Les Vents d'Argent

Lorsqu'Altéria décida de quitter la cabane pour se diriger vers le feu de camp installé sur la plage non loin de là les étoiles brillaient déjà depuis longtemps dans le ciel d'été. La silhouette du jeune Enartien se découpait sur la lumière des flammes qui dansaient devant lui. Confiant, il faisait face à la plage et tournait le dos à la lisière de la forêt. La jeune femme tenta alors d'approcher le plus discrètement possible.

- N'est-ce pas imprudent d'exposer ainsi son dos aux attaques, déclara-t-elle d'un air amusé.

- Ce le serait si je ne t'avais pas repérée depuis que tu as passé le pas de la porte, répliqua sur le même ton Nanthamo en s'adossant sur un rocher qu'il avait dû déplacer jusque-là.

- Je suis si bruyante que ça ? demanda Altéria piquée au vif.

- Ton esprit oui, répondit l'Enartien en désignant sa tempe, quand bien même je ne voudrais pas sonder les alentours que tes pensées en panique me parviendraient.

- Est-ce que mon esprit en panique t'a prévenu de ceci ?

Altéria s'assit auprès du jeune homme et déposa près du feu un petit plateau de bois sur lequel reposait une assiette contenant quelques légumes racines rôtis au miel avec une purée de céréales et un bout de poisson frit. A côté elle posa un verre dans lequel reposait les dernières gouttes d'alcool de fruit de la soirée. L'Enartien se redressa brusquement et tenta tant bien que mal de paraître moins décontracté.

- Euh, et bien... balbutia-t-il rapidement, c'est très gentil mais ce n'était pas nécessaire, j'étais sur le point de prendre un poisson.

- En pleine nuit ?

- C'est le meilleur moment ! L'obscurité fait qu'ils se rapprochent de la rive avec la lumière du feu.

- Sans doute, répliqua la jeune femme, mais c'est tout de même plus complexe de les repérer de nuit.

- Avec les yeux peut-être mais... tiens en voilà un !

D'un geste vif Nanthamo se releva et se dirigea rapidement vers l'océan, une main tendue en avant. Une fine langue d'eau s'éleva alors de la mer et se cristallisa doucement pour former un fin javelot en suspension dans l'air. Un autre geste de la main et le javelot fendit les flots dans un léger bruit d'éclaboussure. Après un instant de silence, une vague plus grosse que les autres vint alors s'échouer aux pieds de l'Enartien qui se pencha pour prendre quelque chose au sol avant de revenir vers le feu et d'y déposer sa prise. Sous les yeux effarés d'Altéria un gros poisson argenté était secoué de derniers soubresauts, son flanc percé du javelot de glace qui fondait rapidement à la chaleur des flammes.

Le pêcheur, fier de sa démonstration, vint s'asseoir de nouveau devant sa visiteuse, un grand sourire aux lèvres.

- Tu vois, déclara-t-il, efficace même de nuit !

- Tu peux voir dans le noir ? s'enthousiasma la jeune femme.

- Non.

- Mais tu viens d'harponner un poisson en pleine nuit !

- Oui.

- Et tu as fait ça sans le voir.

- Oui.

- Comment tu as fait ? le pressa Altéria qui commençait à se fatiguer du petit jeu de ce nouveau compagnon.

- J'ai perçu sa présence, finit-il par expliquer, mais pas avec mes sens primaires.

Altéria marqua une pause dans son interrogatoire et prit le temps de réfléchir. Nanthamo lui avait dit l'avoir repérée à cause des pensées de « son esprit en panique ». La conclusion qu'elle finit par tirer lui paraissait cependant impossible.

- Tu as... entendu les pensées du poisson ? tenta-t-elle finalement.

- Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler de pensées, répondit son interlocuteur en laissant échapper un rire, mais si tu veux tu peux le résumer comme ça.

- Tu peux lire les pensées des animaux ? répéta Altéria abasourdie.

- Non je ne lis pas leurs pensées, je perçois leurs esprits, et vaguement leurs intentions. Les poissons en particulier n'ont pas un esprit suffisamment intelligent pour avoir quoi que ce soit à lire, ils se contentent d'agir d'instinct.

- Et tu m'as repérée comme tu as repéré le poisson ?

Nanthamo prit une bouchée du mélange de céréales qu'il mâcha un silence avant de répondre de nouveau.

- Si ça peut te rassurer tes pensées étaient plus construites que celles du poisson.

Altéria se tut, elle ne voulait pas donner à l'Enartien des raisons de creuser sur ces fameuses pensées. Elle avait quitté ses grands-parents qui commençaient à s'assoupir, aidés par l'alcool qu'ils ne consommaient jamais dans les quantités de cette soirée, en espérant s'éclaircir l'esprit pour trouver le sommeil.

Après un long soupir, la jeune femme s'allongea dans le sable encore chaud du soleil de l'après-midi. Le ciel qui la surplombait aurait permis à n'importe quel ignorant de comprendre pourquoi le mois en cours était celui des étoiles tant la toile noire de la nuit était pareille à une mine de pierres précieuses. Laissant son regard dériver dans cet océan d'étoiles, elle se concentra sur le bruit régulier des vagues qui venaient lécher le sable chaud de la plage et qui sembla enfler à chaque mouvement. Elle oublia un instant ses doutes et son cœur lourd et inspira profondément, l'odeur d'iode se mélangeant à celle âcre de la fumée du feu tout proche. Enivrée par ces sensations bien plus que par le peu d'alcool qu'elle avait pris pendant le repas, la jeune femme laissa doucement sa conscience dériver au grès du vent, laissant petit à petit derrière elle le reste du monde et ses tracas. Elle se sentait étonnamment bien, la douleur de ses côtes et de sa lèvre semblait avoir disparu pour ne laisser place qu'à une sensation étrange de calme intense qui n'était pas sans lui rappeler celui du temple du volcan. A la lisière de ses perceptions, elle entendit Nanthamo parler à côté d'elle mais ne comprit pas ce qu'il disait.

- Ça va ? répéta-t-il d'un air inquiet en posant une main sur son épaule.

Le calme profond disparut comme il était venu et les vagues reprirent un peu moins fort leur ressac paresseux. Altéria laissa le moment s'évanouir en douceur avant de répondre.

- Ce ciel va me manquer, répondit-elle finalement dans un souffle, est-ce que les étoiles sont les mêmes sur le continent ?

- Ça dépend où. L'empire est grand, mais certaines restent où que l'on soit.

- Lesquelles ?

L'Enartien prit un temps avant de répondre et Altéria l'entendit s'allonger pour mieux observer le ciel. Il leva alors le bras en pointant un groupe de points scintillants.

- Tu vois ces six étoiles là ? Celles qui ressemblent à un arbre.

- Je ne vois aucun arbre.

- Mais si, insista Nanthamo en traçant dans l'air un dessin invisible, tu as un grand tronc et plusieurs branches qui partent sur les côtés. Celles-là chez moi on les appelle le Tabulier.

- Ça ne ressemble pas à un tabulier, répliqua Altéria qui avait déjà eu l'occasion à plusieurs reprises de grimper dans les branches épaisses de l'arbre en question.

- Il faut un peu d'imagination ! Enfin en tout cas ces étoiles-ci sont visibles partout en Orlegon même si elles ne portent pas partout le même nom. Plus à l'ouest ils les appellent le Fils de l'eau par exemple.

Altéria observa un instant le groupe d'étoiles dans lequel elle ne parvenait toujours à voir ni arbre ni silhouette humaine, mais peu importait. Elle savait qu'où qu'elle aille, une partie de son ciel serait toujours le même que celui de ses grands-parents et cette idée la réconfortait. Lorsqu'elle sentit le sommeil menacer de la submerger elle se releva, retira rapidement le sable de ses cheveux et de ses vêtements et, non sans proposer à l'Enartien une place pour la nuit dans la petite maison qu'il refusa poliment, elle rebroussa chemin en silence.

Sur les marches qui menaient à la plateforme de la construction était assis Werem. Altéria se demanda immédiatement depuis combien de temps le vieil homme se tenait là à les deux jeunes gens sur la plage.

- Tu avais peur pour moi ? demanda-t-elle en posant son pied sur la première marche.

- J'ai le droit de me méfier, répondit son grand-père d'un ton étrangement sérieux en comparaison de l'apparente euphorie qu'il avait affiché à la fin de leur dîner.

- Crois-moi, s'il m'avait voulu du mal il ne serait pas ici.

- Je sais.

La jeune femme jeta un regard étonné à son grand-père qui sembla le repérer à la lueur de la lune.

- Tu penses que je ne suis pas capable de reconnaître des traces de coups quand j'en vois ? demanda-t-il d'une voix sombre, ta grand-mère a peut-être pu croire à une chute de ta part mais pas moi.

Altéria vint s'asseoir auprès du vieil homme et la vieille planche de bois craqua sur leurs poids conjoints.

- Tu veux bien m'expliquer ?

- Je ne sais pas vraiment ce qu'il y a à expliquer, murmura l'intéressée, Minéa a envoyé des gens pour me faire passer un message. Si Nanthamo n'avait pas été là je ne suis même pas sûre que j'aurais été en état de rentrer.

Werem laissa échapper un grognement et sa petite-fille put lire dans ses yeux une lueur de colère qu'elle avait rarement vue.

- Tu dois être plus prudente, finit-il par reprendre.

- Il ne risque pas de m'arriver grand-chose d'ici demain.

- Je ne parlais pas de demain, Altéria, je te parle de là-bas. Tu n'as pas idée de qui s'y passe.

La jeune femme ne répondit rien, interloquée. Son grand-père ne lui avait jamais parlé de sa vie avant Niméo, de cette vie sur le continent qu'il avait eue. Maintenant qu'il semblait vouloir lui en laisser entrevoir quelques bribes, elle n'allait surtout pas lui donner l'idée de se raviser.

- Malgré tout ce que tu peux penser, tu as toujours été protégée ici. Le continent est... différent, dangereux. Est-ce que tu sais pourquoi le gouverneur a été affecté à Saisio ?

- On dit que c'est parce qu'il a offensé l'empereur qui l'a envoyé le plus loin possible de la capitale.

- C'était un cadeau de l'empereur. Pour le protéger lui et sa famille.

Altéria se redressa avec surprise. Elle n'avait jamais entendu parler de cette version de l'histoire. La plus répandue était bien entendu celle du port et de l'offense à l'empereur mais l'autre, qu'elle soupçonnait être venue directement de Minéa, évoquait une affectation secondaire à des compétences exceptionnelles pour redresser l'archipel à l'agonie.

- Il s'était s'immiscé dans des affaires bien plus importantes qu'il ne croyait, poursuivit Werem d'une voix grave, et avait attiré une dangereuse attention. En l'envoyant ici l'empereur lui a permis de mettre en sécurité sa femme et sa fille.

- Comment sais-tu tout ça ? demanda avec inquiétude Altéria.

- J'avais posé les bonnes questions aux bonnes personnes à l'époque où il est arrivé.

Le vieil homme avant de marqua une pause durant laquelle la jeune femme se surprit à retenir sa respiration.

- Tu imagines peut-être l'Empire comme une puissance éclatante et unie mais rien n'est moins vrai. Quiconque obtient un peu de pouvoir là-bas cherche par tous les moyens à le garder et à l'expandre. Et toi, ma fille, tu possèdes désormais aussi un pouvoir, ce qui fait de toi à la fois une alliée à obtenir, une ennemie à considérer et un outil à se disputer.

Altéria frissonna à cette mention. Bien qu'elle n'ait pas montré à ses grands-parents ce que dissimulait son bracelet, elle était persuadée que Werem parlait du cercle qui s'épanouissait désormais sur sa peau. Instinctivement elle porta sa main sur la pièce de cuir comme pour protéger ce qui reposait dessous.

- Je n'ai que peu de conseils à te donner, continua le vieux gardien en se tournant vers elle, j'ai quitté le continent depuis trop longtemps. Mais voici ceux que je t'offre : choisis avec prudence à qui tu fais confiance, ne promets jamais rien que tu ne maîtrises entièrement et ne fais que ce qui te semble juste.

La jeune femme laissa le silence retomber entre eux tandis qu'elle méditait sur les paroles de son grand-père. Elle tâcha d'appliquer ces trois règles au choix qu'elle avait fait ce jour. Elle choisissait de faire confiance à Nanthamo qui l'avait protégé plus tôt dans la journée, elle avait promis de suivre les Enartiens et était maîtresse de cette promesse et, bien que cette décision ne lui brise le cœur, il lui semblait juste de quitter son foyer pour mettre ses éventuelles compétences au service d'autres. Elle fut tirée de ses réflexions par le bras de Werem qui vint enlacer ses épaules et elle se laissa aller contre lui.

- On se reverra c'est promis, murmura-t-elle d'une voix engouée, je reviendrai vous voir. Attendez juste mon retour.

- Qu'est-ce que je viens de dire à propos des promesses qu'on ne maîtrise pas entièrement, répondit le vieil homme d'une voix douce en resserrant son étreinte, laisse la déesse décider de nos retrouvailles. Et sache, quoi qu'il arrive, que t'avoir élevée a été le plus beau cadeau qu'elle m'ait offert.

En silence, Altéria laissa librement les larmes couler sur ses joues, emportant avec elles le fardeau de ses émotions. La peur, la douleur, l'appréhension et la culpabilité s'estompèrent au fur et à mesure, la laissant simplement épuisée et elle s'affaissa contre la poitrine du vieil homme. Elle sentit alors le bras qui l'enserrait raffermir sa prise et le sol se dérober sous elle tandis que Werem l'emportait à l'intérieur. La porte se referma derrière eux, laissant la petite maison reculée et ses alentours plongés dans le silence.

Lorsqu'Altéria jeta un dernier regard vers sa maison, les dernières étoiles s'éteignaient dans le ciel dont la noirceur d'encre commençait à pâlir. Nanthamo à ses côtés, ils commencèrent à cheminer vers Saisio dans le sable de la plage jusqu'aux premières lueurs du jour qui leurs permirent de regagner le chemin plus praticable sous le couvert des arbres. Le voyage se fit dans un silence pesant, tandis que la jeune femme serrait régulièrement le pendentif désormais accroché autour de son coup, comme si ce dernier pouvait à tout instant la ramener chez elle. Les deux Enartiens atteignirent les limites de la ville alors que celle-ci commençait juste à s'animer avec le retour des premiers pêcheurs sortis remonter leurs filets.

Ils traversèrent rapidement les rues pour se diriger vers le port où mouillaient quelques bateaux. Il ne fallut pas longtemps pour que la jeune femme repère celui qui l'emporterait vers le continent. Au milieu des petites embarcations des pêcheurs niméens et des navires marchands aux grosses cales destinées à contenir les marchandises se trouvait un imposant navire taillé pour le combat. Altéria n'avait jamais vu de vaisseau militaire, aucun ne faisant plus escale à Saisio depuis des années, mais elle pouvait deviner que celui-ci avait vu des combats et pouvait distancer sans peine ceux qui se trouvaient autour de lui. Les larges voiles blanches réparties sur trois grands mâts étaient pour l'instant repliées mais on pouvait cependant deviner leur imposante envergure. Sur le pont allait et venait un équipage organisé et minutieux qui chargeait la cale de vivres avec une efficacité bien supérieure aux marchands amarrés de part et d'autre. Ça et là sur les mâts et à la poupe on pouvait voir flotter le blason de la famille impériale d'Orlegon représentant un grand oiseau de feu couronné qu'Altéria n'avait que rarement vu.

Sur le quai les attendait l'autre Enartien, au crâne lisse et au regard sévère. Ses yeux gris inspectaient avec précision le va et vient des marins sur le pont du navire et la jeune femme n'aurait su dire s'il en était satisfait ou non. Lorsque l'homme se tourna vers les deux arrivants, Altéria ne put réprimer un frisson et ralentit instinctivement le pas afin de laisser Nanthamo passer avant elle.

- Selven Ieza, déclara le jeune homme en arrivant, comme promis nous voici avant le zénith.

L'Enartien acquiesça d'un léger signe de tête puis, détaillant Altéria des pieds à la tête, son regard se durcit.

- Que s'est-il passé ? demanda-t-il sans s'embarrasser de détails.

C'était la première fois qu'Altéria entendait la voix de l'homme et celle-ci lui correspondait en tout point. Froide, calme et posée mais dans laquelle se percevait une autorité qui ne souffrait pas d'être remise en question. Nanthamo se tourna vers sa protégée et celle-ci put deviner qu'elle faisait peine à voir avec sa lèvre fendue et probablement un hématome sur la pommette.

- Une altercation avec la jeunesse locale, répondit Nanthamo en direction de son aîné, le problème est réglé.

- Je trouve ta définition de réglé bien légère, répondit l'autre d'une voix incisive avant de se tourner de nouveau vers la jeune femme, approche.

Craignant plus que tout de contrarier l'homme, Altéria s'exécuta avec empressement non s'en ressentir un frisson lui parcourir l'échine. L'Enartien attrapa son menton entre deux doigts et examina rapidement les marques laissés par l'agression de la veille. Il passa ensuite sa main déployée le long de son torse sans le toucher avant de se tourner de nouveau vers Nanthamo.

- Trois côtes cassées et un visage tuméfié tu appelles ça un problème réglé, reprit-il à l'attention du jeune homme, voilà une bien belle image que nous véhiculons. Visiblement à Saisio il n'y a aucune difficulté à attaquer un Enartien et à l'emporter.

- Sauf votre respect, Selven, les agresseurs sont dans un état pire que le sien.

- La seule personne qui nous intéresse, et qui intéresse les curieux à l'heure actuelle, c'est elle. Avec ce visage elle passe au mieux pour une faible, au pire pour une incapable. Et je ne tolèrerai pas cela.

Se tournant de nouveau vers Altéria il tendit la main vers elle et s'avança jusqu'à toucher son flanc, lui déclenchant un mouvement de recul.

- Du calme, je ne te ferai pas de mal.

Il ferma les yeux un instant et la jeune femme sentit la chaleur de la main de l'Enartien augmenter légèrement sur son côté tandis qu'une étrange impression l'envahissait. Elle comprit alors que cette sensation était la disparition de la douleur qui l'étreignait à chaque respiration depuis la veille. Rouvrant les yeux, l'homme lui saisit de nouveau le menton et Altéria sentit de nouveau la même chaleur au niveau de sa lèvre dont la douleur disparut elle aussi.

- Voilà, reprit l'Enartien après avoir examiné son travail, malheureusement concernant les ecchymoses je ne peux rien faire, il aurait fallu que je sois là hier.

Il avait prononcé ces derniers mots en se tournant explicitement vers son jeune compagnon qui baissa la tête immédiatement. Altéria était impressionnée par le respect que témoignait Nanthamo à l'égard de son aîné et tâcha d'être le plus discrète possible quand elle palpa avec curiosité son flanc, de peur de reporter l'attention sur elle.

- Montez à bord maintenant, avant que quelqu'un d'autre ne soit blessé.

L'Enartien s'engagea alors sur la passerelle, suivit de ses jeunes compagnons qui gardèrent le silence. Arrivé sur le pont, le capitaine du navire vint les saluer respectueusement.

- Bon retour parmi nous Mar Ieza, annonça-t-il à l'intention du plus âgé, êtes-vous prêt à partir ?

- Le plus tôt sera le mieux, commandant, confirma l'intéressé, j'ai hâte de quitter cette île.

- Vous avez fait bonne pêche à ce que je vois, poursuivit le marin en adressant un franc sourire à Altéria.

- Je préfèrerai que vous ne qualifiiez pas notre recrue de pêche, commandant, retorqua l'Enartien d'une voix dure.

- Mes excuses, Mar, souhaitez-vous que je montre sa cabine à la jeune dame ?

- Mar Nanthamo s'en chargera, je vous remercie commandant. Préparez-vous à prendre le large.

Prenant congé des Enartiens, le commandant retourna à la manœuvre de son navire avec lequel il semblait bien plus à l'aise qu'avec ses passagers. Les cris fusaient dans les gréements au-dessus d'Altéria tandis que les marins s'y déplaçaient avec une aisance qui la fascinait. La tête levée vers le ciel, la jeune femme observait le ballet harmonieux de ces hommes qui se balançaient à plusieurs mètres de hauteur, sans aucune attache, pendant qu'ils libéraient de leurs liens les lourdes voiles qui tombèrent dans un bruit sourd. Avisant un des pavillons où l'oiseau de feu dansait dans le vent elle fut perturbée par un détail qui la fit se tourner vers Nanthamo.

- Je ne suis pas une habituée de la navigation mais nous allons avoir un problème, chuchota-t-elle à l'oreille de son compagnon.

- Lequel ? lui répondit-il sur le même ton.

- Le vent souffle dans le mauvais sens.

Le jeune homme laissa échapper un rire franc.

- On n'a pas besoin de ce vent.

- Les voiles n'ont pas besoin de vent ? rétorqua Altéria d'un air suspicieux.

- Si, mais pas de celui-là, corrigea Nanthamo, viens on va se mettre ailleurs pour ne pas les gêner.

Esquivant au mieux les marins en pleine action, les deux jeunes gens remontèrent vers la dunette du navire d'où ils purent assister au spectacle qui se déroulait en contrebas. Sur le pont se tenait Ieza, se tenant toujours aussi droit, qui regardait avec attention les voiles se déployer et commencer à onduler au vent. Comme Altéria s'y attendait, le vent commença à s'engouffrer dans les voiles à l'encontre de leur direction et elle craignit un instant que le bateau ne vienne s'échouer sur le quai du port.

C'est alors que l'Enartien leva les mains avec lenteur, les élevant jusqu'à mi-hauteur. Le vent qui balayait les cheveux d'Altéria cessa d'un seul coup et les voiles retombèrent mollement. Toujours avec lenteur, le vieil homme dirigea ses mains vers l'avant comme pour pousser deux compagnons invisibles et les voiles commencèrent à prendre le vent en sens inverse. Stupéfaite, la jeune femme se retourna immédiatement pour observer les quelques arbres situés sur les quais et pour lesquels le vent soufflait toujours depuis l'océan avant que Nanthamo ne pose une main sur son épaule.

- Ieza possède le don d'argent, expliqua-t-il en désignant son aîné, il dévie le vent qui nous arrivait de face pour qu'on puisse avoir un vent arrière et utiliser les voiles. Pas besoin d'attendre un vent favorable, il le créé pour nous.

- Je n'arrive pas à y croire, souffla Altéria, les yeux rivés sur le dos de l'Enartien.

- Ieza est l'un des plus puissants d'entre nous. Peu nombreux sont les possesseurs du Gwedsat qui arrivent à rediriger le vent avec autant de force et de précision.

Ils restèrent un instant tous les deux à regarder le spectacle du vieil homme pliant les éléments à sa volonté pendant que l'équipage s'affairait à tendre les voiles. Finalement Altéria prit son courage à deux mains et se retourna vers la poupe pour aller s'appuyer au bastingage. Derrière le navire s'éloignait lentement Saisio et plus généralement l'île toute entière de Niméo.

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