Secrets et vérités

Une lumière grisâtre éclairait de ses faibles rayons la cellule nue dans laquelle Altéria se trouvait assise sur une simple chaise de bois. Face à elle, debout près de l'unique porte, se trouvait un moine différent de celui qui l'avait guidée jusque-là. L'homme était encore jeune, probablement moins de trente ans, et sa tenue de toile grise contrastait avec le bleu azur que portaient ceux qui les avaient accueillis dans le temple. Son physique aurait pu être qualifié d'ordinaire, de grands yeux bruns et de fins cheveux courts du même ton sur une peau qui n'avait pas vu le soleil depuis trop longtemps et un léger embonpoint qui laissé supposer qu'il n'était probablement pas le préposé aux taches les plus physiques.

Malgré l'inquiétude qui avait saisi Altéria lorsqu'elle s'était découverte isolée de ses compagnons, elle ne put discerner aucune attitude menaçante chez le moine qui se contentait de l'observer avec un regard empreint d'une véritable douceur. Impression qui se confirma lorsque la jeune femme voulut se lever de sa chaise avant de retomber immédiatement, rattrapée par un grand vertige, et que l'homme se précipita en avant pour s'assurer qu'elle ne se blesse pas.

- Attention, prévint-il d'une voix étonnamment grave qui contrastait avec son apparence inoffensive, vous êtes encore sous les effets de notre boisson purificatrice.

- Vous voulez dire de votre décoction de tabule ? rétorqua Altéria sur un air de défi.

Le moine se figea et elle put lire l'indécision et la surprise sur son visage tandis que sa main resta suspendue à mi-chemin de sa destination.

- Je... je ne sais pas quels en sont les ingrédients, finit-il par avouer, seuls les moines de plus haut rang en connaissent la recette.

Altéria fut désarçonnée par l'apparente franchise si innocente de l'homme, ne sachant s'il s'agissait réellement d'un secret bien gardé ou si son interlocuteur prenait soin de feindre son manque de connaissance. Incapable de trancher, elle choisit de considérer le moine comme lui cachant des informations. Ce fut ce dernier qui choisit de poursuivre la conversation sur le ton de la discussion.

- Essayez de ne pas vous lever tout de suite, les effets peuvent durer plusieurs heures la première fois.

- Où est la princesse ? demanda Altéria en gardant pour elle le fait qu'il ne s'agisse pas de sa première consommation de la substance.

- En sécurité, je vous le promets !

- Permettez-moi d'en douter. La séparer de ceux chargés de la protéger me semble tout sauf une preuve de sécurité.

- Vos compagnons sont toujours avec elle ! se défendit le moine, ils sont auprès de Maître Belen en ce moment même.

- C'est donc moi qui suis en danger donc ?

- Nous ne vous voulons aucun mal !

L'homme avait presque crié cette dernière phrase, comme s'il avait désespérément cherché à prouver son innocence face à un jury le condamnant. Cette réaction eut l'effet de radoucir un peu Altéria. Même si Belen avait clairement des intentions malveillantes à l'égard des Enartiens, ce n'était peut-être pas le cas de tous les membres du Haut Monastère, ou tout du moins ceux de moindre rang étaient sans doute tenus à l'écart des manigances des hautes sphères. La jeune femme s'interrogea sur la possibilité de soutirer des informations à son gardien et décida de tenter sa chance.

- Quel est votre nom ? demanda-t-elle en adoptant une attitude plus détendue.

- Je m'appelle Terlid, répondit le moine avec une forme d'enthousiasme devant le virage de leur conversation.

- Enchantée, je suis Altéria. Où suis-je exactement Terlid ?

- Dans une de nos cellules d'isolement. Nous venons y prier et méditer, coupés du reste du monastère, quand nous souhaitons nous rapprocher de notre déesse.

- Et elle vous répond ?

La question était venue à Altéria de manière si naturelle qu'elle n'avait pas pu la retenir. Elle avait elle-même souvent espéré qu'Enartia réponde un jour aux nombreuses prières qu'elle lui avait adressées, recluse dans la chaleur du temple volcanique de Niméo. La seule réponse qu'elle en avait jamais reçu était l'inévitable torpeur qui finissait toujours par s'abattre sur elle, probablement provoquée par la température toujours si confortable du lieu. L'expression qui vint s'imprimer sur le visage du moine laissa supposer à la jeune femme qu'il n'avait guère plus de succès qu'elle en la matière.

- Certains grands sages ont pu bénéficier de sa lumière pour les guider, tenta-t-il de se justifier, mais cela demande des années de prière et de méditation.

- Belen fait partie de ces sages ?

- Le titre de Clairvoyant ne peut pas être accordé sans cela, confirma Terlid.

La révérence que l'Enartienne entendit dans la voix du moine lui fait immédiatement comprendre l'influence considérable que leur hôte possédait au sein du culte d'Enartia.

- Le titre de Clairvoyant est-il le plus haut qui existe au sein de votre congrégation ?

- Non, enfin... hésita un instant Terlid, c'est en effet le plus haut dans ceux qui interagissent avec l'extérieur mais ici...

- Il reste très important, conclut la jeune femme pour couper court aux hésitations du moine.

- Oui, très ! Un peu comme votre selven. Tout va bien ?

Altéria s'était figée brusquement pensant avoir rêvé lorsque le moine s'était approché d'elle en discutant. Terlid était alors passé dans la lumière de l'unique fenêtre et avait instinctivement levé son bras pour protéger ses yeux de l'éblouissement, révélant les deux tâches punctiformes pareilles à du métal. Comme de l'or et de l'argent enchâssés dans son bras. Captant le regard de son invitée forcée, l'homme en suivit la cible et, la découvrant, se hâta de cacher son bras sous la manche de tissu épais, rappelant Altéria à sa situation.

- Je suis navrée, s'excusa-t-elle en détournant le regard, c'était déplacé de ma part.

- Pourquoi vous excuser ? Je ne porte pas mes stigmates avec honte, ce sont les marques du pouvoir que notre Déesse m'a confié pour accomplir ma mission. Je ne comprends pas vraiment pourquoi vous masquez les vôtres ainsi.

Terlid avait désigné le brassard de cuir qui ceignait le poignet de la jeune femme. Cette dernière ne sut pas comment répondre à son amical gardien. Les habitants du Haut Monastère ne quittaient jamais leur enceinte cloîtrée et vivaient perpétuellement ensemble, garder ce genre de secrets entre eux ne pouvait mener qu'à des conflits. Les Enartiens de leur côté protégeaient les marques de leurs sceaux pour ne pas donner d'indications sur leurs dons qui pourraient leur porter préjudice.

- Les raisons sont... compliquées, finit par répondre la jeune femme pour éluder la question.

- Toutes les questions simples ont des réponses compliquées, affirma le moine en s'approchant un peu plus.

- Je suppose que c'est vrai.

Le silence retomba un instant entre eux et Altéria resta plongée dans ses réflexions. Elle comprenait maintenant mieux les tensions entre Agathil et le Haut Monastère car, contrairement à ce qu'elle avait pu penser jusqu'alors, les deux entités n'avaient pas juste des intérêts différents. Elles étaient en concurrence pour la même ressource : les élus d'Enartia.

- Terlid... demanda-t-elle simplement après un temps, pourquoi avoir choisi de rejoindre le monastère plutôt que les Enartiens ?

- Une question compliquée à réponse simple, expliqua sur le même ton le moine, mes parents m'ont envoyé ici sitôt que mes dons se sont manifestés.

- Quel âge aviez-vous ?

- Huit ans.

Altéria releva brusquement la tête pour dévisager le moine qui lui adressa un sourire presque gêné en retour.

- Vos parents vous ont confié à des inconnus alors que vous n'étiez qu'un enfant sans aucune réticence ?

- A dire vrai mon père a hésité quelque temps, puisque j'étais l'héritier du titre. La naissance de mon frère l'a convaincu de me laisser répondre à l'appel d'Enartia. J'en suis heureux car il m'aurait été difficile de cacher mes pouvoirs aux autres enfants de la cour.

- Vous êtes de famille noble ?

- Evidemment ! Comme tous ceux ici qui portent les stigmates d'Enartia, déclara Terlid.

De nombreuses rumeurs courraient parmi les novices d'Agathil sur l'absence d'Enartiens issus de la noblesse dans leurs rangs. Certains prétextaient que la déesse n'offrait jamais sa bénédiction à ceux que l'attrait du pouvoir ne pouvait que corrompre et mener à utiliser leurs dons à mauvais escient. D'autres supposaient que les parents de ces enfants aux capacités aussi dangereuses qu'utiles ne les cachent aux yeux du monde pour les utiliser à des fins personnelles. La vérité, Altéria le découvrait, était tout autre. Les nobles de Xephios et même de tout Orlegon confiaient leurs enfants exceptionnels au monastère dès que leurs pouvoirs se manifestaient, les faisant disparaître aux yeux du monde.

La jeune femme n'eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à cette découverte car la porte de la cellule s'ouvrit et Terlid s'éloigna rapidement pour laisser le nouveau venu avancer. Le plus vieil homme qu'Altéria ait jamais vu pénétra dans la pièce, suivi d'une moniale portant un large fauteuil de bois qu'elle vint installer devant la jeune femme et où vint s'asseoir l'ancien. Le religieux centenaire s'approcha avec une lenteur extrême en s'appuyant sur une impressionnante canne d'or ouvragée de motifs floraux et géométriques dont la hauteur était telle qu'elle dominait d'une tête son propriétaire. Le sommet de la canne était orné d'une sphère lisse d'un noir si profond qu'en y plongeant son regard la jeune femme se sentait comme perdre l'équilibre. Au bout d'un temps qui parut une éternité, l'homme parvint à atteindre le fauteuil préparé pour lui et, avec l'aide de Terlid, à s'y installer.

Le vieillard ne prit pas immédiatement la parole, se contentant d'observer l'Enartienne de ses yeux bleu-gris à l'éclat vif qui contrastaient avec l'extrême lenteur de ses gestes. De son côté, Altéria se sentait de plus en plus mal à l'aise tant et si bien qu'elle se questionna un instant si la décoction de tabule n'avait pas été mélangée avec une autre substance ayant un effet retardé. Le vieillard pencha la tête un instant sur le côté, comme un rapace observant une proie au loin, et tapota la sphère de sa canne d'un long doigt osseux.

- Il semblerait donc que les insulaires aient effectivement la fâcheuse habitude de s'embrumer l'esprit au tabule plutôt que d'affronter les épreuves que la lumière d'Enartia leur envoie, murmura-t-il d'une voix rocailleuse et profonde, avec la dose que vous avez ingérée, ma fille, vous ne devriez même pas tenir assise.

La remarque piqua Altéria au vif, dissipant un instant le malaise qui commençait à s'insinuer en elle. Les effets de la drogue de tabule fané étaient de fait diminués à mesure des consommations répétées mais ce n'était pas la raison de l'apparente résistance de la jeune femme.

- Ah je vois, sourit le vieil homme en avisant sa réaction, à quel âge avez-vous commencé à aider pour les accouchements ?

L'Enartienne resta interdite face aux yeux perçants qui guettaient la moindre réaction. Si peu en dehors de Niméo connaissaient la toxicité du tabule et sa drogue, personne en dehors des accoucheuses de l'île ne connaissait son utilisation pour atténuer les douleurs d'un accouchement difficile. La raison pour laquelle Altéria avait développé une forme d'accoutumance à la substance était parce qu'elle en utilisait pour préparer des onguents depuis qu'elle était assez grande pour aider Skeir. Le fait même que le moine centenaire ait pu le déduire révélait l'étendue de ses connaissances, mais aussi de sa dangerosité.

- Changeons de sujet, lança le vieillard en balayant sa précédente question d'un revers de la main, nous ne voudrions pas effrayer notre invitée, n'est-ce pas Terlid ?

- Non, Vénérable Père, nous ne le souhaitons pas, répondit le moine avec respect.

- Alors que souhaitez-vous dans ce cas ? demanda Altéria en retrouvant suffisamment de contenance pour parler.

- Elevée par un continental mais faible connaissance de notre clergé. Le prodige de Niméo et l'enfant de la tempête ne sont donc qu'une seule et même personne.

- Comment...

La fin de la question ne parvint pas à franchir ses lèvres, tandis que la sensation de malaise qui l'avait saisie depuis l'arrivée du vieil homme s'amplifiait de seconde en seconde. Il lui était désormais difficile de garder les yeux ouverts et il lui semblait qu'un essaim d'abeilles avait élu domicile dans la pièce. La jeune femme tenta en vain de concentrer son attention sur le vieil homme qui lui faisait face, sur ses yeux perçants au travers de son visage couvert de ride, sur sa longue main décharnée caressant la surface de la ténébreuse sphère, sur le léger hochement de sa tête aux rares cheveux blancs lorsqu'elle perdit connaissance.

- Comme c'est étrange, furent les derniers mots qu'Altéria entendit avant de se réveiller brusquement dans le palanquin impérial.

La pluie tombait à l'extérieur, ajoutant sa mélodie au bruit des sabots des chevaux sur les pavés de la cité et les jumeaux la surplombaient en la dévisageant avec inquiétude. La princesse Eliryn, à présent débarrassée du voile qui l'avait masquée à l'extérieur, regardait pensivement à travers l'ouverture des rideaux, ne paraissant aucunement intéressée par ce qui se passait auprès d'elle. En la voyant reprendre ses esprits, Saosa entreprit d'aider son amie à se redresser sur le matelas qui recouvrait le véhicule.

- Que s'était-il passé ? demanda-t-elle immédiatement.

- Comment suis-je revenue ? interrogea Altéria en retour en tentant de se remémorer les derniers instants dans la cellule.

- Quand nous sommes revenus du monastère tu étais déjà dans le palanquin et un moine avec un peu... d'embonpoint... nous a dit que tu avais mal supporté la boisson de leur rituel de purification.

- Êtes-vous resté avec la princesse tout ce temps ?

- Malheureusement oui, se plaignit Eliryn sans même jeter un regard aux Enartiens, pas une seule seconde de répit.

Malgré sa réflexion typique de son caractère, Altéria put rapidement discerner un changement d'attitude chez la princesse impériale. L'adolescente semblait étonnamment sérieuse, comme plongée dans ses réflexions, tandis qu'elle continuait d'observer le paysage par la fine ouverture qu'elle possédait sur la cité qu'elle devrait un jour gouverner.

- Je pensais que tu résisterais mieux à la boisson, poursuivit Rymian en s'approchant lui aussi, au vu de ce que tu m'avais dit.

- Ce n'était pas le tabule, rectifia la niméenne en tenant sa tête entre ses mains pour lutter contre le martèlement qui la harcelait, c'était... autre chose. Le tabule n'était utile que pour nous empêcher de retenir le chemin jusqu'au monastère.

- C'est une méthode efficace, confirma le jeune homme en hochant la tête, j'ai eu beau tenté d'utiliser le Varsat, impossible de tracer notre trajet sous l'effet de cette drogue.

- L'entrée du souterrain est située dans une alcôve au nord-est du temple, caché derrière une tenture ou une tapisserie.

Les novices se retournèrent avec surprise vers celle qui avait parlé, la princesse Eliryn qui fixait toujours les rues qui passaient sous ses yeux.

- Pardonnez-moi votre Altesse, réagit Saosa en s'approchant de l'adolescence.

- Le souterrain en lui-même n'a pas l'air complexe à l'exception de quelques virages, poursuivit Eliryn, peut-être d'autres corridors. Le bâtiment situé derrière le temple n'est qu'un leurre, le vrai monastère doit être caché plus loin derrière les façades des édifices adjacents.

- Votre boisson n'était pas droguée ? s'étonna Rymian.

- Elle l'était comme les vôtres.

- Mais alors... tenta d'intervenir Altéria.

- Uradiss m'a exposée à de nombreux poisons et drogues depuis mon enfance, expliqua Eliryn d'une voix distante, soit en petite quantité pour que je puisse reconnaître le goût, soit de sorte que je n'en ressente plus les effets.

- Votre mère l'a laissée faire ? demanda Saosa avec suspicion.

- Ma mère n'est pas au courant, mon père l'était.

- L'Empereur accepte qu'Uradiss vous empoisonne à petite dose ?

- Il l'acceptait, jusqu'à son départ.

La princesse se redressa brutalement pour crier en direction du cocher pour lui demander d'arrêter le palanquin. L'adolescente attrapa une des couvertures qui recouvrait le matelas et se précipita à l'extérieur. Saosa fut la plus rapide et s'élança à sa poursuite. Rymian voulut la suivre mais s'arrêta net, comme stoppé par un ordre silencieux qu'Altéria devina venir de sa sœur. Quelques minutes s'écoulèrent avant que Saosa ne revienne avec la princesse qui tenait une petite forme dans la couverture. Lorsqu'elles furent remontées toutes les deux, les chevaux reprirent leur route.

Eliryn posa la couverture au sol pour y découvrir la silhouette famélique d'une chatte à l'abdomen distendu et à la respiration difficile. Avec douceur, la princesse vint approcher son doigt du museau du félin qui laissa échapper un faible feulement craintif.

- Chut... susurra l'adolescente en essuyant des gouttes de pluie de sa chevelure cuivrée avant de verser l'eau d'une petite bouteille de cristal dans une soucoupe d'or pour le présenter à l'animal.

Les quatre occupants du palanquin restèrent silencieux tandis que la chatte buvait avec difficulté, toujours allongée sur la couverture. Ils restèrent ainsi jusqu'à atteindre le palais où ils purent entendre l'agitation des serviteurs se précipitant pour accueillir leur princesse. A la seconde où les rideaux s'ouvrirent en grand, l'attitude de cette dernière changea du tout au tout et elle repoussa la couverture où était blottie la chatte vers les novices.

- Reprenez votre trouvaille pleine de puces avant qu'elle ne mette bas dans mon palanquin ! s'écria-t-elle en direction de Saosa, et ne vous avisez pas de la ramener à la cour ! Je ne veux plus la voir.

Serviteurs et gardes vinrent l'accompagner et la protéger de la pluie qui tombait au dehors tandis que l'adolescente rejoignait la silhouette fine et sévère d'Uradiss qui l'attendait sous les arcades. Les novices, de leur côté, restèrent interdits jusqu'à ce que Saosa n'attrape avec délicatesse la couverture et son fragile contenu pendant que Rymian soutenait Altéria pour descendre.

La jeune femme regarda la silhouette aux cheveux cuivrés s'éloigner sans même jeter un regard en arrière. Elle commençait à comprendre que, sous la surface, Eliryn d'Orlegon était une personnalité bien plus complexe que ce que beaucoup semblaient croire.

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