui avait empli la place portait en l'occurrence un pantalon de toile épaisse recouvert par une chemise fine sur laquelle était enfilée une tunique à manches courtes en laine. Le tout, y compris le cuir de sa ceinture, était d'un blanc impeccable à l'exception de ses bottes qui étaient grises et d'un bracelet de cuir de la même couleur qu'il portait sur son avant-bras gauche. Altéria fut impressionnée que l'Enartien ne soit pas en train de fondre tant sa tenue paraissait inadaptée au climat de Niméo. La chemise aurait amplement suffit, d'autant que c'était la première fois qu'il quittait l'abri de la tente dans laquelle, vu la toile qui la constituait, il devait faire au moins aussi chaud que dans le temple du volcan.
L'Enartien ne semblait plus vieux qu'Altéria que de quelques années mais sa présence avait immédiatement ramené le calme aux premiers rangs de la foule. Il dévisagea un instant Minéa qui lui jeta un regard de défi qui ne cachait rien de son assurance. Malgré tous les pouvoirs qu'il possédait, elle n'en demeurait pas moins la fille d'un gouverneur et mieux valait pour eux deux éviter une erreur diplomatique. Aussi le jeune homme ne fit aucune remarque quant à l'arrivée fracassante que la jeune femme avait faite et se contenta de lui faire signe de le suivre. Le pan de toile retomba sans bruit, cachant au reste du monde ce qu'il se passait dans l'abri éphémère.
Les minutes s'écoulèrent unes à unes et Minéa ne refaisait toujours pas surface. La place tout entière commença à retenir son souffle, les commerçants stoppèrent quelque temps leurs transactions, les badauds s'arrêtèrent, même le bruit de la forge de Tarnön se tut tandis que tous attendaient le retour de leur petite dame. Seule Altéria sentait croître au creux de son ventre une boule d'angoisse. De tous les habitants de cette île, Minéa était la plus à même d'être choisie et pour cause, elle était née sur le continent, la malédiction, si malédiction il y avait, ne pouvait pas l'avoir frappée. La jeune femme se mit alors à penser à toute vitesse, si elles venaient à être toutes deux choisies, que se passerait-il ou pire, si la fille du gouverneur était choisie et pas elle, comment le vivrait-elle.
C'est alors qu'au bout d'une dizaine de minutes, le pan de toile se souleva de nouveau pour laisser la place à Minéa qui affichait un regard sombre. Altéria remarqua tout de suite que sa peau avait prit une teinte grisée et qu'elle avait son port de tête des mauvais jours. Vue ainsi, Minéa était glaciale et même les fils du forgeron qui lui avaient servi d'escorte ne s'approchèrent pas immédiatement d'elle. Son visage s'éclaira alors d'un grand sourire.
- Je reste avec vous ! cria-t-elle à la foule qui éclata en liesse.
Au milieu des cris et des vivats des niméens qui se réjouissaient de garder l'enfant chérie de l'île, Altéria demeura interdite. Cette réaction était la dernière qu'elle aurait pu imaginer de la part de Minéa. Jamais elle n'avait imaginé que la fille du gouverneur puisse vouloir rester sur Niméo, tant le continent semblait lui manquer. Et pourtant, la vérité était bien là, au milieu des jeunes gens qui l'acclamaient, la petite dame semblait rayonner de bonheur. A tel point que lorsque Nirchaïn s'approcha d'elle pour lui apporter sa monture, elle se laissa même aller jusqu'à poser un baiser furtif sur la joue du jeune homme, le faisant rougir jusqu'aux oreilles et transformant la boule d'angoisse d'Altéria en une pointe aiguë de jalousie.
Une fois en selle, Minéa éloigna sa monture de la foule mais, au lieu de retourner chez elle aussi rapidement qu'elle était venue, elle se contenta d'aller se mettre à l'ombre d'une des maisons de la place et d'y rester, observant la foule des candidats qui restaient à se présenter. L'espace d'un instant, Altéria crut que le regard de la jeune femme s'attardait sur elle et elle ressentit l'envie de se fondre dans la masse pour passer inaperçu. Mais c'était bien là un souhait irréalisable, au milieu des autres jeunes gens, elle était aussi visible qu'une flamme au milieu de la nuit. Heureusement le regard de Minéa se focalisa rapidement sur un autre point d'intérêt et la jeune femme put reprendre sa respiration avant de s'évanouir.
L'attente se poursuivit encore pendant une heure et le soleil entamait déjà sa course vers l'ouest quand le tour d'Altéria vint enfin. Son estomac grondait son mécontentement car elle n'avait rien mangé depuis le repas de la veille mais elle aurait été incapable d'avaler la plus petite nourriture qui existait tant elle était anxieuse. Lorsque sortit de la tente la candidate qui s'était présentée avant elle, Altéria jeta un œil autour d'elle pour chercher le candidat suivant. C'est ainsi qu'elle remarqua que tous les regards étaient tournés vers elle pour lui signifier que la prochaine à entrer ce serait elle. L'Enartien qui avait accueilli Minéa un peu plus tôt souleva le pan de toile puis, d'un geste impatient, fit signe à la jeune femme de rentrer. Ne pouvant plus reculer, Altéria le suivit à l'intérieur et se sentit prise au piège lorsque la toile se rabattit derrière elle. Elle se rabroua intérieurement de sa peur, après tout, c'était elle qui avait voulu venir. Elle inspira alors profondément et repoussa sa crainte loin au fond d'elle-même pour pouvoir examiner la pièce avec l'esprit clair.
La première chose qui frappa Altéria fut que, contrairement à ce qu'elle pensait du fait de l'épaisseur du tissu de la toile, il ne faisait pas une chaleur étouffante dans la pièce. A l'inverse la température y était bien plus agréable que sur la place. L'agencement de la pièce en revanche déçut la jeune femme par sa banalité et sa pauvreté. Alors qu'elle avait imaginé trouver des tentures en riches tissus et des objets sacrés enchâssés dans de l'or, il n'y avait que quelques tapis élimés par le temps posés sur le sol de marbre de la place et quelques coussins jetés ça et là. C'est alors qu'elle remarqua l'étrange cercle qui occupait le centre de la tente.
Alors que tous les objets du mobilier étaient de pauvre facture, les dix guéridons qui formaient le cercle étaient taillés dans du bois tropical précieux et semblaient avoir traversé les siècles sans jamais s'abîmer. Altéria reconnu immédiatement le même style de décorations gravées dans le bois que celles qui ornaient l'autel de pierre du temple du volcan, ces objets devaient dater de la même époque et avoir été conservés depuis des centaines d'années. La jeune femme se demanda alors si ces guéridons ne venaient pas eux-mêmes du temple, mais elle en connaissait tous les recoins, même Werem n'aurait rien pu y dissimuler qu'elle ne puisse trouver. Abandonnant là son examen rapide des supports, elle s'attarda ensuite sur ce qu'ils portaient.
Sur chacun des guéridons de bois était placé, bien au centre, une grosse bougie cylindrique qu'elle n'aurait pas pu englober d'une seule main et sur laquelle étaient ciselées des arabesques recouvertes d'encre de couleur. Malgré le passage de nombreux jeunes gens depuis le début de la matinée, la cire était encore intacte, comme si elles n'avaient jamais été allumées. Chaque bougie arborait des arabesques différentes des autres par leur style et leur couleur. D'un rapide regard, Altéria fit l'inventaire des couleurs présentes en espérant comprendre ce qu'elles représentaient. Les couleurs verte, dorée, marron et grise représentaient sans doute les quatre saisons. Le noir et le blanc devaient symboliser le jour et la nuit, le bleu le ciel et l'orange le soleil. Le rouge pouvait faire référence au sang mais qu'en était-il du violet sur lequel elle ne parvenait pas à mettre de symbole. Dans tous les cas cet inventaire ne lui en apprit pas plus sur l'utilité de cet étrange cercle au centre duquel se trouvait un simple tabouret.
Pendant qu'elle observait l'intérieur de la tente, l'Enartien s'était assis sur un coussin à l'extérieur du cercle. En voyant qu'elle était restée à l'entrée de la tente, il poussa un soupir impatient et lui fit signe d'avancer.
- Je ne compte pas te manger tu sais, dit-il d'un ton agacé, tous les autres sont ressortis sains et saufs d'ici.
Il avait l'accent qu'avaient de nombreux marins qui faisaient escale à Saisio sur les navires de commerces, sans doute était-il originaire d'une ville côtière. N'entendant pas de réponse de la part d'Altéria, il leva ses yeux dont la couleur oscillait entre le marron et l'or vers elle et la jaugea du regard. Celle-ci se força à plonger ses yeux émeraude dans ceux plus sombres qui l'examinaient mais elle ne soutint pas longtemps le duel visuel. L'Enartien parut surpris par la réaction de la jeune femme.
- Tu as peur de moi ? s'étonna-t-il en se redressant sur les coussins, rassure-toi je ne suis pas méchant, juste fatigué de ma journée. J'aimerai en finir vite et toi aussi je suppose alors ne t'inquiète pas, tout va bien se passer, rien de terrible ne va t'arriver et dans cinq minutes tu es dehors.
Sa dernière phrase fit tiquer Altéria qui leva aussitôt les yeux.
- Vous ne pensez pas que je sois capable de réussir ? demanda-t-elle d'un ton de défi.
- Je ne veux pas te vexer mais ça fait un siècle qu'aucun Enartien n'est né sur cette île et depuis hier rien de ce que j'ai vu ne m'a fait changer d'avis à ce sujet. Mais je ne peux pas t'empêcher d'espérer alors que dirais-tu de passer l'épreuve pour que nous soyons enfin fixés ?
La jeune femme acquiesça d'un air déterminé, l'apparente indifférence de l'Enartien l'avait piquée au vif et lui avait redonné du courage. En voyant la réaction de son interlocutrice, le jeune homme esquissa un sourire désabusé.
- Très bien, dit-il, maintenant, tu vois ce tabouret ? Assieds-toi dessus.
- Et après ?
- Chaque chose en son temps.
Se retenant de poser plus de questions, Altéria avança au centre du cercle de bougies en prenant soin de ne bousculer aucun des guéridons. Elle s'assit ensuite sur le tabouret, face à l'Enartien qui se leva alors pour aller chercher une autre bougie, plus modeste et sans ornement, qui était déjà allumée et dont il se servit pour allumer toutes les autres.
- Et maintenant ? ne put se retenir de demander la jeune femme qui se retrouvait désormais encerclée par les petites flammes.
- Maintenant, quoi qu'il arrive, ne bouge surtout pas, répondit l'Enartien qui avait repris son visage impassible avant de se rasseoir.
Les secondes passèrent puis une minute entière s'écoula sans que rien ne se produise. Altéria commença de nouveau à douter mais, ne serait-ce que pour défier le jeune homme, elle resta immobile. Elle remarqua alors un mouvement à l'extrémité de son champ de vision, tournant immédiatement la tête, elle vit que la flamme d'une des bougies avait viré au vert, du même vert que celui des arabesques qui jouaient sur la cire. A côté de cette première bougie, la flamme de la bougie violette produisit une légère explosion avant de changer de couleur elle aussi. Puis ce fut la bleue, puis la orange, puis la marron, la blanche et la noire. A chaque fois l'explosion qui avait lieu avant le changement de couleur de la flamme était un peu plus puissante que la précédente, à telle point qu'Altéria commença à craindre que le feu ne prenne sous la tente.
L'Enartien qui n'avait pas bougé depuis que la première flamme avait viré de couleur s'était finalement levé et observait avec attention la scène. Lorsque la bougie dorée explosa elle aussi, il se hâta pour rejoindre un des pans de la tente qu'il souleva rapidement pour passer de l'autre côté, laissant Altéria seule. L'explosion qu'émit la flamme grise fut si impressionnante que la jeune femme se leva de son tabouret d'un bond, le faisant basculer. Il ne restait plus qu'une seule bougie dont la flamme avait gardé une couleur normale, la rouge. C'est à ce moment que l'Enartien revint dans la pièce, accompagné d'un homme plus vieux au crâne rasé, lui aussi vêtu de blanc. Tous deux s'arrêtèrent lorsqu'ils virent le cercle enflammé dans lequel était enfermée la jeune femme. Sur le visage du plus jeune, la stupéfaction avait remplacé la lassitude qu'il arborait quelques minutes plus tôt, en revanche le plus âgé semblait au contraire satisfait, comme s'il venait de tomber sur un objet égaré qu'il aurait retrouvé par hasard.
La dixième bougie ne laissa pas à la jeune femme le temps de réfléchir plus longtemps car l'explosion qu'elle produisit manqua de la brûler et envoya des étincelles partout aux alentours, propageant le feu à toute la tente. Sur un signe de son aîné, le plus jeune des Enartiens tendit immédiatement la main vers le plus gros foyer qui fut immédiatement noyé par une gerbe d'eau ayant brusquement jailli d'une vasque posée plus loin, ne laissant aucune trace. Les autres flammes subirent le même sort et avant même que quiconque à l'extérieur ne puisse se douter de ce qu'il se passait sous la tente, l'incendie n'était qu'un souvenir. Mais si les habitants de l'île n'avaient rien à craindre, Altéria n'était pas sûre que ce fusse son cas.
Lorsque la dernière explosion avait retenti, toutes les flammes s'étaient rassemblées pour ne former qu'un seul et unique anneau de flammes multicolores dans lequel la jeune femme se trouvait enfermée. Le cercle incandescent se mit alors à tourner de plus en plus vite autour d'elle, les couleurs se mélangeant pour ne plus être différenciables les unes des autres. La rotation s'accéléra encore et les flammes parurent grandir de plus en plus de sorte qu'elles formèrent un mur incendiaire au travers duquel Altéria ne pouvait rien voir. Où qu'elle dirigea son regard, il n'y avait que flammes et fournaise au creux desquelles elle était prise au piège. Elle voulait crier mais ne le pouvait même plus tant elle était terrifiée.
Le mur de flammes commença alors à s'animer. Tandis que quelques secondes auparavant il n'émettait qu'une lueur uniformément blanche, des ombres d'un noir plus profond que la nuit apparurent au milieu de la blancheur lumineuse. Pendant un instant ombre et lumière se défièrent et se disputèrent la suprématie sur l'anneau de feu, avant de fusionner, offrant aux flammes une couleur que la jeune femme n'aurait su décrire.
Puis, aussi soudainement qu'il était apparu, le mur de flamme se désagrégea. De nouveau Altéria se retrouva encerclée par les bougies dont les flammes colorées semblaient attendre quelque chose. Essoufflée, terrifiée, la jeune femme n'osait pas bouger de peur de déclencher un nouveau cataclysme. C'est alors qu'une voix grave lui parvint.
- Tends ton bras gauche au-dessus de toi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top